- Aristide Kamla, spécialiste camerounais de la faune aquatique, a récemment remporté le prestigieux prix Whitley pour ses travaux de recherche sur le lamantin d’Afrique, la moins étudiée et la plus méconnue des trois espèces de lamantins existant dans le monde.
- Le lamantin d’Afrique vit dans les rivières, les mangroves, les lagons et les eaux de la côte ouest de l’Afrique. Les études visant à améliorer nos connaissances et à renforcer sa protection sont complexes, car il est difficile de le distinguer et de l’observer dans les eaux troubles. La plupart des hypothèses établies à son sujet sont donc extraites des connaissances acquises sur son cousin de Floride, une espèce mieux connue.
- Le braconnage, la noyade causée par les filets de pêche, la dégradation de son habitat et la construction de barrages sont autant de menaces, qui pèsent sur le lamantin d’Afrique et qui contribuent au déclin de sa population, selon les chercheurs.
- Les spécialistes de l’espèce, dont le nombre augmente doucement, travaillent d’arrache-pied pour mettre en lumière la situation critique du lamantin d’Afrique, dans l’espoir de modifier sa destinée grâce à des travaux et des projets plus harmonisés.
À son arrivée au lac Ossa, au Cameroun, pour effectuer son stage de master et étudier le mystérieux lamantin d’Afrique, Aristide Kamla a de « grands projets » en tête. Il espère que son expédition au sein de cette réserve d’environ 4 000 hectares (10 000 acres) donnera lieu à un recensement du nombre de lamantins et à la mise en place d’un plan de sauvegarde de l’espèce.
Toutefois, les débuts sont difficiles, et l’obtention de subventions s’avère complexe pour ce chercheur en herbe ; sa mère décide donc de se porter premier bailleur de fonds. Elle lui remet l’équivalent de 500 dollars, une somme « colossale » pour cette famille aux revenus modestes.
Cette somme a failli être épuisée avant qu’il n’ait même eu l’occasion d’observer un seul lamantin.
Plusieurs mois plus tard, alors qu’Aristide est sur le point de quitter le navire, un pêcheur local l’aide à remonter à bord. Il l’encourage à se rendre au lac tôt le matin lorsqu’il est immobile et clair comme un miroir, c’est-à-dire avant que le vent ne se lève, et il lui apprend à rester calme et patient, et à être à l’affût de petits signes révélant la présence des lamantins. Il peut s’agir de bulles, d’excréments ou d’un souffle fortuit remontant à la surface de l’eau. « Les pêcheurs connaissent les espèces aquatiques mieux que quiconque », indique Aristide.
Aristide retrouve alors soudainement un regain d’énergie et de motivation pour ses recherches et la poursuite de sa thèse portant sur « la distribution, l’utilisation de l’habitat et la perception locale du lamantin d’Afrique (Trichechus senegalensis) dans la réserve du lac Ossa et du parc national de Douala-Edéa ». Son travail, qui continue à améliorer notre compréhension de l’espèce et à promouvoir sa protection, est aujourd’hui devenu plus important que jamais.
Cette année, en remportant le prestigieux prix Whitley, Aristide Kamla est parvenu à sécuriser un financement de 50 000 livres sterling (66 000 dollars), pour son projet sur le lamantin le moins étudié au monde.
La sirène africaine
De la famille des siréniens, l’espèce la plus oubliée au monde de la famille des siréniens broute les fonds aquatiques des rivières, des mangroves et des lagons isolés de la côte ouest de l’Afrique. Grâce à ses vibrisses, de petites moustaches qui lui permettent de détecter les vibrations environnantes, l’insaisissable lamantin d’Afrique sillonne, tel un expert, les eaux sombres et troubles de l’Afrique centrale. Certains surnomment ce grand mammifère « Mami Wata », une divinité aquatique d’Afrique de l’Ouest. D’autres préfèrent comparer le géant langoureux et ridé à une sirène.
Le lamantin d’Afrique, discret et anecdotique, est bien difficile à observer malgré sa taille, ce qui rend son étude et sa protection particulièrement complexes. Peu de personnes sont formées sur l’espèce, mais Aristide espère que la reconnaissance de son travail par le Whitley Fund for Nature contribuera à propulser celle que l’on surnomme la « vache marine » sur la scène internationale.
Selon Aristide, son propre parcours avec le lamantin n’a été rien de moins qu’un appel de Dieu. Aristide a grandi dans les montagnes de l’ouest du Cameroun, loin de la côte. Quand il était enfant, par crainte des esprits des eaux, sa mère lui interdisait toujours de nager dans les ruisseaux. Il s’en est donc toujours tenu éloigné.
Jusqu’au jour où, dans le cadre de ses études d’écologie et de gestion de la faune sauvage à l’université de Dschang et, plus précisément, de la mégafaune aquatique du Cameroun, il se retrouve nez à nez avec ce « curieux animal » qui allait devenir sa plus grande passion.
Le lamantin, une espèce curieuse et fascinante
MaAutrefois considérés comme un genre atypique de morse tropical, les siréniens (famille des lamantins et du dugong) sont aujourd’hui décrits comme les plus proches parents vivants des éléphants. À l’instar de l’éléphant, le lamantin utilise sa lèvre supérieure pour arracher les plantes et les racines et broie sa nourriture à l’aide de ses molaires, qui tombent et sont remplacées dès qu’elles sont usées. Il possède deux nageoires en forme de gouvernail pourvues d’ongles à leur extrémité – réminiscence de leurs ancêtres terrestres – et une queue en forme de pagaie qui lui sert à propulser son corps oblong vers l’avant.
Selon les scientifiques, ses poils très fins l’aideraient à détecter les vibrations de l’eau et les changements de pression, comme la ligne latérale des poissons. Ses yeux sont minuscules et froncés et sa vue ne semble pas exceptionnelle, mais pour se déplacer le lamantin utilise des repères comme la végétation, la profondeur de l’eau et les éléments côtiers.
Il existe trois espèces de lamantins au monde : le lamantin des Antilles (Trichechus manatus), que l’on retrouve sur la côte des Caraïbes, de l’est des États-Unis au nord du Brésil ; le lamantin d’Amazonie (Trichechus inunguis), qui est le plus petit des lamantins et évolue dans les rivières du bassin amazonien ; et le lamantin d’Afrique, qui possède l’aire de répartition la plus vaste, couvrant 21 pays le long de la côte ouest de l’Afrique (une zone plus vaste que les États-Unis), du fleuve Sénégal au fleuve Longa dans le centre de l’Angola.
Le lamantin d’Afrique de l’Ouest parcourt les fleuves et les rivières sur plus de 3 000 kilomètres (1 900 miles) à l’intérieur des terres en Guinée, au Mali, au Tchad, et autour des îles tropicales situées au large de la Guinée-Bissau. Il trouve son habitat dans une grande variété d’écosystèmes aquatiques, des forêts équatoriales aux eaux côtières d’Afrique de l’Ouest, en passant par les fleuves et rivières bordant le désert du Sahara. Contrairement à ses cousins des Antilles et d’Amazonie, le lamantin d’Afrique n’est pas exclusivement herbivore ; il s’alimente également de mollusques et de poissons.
Les trois espèces de lamantins sont classées comme vulnérables sur la liste rouge de l’Union internationale de conservation de la nature (UICN). Si la population de lamantins antillais et amazoniens continue de diminuer, la tendance reste « inconnue » pour leur congénère africain. Mais selon les chercheurs, ce dernier serait également affecté par un déclin démographique.
Une partie de nos connaissances sur le lamantin d’Afrique provient d’études réalisées sur le lamantin de Floride, une sous-espèce du lamantin des Antilles, mieux étudiée et plus facile à identifier.
De multiples menaces pèsent sur le lamantin d’Afrique, notamment le braconnage pour sa viande et ses vertus médicinales, ou encore la noyade lorsqu’il se retrouve pris au piège dans les filets de pêche. Selon Lucy Keith-Diagne, spécialiste de l’espèce et directrice exécutive du Fonds africain de conservation aquatique, les barrages constituent une autre menace sérieuse. Elle affirme avoir vu les conséquences atroces de ses propres yeux.
Au cours des quatre années d’exécution de son projet Pew Marine Fellowship, qui accompagne les scientifiques en milieu de carrière et d’autres experts du monde entier et vise à faire état des menaces pesant sur les lamantins dans quatre pays, Lucy Keith-Diagne et ses collègues ont découvert 1 000 animaux morts. Le braconnage, les captures accidentelles dans les filets de pêche, mais aussi les barrages, constituent les principales menaces. Les scientifiques ont également indiqué dans leur étude que 50 lamantins avaient échappé à la capture ou avaient été expédiés, souvent de manière illégale, vers des aquariums en Asie.
Pour les besoins d’une étude visant à améliorer nos connaissances sur l’habitat du lamantin et sur ses déplacements, la chercheuse a équipé de balises satellites les seuls et uniques lamantins qu’elle a pu approcher, ceux qu’elle a retrouvés pris au piège dans un barrage agricole sur le Navel, un affluent du fleuve Sénégal. Les lamantins nagent à travers les ouvertures des portes de contrôle des barrages lorsque les niveaux d’eau sont élevés pendant la saison des pluies et se retrouvent alors coincés lorsque l’eau se retire. La première année suivant la construction du barrage, quatre d’entre eux ont été retrouvés morts. L’année suivante, l’équipe de Lucy Keith-Diagne a réussi à en sauver cinq et à en équiper trois de balises. Les résultats révèlent que les lamantins ont parcouru plus de 308 km (191 miles) après avoir été remis en liberté.
En plus de se retrouver coincées ou écrasées dans les portes des barrages hydroélectriques et agricoles, les populations de lamantins se retrouvent également isolées dans de grands fleuves comme le Niger et le Sénégal, ou encore dans les grands lacs, comme le lac Volta au Ghana. Il importe de noter que d’autres grands barrages hydroélectriques sont en cours d’étude.
Seule, la recherche peut permettre d’atténuer ces menaces. Lucy Keith-Diagne indique que ses premières tentatives d’identification de l’espèce, aux alentours de l’année 2006, ont été « particulièrement pénibles ». Elle se souvient de mois difficiles, très humides, passés à remonter des rivières non surveillées, à essayer d’identifier ces « lamantins incroyablement énigmatiques et insaisissables », afin de comprendre leurs déplacements et leur répartition.
Puis, en 2009, elle se forme à l’utilisation des tests génétiques. Grâce à cette technique, qui utilise des échantillons de tissus, elle identifie les quatre premières grandes populations dans l’aire de répartition de l’espèce. L’utilisation de l’ADN environnementale, sur laquelle elle travaille avec d’autres collègues africains, est plus récente. Cette technique de surveillance de la biodiversité non invasive permet aux chercheurs d’étudier des espèces méconnues, présentes en faible densité ou difficiles à étudier pour des raisons logistiques.
Par exemple, les lamantins laissent derrière eux du matériel génétique dans leurs excréments, leur mucus, leur salive, leurs gamètes, les cellules de leur peau et leurs carcasses en décomposition. L’ADN environnemental peut ensuite être détecté dans les échantillons d’eau. Lucy Keith-Diagne estime que cette technologie a transformé la vie des chercheurs. Une étude génétique menée sur l’ensemble de l’aire de répartition permettra, par exemple, de déterminer là où sont réparties les différentes populations, d’estimer le nombre d’animaux et de mesurer la diversité et les liens de parenté entre les populations. Cela permettra de déterminer quelles sont celles qui sont en difficulté et celles qui se portent bien.
Une autre technique, l’analyse des isotopes stables des os de l’oreille et des résidus de nourriture du lamantin, a permis d’obtenir des informations sur son régime alimentaire et de découvrir son penchant surprenant pour les poissons et les mollusques, même si l’animal consomme également beaucoup de plantes. Les informations recueillies orientent les scientifiques sur les habitats à protéger. La surveillance acoustique passive est une autre technique utilisée par les chercheurs pour détecter les vocalisations émises par l’espèce et donc la présence du lamantin dans la zone étudiée.
Nos connaissances sur le lamantin d’Afrique se sont considérablement améliorées, non seulement grâce aux technologies de plus en plus performantes pour l’étude des milieux aquatiques, mais aussi à une augmentation du nombre de personnes formées sur l’espèce. Selon Lucy Keith-Diagne, grâce au nombre croissant de publications, le lamantin d’Afrique n’a probablement plus la particularité d’être « le grand mammifère le moins étudié d’Afrique ».
De retour au Cameroun, Aristide Kamla comprend que le recours aux différentes technologies peut lui permettre de tirer parti des connaissances des pêcheurs. Il développe l’application Siren dans le cadre du travail de l’organisation à but non lucratif qu’il a créée en 2012. Les pêcheurs utilisent l’application pour consigner les observations de mammifères marins et enregistrer une multitude de données, qui sont ensuite téléchargées dans une base de données centrale. Depuis son développement en 2015, la portée de l’application s’est étendue de la côte camerounaise à sept autres pays, dont la République du Congo, le Ghana, le Sénégal et même les Émirats arabes unis – pourtant situés bien en dehors de l’habitat du lamantin. Initialement conçue pour observer les lamantins d’Afrique, l’application est désormais utilisée par les pêcheurs pour renseigner l’existence de multiples espèces aquatiques.
Parmi elles, figurent la rare raie pygmée de l’Atlantique (Mobula rochebrunei), qui n’a pas été observée par les scientifiques sur la côte ouest de l’Afrique depuis 40 ans, et le dauphin à bosse de l’Atlantique (Sousa teuszii), en danger critique d’extinction, qui échappe également à la science depuis une dizaine d’années.
Au début des années 2020, AMMCO mène une série de campagnes de sensibilisation et de formation sur le lamantin et d’excellents progrès sont obtenus au lac Ossa et aux alentours. L’organisation s’efforce de sensibiliser les communautés à des moyens de subsistance alternatifs afin de réduire le braconnage. Les résultats sont encourageants.
Aristide souligne qu’il n’a pas vu de viande de lamantin servie dans les restaurants locaux depuis quatre ans, alors que cela était autrefois monnaie courante. En outre, il n’a pas entendu parler de lamantins retrouvés morts depuis encore plus longtemps. Cette année, son organisation a même célébré le premier festival du lamantin.
Aristide affirme que de nombreux braconniers ont déposé leurs armes et qu’un chef de village a personnellement détruit du matériel de braconnage à la rivière Nkam, qui compte parmi les lieux d’opération d’AMMCO.
Pourtant, même si le braconnage est à la baisse, le lac Ossa fait face à une nouvelle menace pour le lamantin : la prolifération d’une fougère aquatique envahissante, la salvinie géante (Salvinia molesta), probablement causée par la pollution du fleuve Sanaga. Observée pour la première fois en 2017, en 2021 elle avait envahi la moitié du lac. Selon Aristide, le tapis épais qu’elle forme empêcherait le lamantin de remonter à la surface pour respirer. Elle représente également une menace pour les pêcheurs, qui se tournent vers l’agriculture, ce qui augmente la déforestation. L’arrachage manuel des plantes dans le lac s’avère insuffisant.
Pour tenter de lutter contre la prolifération de la salvinie géante, Aristide a entrepris une série de démarches et a réussi à faire introduire le charançon sur le lac. Le coléoptère, qui se nourrit de fougères, est communément utilisé comme agent de biocontrôle. Depuis son introduction au lac Ossa, le charançon a permis de réduire la couverture de salvinie géante de 90 %. C’est grâce à ce projet colossal qu’Aristide a décroché le prix Whitley en mai dernier.
La somme d’argent collectée grâce au prix Whitley permettra de réduire la prolifération de la fougère et de rechercher les sources de pollution qui en sont la cause. Aristide indique qu’il souhaite également déployer un système de capteurs acoustiques, pour détecter et empêcher la déforestation environnante et aider les pêcheurs à se tourner vers d’autres moyens de subsistance, comme l’aquaculture et l’écotourisme.
Lucy Keith-Diagne, qui a dirigé la thèse de doctorat d’Aristide, qualifie ses travaux d’« époustouflants ». Elle ajoute qu’il pourrait même la distancer dans ses accomplissements. « C’est ce que vous pouvez espérer de mieux pour une personne que vous avez encadrée et formée ».
Après avoir consacré près de 20 ans de sa vie à l’étude du lamantin d’Afrique, elle indique que, certes, les perspectives s’améliorent pour la survie de l’espèce, mais qu’il est essentiel que la tendance actuelle se prolonge sur le long terme. La chercheuse souhaite créer un réseau de protection du lamantin d’Afrique, afin d’unir et de renforcer le nombre croissant de chercheurs et d’autres experts qui investissent du temps et des efforts pour l’étude et la protection de ce doux géant des mers. « C’est ainsi que nous pourrons trouver des solutions, en alignant nos efforts », conclut-elle.
Et, c’est ainsi que l’histoire du lamantin d’Afrique, cette insaisissable sirène, pourra être préservée pour de nombreuses générations futures.
Citations:
Reep, R., Marshall, C., & Stoll, M. (2002). Tactile hairs on the postcranial body in Florida manatees: A mammalian lateral line? Brain, Behavior and Evolution, 59(3), 141-154. doi:10.1159/000064161.
Keith-Diagne, L. W. (2014). Phylogenetics and feeding ecology of the African manatee, Trichechus senegalensis (Doctoral dissertation). Retrieved from https://www.proquest.com/openview/332507deacdf17cdb367094f85f76a18/1?pq-origsite=gscholar&cbl=18750.
Keith-Diagne, L. W., De Larrinoa, P. F., Diagne, T., & Gonzalez, L. M. (2021). First satellite tracking of the African manatee (Trichechus senegalensis) and movement patterns in the Senegal River. Aquatic Mammals, 47(1), 21-29. doi:10.1578/am.47.1.2021.21.
Berta, A., Sumich, J. L., & Kovacs, K. M. (2015). Sirenians and other marine mammals: Evolution and systematics. Marine Mammals, 103-129. doi:10.1016/b978-0-12-397002-2.00005-3.
Deutsch, C. J., Reid, J. P., Bonde, R. K., Easton, D. E., Kochman, H. I., & O’Shea, T. J. (2003). Seasonal movements, migratory behavior, and site fidelity of West Indian manatees along the Atlantic coast of the United States. Wildlife monographs, 1-77.
Cet article a été publié initialement ici en anglais le 26 novembre, 2024.