- Contrairement aux idées reçues, le lac Tchad ne disparaît pas mais connaît plutôt des fluctuations saisonnières complexes, avec un stockage total d'eau en augmentation grâce aux eaux souterraines.
- Le changement climatique agit comme un multiplicateur de tensions dans la région, exacerbant les conflits existants et fragilisant les mécanismes traditionnels de résilience des communautés.
- Le projet Transaqua et son canal de 2400 km soulèvent des questions sur son adéquation aux réalités locales, alors que l'étude révèle le potentiel prometteur des approches combinant savoirs traditionnels et données scientifiques.
- L'avenir de la région repose sur le renforcement de la cohésion sociale et l'adoption de pratiques adaptatives, comme l'agriculture de décrue et l'exploitation raisonnée des aquifères.
Une étude publiée le 9 octobre 2024 dans la revue scientifique PLOS Climate révèle comment le changement climatique amplifie les tensions dans la région du lac Tchad, où plus de dix millions de personnes ont besoin d’une aide humanitaire. La recherche s’est appuyée sur un solide ancrage local avec 229 entretiens approfondis, réalisés avec le soutien d’équipes de terrain et de représentants des communautés locales. Une approche garantissant à la fois légitimité et sécurité, selon Hector Morales Munoz, Janani Vivekananda et Benjamin Pohl, interrogés par courriel par Mongabay.
Menée par Chitra Nagarajan, analyste indépendante des conflits au Nigeria, Janani Vivekananda de l’Institut Adelphi (Berlin), les chercheurs Binh Pham-Duc et Florence Sylvestre de l’université d’Aix-Marseille et du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) de France, ainsi que Benjamin Pohl, expert en politiques environnementales, et Hector Morales Munoz, chercheur spécialiste des questions de climat et sécurité, tous deux de l’Institut Adelphi, l’étude combine expertise en conflits, climat et développement. Cette large approche démontre l’urgence d’une stratégie intégrée associant sécurité, développement et durabilité environnementale.
Le lac Tchad présente un visage bien plus complexe que l’image répandue d’un lac en disparition. Les données satellitaires révèlent plutôt des changements saisonniers importants.
« Les sécheresses des années 1970 et 1980 ont divisé le lac en bassins nord et sud, le bassin nord s’asséchant périodiquement, ce qui a déclenché l’alarme internationale sur une possible disparition du lac », dit Munoz à Mongabay. Depuis les années 1990, l’augmentation des précipitations dans le Sahel occidental a étendu la surface d’eau du lac. Le véritable défi réside désormais dans l’imprévisibilité croissante des précipitations et la hausse des températures.

Un cercle vicieux entre climat et insécurité
L’étude souligne l’effet multiplicateur du changement climatique sur les tensions existantes. Les restrictions de mouvement limitent l’accès aux ressources naturelles, tandis que les déplacements massifs de population intensifient la pression sur les terres cultivables. « Si le diagnostic est erroné, le remède le sera aussi », confie Vivekananda, ajoutant que « pour l’agriculture locale, l’humidité retenue dans le sol s’avère plus bénéfique que l’eau de surface ».
Les interventions militaires, bien qu’utiles pour la protection des récoltes et la sécurité des femmes, peuvent parfois s’avérer contre-productives. Les chercheurs préconisent plutôt de se concentrer sur l’éducation et les moyens de subsistance durables. « Une évaluation du marché climat-fragilité pourrait explorer des moyens de lutter contre le chômage tout en relevant les défis environnementaux et climatiques qui alimentent les conflits », explique Pohl. « En créant des opportunités d’emploi alternatives, nous pouvons non seulement améliorer l’environnement, mais aussi favoriser la cohésion sociale en unissant divers groupes ethniques, religieux et professionnels », précise-t-il.
La région connaît également une transformation profonde au niveau social. Les jeunes, confrontés à la précarité croissante des moyens de subsistance traditionnels, se trouvent particulièrement vulnérables. Certains se tournent vers les groupes armés, attirés par leurs promesses de stabilité financière et de reconnaissance sociale, alimentant ainsi un cycle de violence qui fragilise davantage la résilience climatique des communautés.
Des solutions locales face aux défis globaux
La gestion des ressources en eau alimente les tensions. Le projet Transaqua, qui propose la construction d’un canal de 2400 kilomètres pour réalimenter le lac, soulève des questions quant à son adéquation avec les réalités locales. Selon les auteurs de l’étude, ce type d’approche technique, estimé à 50 milliards de dollars, risque d’accentuer les inégalités d’accès à l’eau sans résoudre les problèmes sous-jacents de gouvernance.
Pour renforcer la cohésion sociale fragilisée, les chercheurs propose une approche innovante. « La construction de la confiance passe par le partage d’informations, particulièrement les données météorologiques », dit Munoz. « Dans ce sens, la mise en place de stations radio météorologiques diffusant en langues locales pourrait améliorer la communication et aider les communautés à mieux protéger leurs activités économiques ».

Repenser les stratégies d’adaptation
Un aspect fondamental soulevé par l’étude concerne l’adaptation des pratiques agricoles traditionnelles. « Auparavant, l’agriculture locale reposait sur trois stratégies adaptatives », dit Vivekananda. « L’agriculture pluviale, l’agriculture irriguée par les cours d’eau et la culture du riz près du lac. Historiquement, ces trois méthodes ne pouvaient pas échouer simultanément. Cependant, les contraintes actuelles, dues aux précipitations erratiques, aux problèmes de sécurité et aux conflits armés, limitent ces options ».
Les chercheurs invitent à reconsidérer notre perception de l’état du lac. « Depuis les années 1990, l’augmentation des précipitations dans le Sahel occidental a étendu la surface d’eau du lac. Malgré cela, le cycle de sécheresse du bassin nord et la propagation de la végétation ont renforcé les perceptions d’un lac qui rétrécit », dit Munoz.
Une réalité plus nuancée émerge de leurs observations : si le bassin sud maintient une surface d’eau stable ou en augmentation, le bassin nord connaît de légères réductions, avec des périodes sèches suivies de récupération pendant les saisons de pluies.
Privilégier une gestion globale des ressources en eau
Un aspect particulièrement novateur de l’étude concerne donc la remise en question des perceptions traditionnelles sur l’état du lac. La topographie peu profonde du lac, avec une profondeur moyenne de trois à quatre mètres seulement, entraîne des variations saisonnières importantes de sa surface, ce qui peut induire en erreur sur son évolution réelle.
Plus encourageant encore, le stockage total d’eau, comprenant la surface du lac, l’humidité du sol et les eaux souterraines, est en augmentation, principalement grâce à l’expansion des eaux souterraines qui représentent 80 % du stockage total.

Les chercheurs prédisent qu’elle « connaîtra probablement des précipitations plus intenses, présentant à la fois des opportunités et des défis. Le changement climatique continuera d’exacerber les conflits existants et d’introduire de nouveaux risques, rendant impérative l’intégration de l’adaptation climatique et du renforcement de la résilience dans les efforts de consolidation de la paix ».
Pour préserver durablement cet écosystème unique, ils préconisent d’éviter les erreurs de diagnostic technique et de privilégier une gestion globale des ressources en eau. « Comprendre l’économie politique locale et les pratiques culturelles des différents groupes de population est vital », soutiennent-ils. « Une gestion efficace impliquera l’intégration des connaissances traditionnelles avec les apports scientifiques ».
Par ailleurs, l’étude démontre la nécessité d’adopter des approches différenciées, selon les zones du lac. Sur ce point, les scientifiques sont formels : la situation varie considérablement d’une zone à l’autre. « Les observations locales montrent que le bassin sud maintient une surface d’eau stable ou en augmentation, tandis que le bassin nord connaît de légères réductions », affirment-ils. Une complexité hydrologique qui appelle des stratégies d’adaptation spécifiques à chaque zone.
L’avenir de la région dépend de la capacité des acteurs à transformer ce cercle vicieux en cercle vertueux. Les décideurs prennent progressivement conscience de la nécessité d’aider les communautés à naviguer dans l’incertitude et la variabilité climatiques.
L’agriculture de décrue, particulièrement rentable lors du retrait du lac, est de plus en plus reconnue comme une stratégie d’adaptation essentielle.
Cette approche, combinée à une meilleure gestion des ressources en eau et un renforcement du tissu social, pourrait ouvrir la voie à un développement plus durable dans cette région stratégique de l’Afrique.
Image de bannière : Un groupe de femmes de la région du lac Tchad construit une maison temporaire. Image de Kino Glax via Wikimedia.
Citation :
Nagarajan, C., Vivekananda, J., Pham-Duc, B., Sylvestre, F., Pohl, B., & Morales Munoz, H. (2024). Peace in an extreme climate: How climate-related security risks affect prospects for stability in Lake Chad. PLOS Climate, 3(10), e0000314. DOI: https://doi.org/10.1371/journal.pclm.0000314
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