- Mwezi « Badru » Mugerwa, écologiste et spécialiste de la conservation basé en Ouganda, utilise des pièges photographiques dans les forêts tropicales d'Afrique de l'Est pour mener ses travaux de recherche portant sur l’évolution de la biodiversité, et principalement sur le chat doré d’Afrique.
- En 2013, Mugerwa fonde l’organisation à but non lucratif Embaka (nom donné au chat doré en rukiga) afin de collaborer avec les communautés de chasseurs installées aux abords du parc national de la forêt impénétrable de Bwindi en Ouganda.
- L'organisation fournit des moyens de subsistance alternatifs aux communautés du parc par le biais de diverses initiatives visant à les éloigner des activités de chasse, dont la chasse au collet, qui influe de manière négative sur le nombre de chats dorés vivant au sein du parc.
- Cette année, Mugerwa a mis au point un programme panafricain de suivi de l'espèce, afin d'évaluer sa répartition, la densité de sa population et les menaces existantes ; le but étant d’étendre les activités d'Embaka à d’autres pays.
Mi-2008, « Badru » Mugerwa est sur le point de terminer sa licence en sylviculture, une filière universitaire qui l’a plutôt formé à considérer les forêts comme des zones d’extraction et d’exploitation des ressources. Cependant, plus il s’approche de l’obtention de son diplôme, plus l’idée d’abattre des arbres le dérange. Il commence alors à chercher un moyen d’utiliser ses acquis universitaires à meilleur escient. En juin, on lui propose de travailler en tant que stagiaire dans les forêts reculées de Bwindi ; il saisit l’occasion. À ce moment-là, il ignore encore qu’il va bientôt rencontrer le félin le moins connu d’Afrique.
Pour quelqu’un qui est né et a grandi à Kampala, la capitale animée de l’Ouganda, s’installer au fin fond de la forêt tropicale sans accès à l’électricité ni à l’eau courante n’a rien d’ordinaire. Toutefois, l’occasion qui lui est offerte de protéger les forêts au lieu de les abattre est trop belle pour être déclinée. Deux jours après la fin de ses examens, Mugerwa fait donc ses valises et entame son long voyage vers le parc national de Bwindi, à environ 500 kilomètres (310 miles) de chez lui, à la frontière avec la République démocratique du Congo, au sud-ouest du pays.
Il arrive à la station de recherche de l’Institut de conservation des forêts tropicales au beau milieu de la nuit.
« Le seul bruit que l’on pouvait entendre était celui des insectes, et la seule lumière qui nous éclairait provenait des étoiles », se remémore-t-il. Le contraste avec le bruit et la lumière de Kampala est total. La tranquillité de Bwindi le fascine. « Je me suis dit : “Mais, c’est magnifique ici !” ».
Le parc national impénétrable de Bwindi ne porte pas son nom pour rien : il n’existe aucune route pour s’y rendre, il n’est accessible qu’à pied. Une ancienne et dense forêt tropicale, dont la majeure partie se trouve à environ 2 000 mètres (6 600 pieds) d’altitude, s’étend sur des collines escarpées et des vallées profondes. Le site classé au patrimoine mondial de l’UNESCO abrite la moitié des gorilles de montagne du monde (Gorilla beringei beringei), qui partagent leur habitat avec des colobes noirs et blancs (Colobus guereza), des cercopithèques de L’Hoest (Allochrocebus lhoesti), des chimpanzés de l’Est (Pan troglodytes schweinfurthii), des calaos couronnés (Tockus alboterminatus) et des Touracos du Ruwenzori (Gallirex johnstoni), pour ne citer que quelques-uns des résidents du parc.
Dès son arrivée, Mugerwa a été subjugué par la beauté et la biodiversité du parc, c’est pourquoi il concentre ses recherches sur les forêts de Bwindi depuis plus de 15 ans. Quels que soient les sites où il a été amené à vivre, notamment à l’étranger pour sa maîtrise et son doctorat, ce sont les forêts tropicales de Bwindi et leurs habitants qui ont fini par donner un sens à sa vie.
Entrée en scène de l’embaka
À l’issue de son stage à Bwindi, Mugerwa est invité à rester pour travailler sur le site et pour diriger un programme de surveillance à long terme par pièges photographiques dans le cadre du Réseau d’évaluation et de surveillance de l’écologie tropicale (Tropical Ecology Assessment and Monitoring, TEAM).
Au milieu de l’année 2010, en observant des images capturées par des pièges photographiques, il s’arrête sur un cliché qui l’interpelle tout particulièrement. Il s’agit d’une image en noir et blanc d’une créature ressemblant à un chat que Mugerwa n’avait jamais vue auparavant. Sa stature robuste l’intrigue et il se laisse séduire par le charisme, que dégage l’animal. « Il y avait vraiment quelque chose de captivant chez cet animal », dit-il en évoquant sa première rencontre avec le félin qui allait devenir son objectif de vie. « Ça a été un véritable tournant dans ma carrière».
La caméra avait capturé un cliché du chat doré africain (Caracal aurata), le seul félin d’Afrique dépendant de la forêt, espèce endémique des forêts tropicales de l’ouest et du centre du continent. Environ deux fois plus gros qu’un chat domestique, le chat doré d’Afrique est recouvert d’un pelage brun ou noir, et possède des pattes arrière plus longues que ses pattes avant. Bien qu’il soit classé en tant qu’espèce vulnérable menacée d’extinction sur la liste rouge de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), le chat doré africain est l’un des chats les moins étudiés au monde – c’est ce que Mugerwa va bientôt découvrir.
Curieux d’en apprendre plus, Mugerwa se tourne vers ses assistants de terrain, qui travaillent dans le parc national depuis des décennies. À sa grande surprise, il apprend qu’ils ne l’ont jamais vu non plus. Il décide donc de se rapprocher des communautés vivant aux abords du parc pour tenter de déterminer si elles en savent plus sur l’animal. Et la réponse est bien évidemment affirmative. Elles l’appellent embaka dans leur langue maternelle, le rukiga, mais ne connaissent pas son nom en anglais, la langue officielle de tout document scientifique susceptible d’exister sur le félin.
Mugerwa décide donc de consulter différents chercheurs qui étudient les chats africains et finit par percer le mystère : il s’agit du chat doré d’Afrique. Si l’espèce est connue de la science, les publications à son sujet sont pratiquement inexistantes. Ce félin est un véritable mystère.
Mugerwa se tourne à nouveau vers les membres de la communauté locale, adeptes de la chasse au gibier dans la forêt. Mais leurs connaissances sont malheureusement liées à la capture de l’animal par les pièges à collet. En effet, il apprend que les chasseurs trouvent régulièrement des chats dans leurs pièges, utilisés pour capturer des céphalophes, un groupe d’antilopes originaires d’Afrique subsaharienne de la même taille que le chat doré. Pour eux, le chat est un véritable fléau, lorsqu’ils en attrapent un, ils laissent généralement la carcasse se décomposer dans la forêt, car il est un tabou de manger un carnivore. Des rapports font également état de chats entrant dans les villages environnants et s’attaquant aux poulets et aux chevreaux.
« Le manque de connaissances sur l’espèce et le fait que les chasseurs aient avoué avoir capturé cet animal dans leurs pièges sont deux des raisons principales motivant mes recherches depuis 15 ans », explique Mugerwa. Tout a commencé par une étude qui visait à comprendre l’écologie de l’espèce, notamment sa répartition, son abondance et son comportement, les « questions écologiques fondamentales » en somme.
Exploiter les connaissances des communautés
Grâce à une petite subvention du Fonds Mohamed ben Zayed pour la conservation des espèces, dirigé par le président des Émirats arabes unis, Mugerwa commence son étude sur le suivi des chats dorés d’Afrique dans le parc national de Bwindi. Il constate que, contrairement aux affirmations des chasseurs, l’espèce n’est pas très répandue et sa répartition estimée est même réduite de moitié dans les zones de chasse au collet. Les chats restent en effet bien à l’écart des zones de capture et évitent de s’y aventurer dans la journée, durant la chasse. En outre, ils ne représentent pas une réelle menace pour le bétail : sur 300 familles interrogées par Mugerwa, seules 9 d’entre elles ont signalé des préjudices causés par les chats.
« Ces résultats en disent long », déclare Mugerwa. « On a bien la preuve que la chasse a un impact négatif sur l’espèce ». Pour tenter de sauver l’espèce, il se tourne donc à nouveau vers les chasseurs. Il veut comprendre pourquoi ces derniers continuent de chasser dans un parc national, qui comprend pourtant des dispositions strictes, donc en étant conscients que leurs infractions sont passibles de plusieurs mois de prison.
Mugerwa interroge les communautés vivant aux alentours de Bwindi, afin de comprendre leurs motivations à chasser le gibier d’une manière générale, et plus particulièrement les chats dorés. Au fil des conversations, il découvre que 80 chats dorés sont morts dans leurs pièges en un an. Il apprend également que 71 d’entre eux ont été capturés de manière involontaire. C’est ce que Mugerwa appelle des « dommages collatéraux » survenus en essayant de capturer des céphalophes. Les neuf autres chats ont été offerts aux chefs de villages et utilisés lors de différents rituels et pour les prétendus bienfaits médicinaux de la peau du félin.
« C’est à ce moment-là que nous avons décidé d’accélérer les choses », indique Mugerwa. Très vite, il comprend que s’il veut sauver les chats dorés de Bwindi, il doit aller au-delà de la simple collecte de données sur l’espèce et trouver un moyen de détourner les chasseurs de leurs pièges.
La naissance d’Embaka, l’ONG
En 2013, Mugerwa décide donc de créer Embaka, l’organisation non gouvernementale (ONG) spécialisée dans la protection et la défense de la nature, afin de rallier les communautés locales vivant aux abords du parc national de Bwindi et de leur offrir d’autres moyens de subsistance que la chasse. L’organisation, qui porte bien son nom (signifie « chat doré » dans la langue locale), vise à sensibiliser les chasseurs à la protection et à la défense du seul félin vivant au sein de la forêt tropicale d’Afrique.
L’une des premières initiatives d’Embaka repose sur la mise en place d’une banque de semences porcines : les foyers de chasseurs reçoivent une truie gestante, sous réserve qu’ils offrent un porcelet femelle à un voisin qui, en échange, s’engage à mettre un terme à ses activités de chasse.
« Nous appelons cette initiative [une] “banque de semences”, car elle ne profite pas à un seul ménage de chasseurs, mais à plusieurs », explique Mugerwa. Grâce à la porcherie, les chasseurs ont accès à la viande sans avoir à la piéger dans la nature. En parcourant les chiffres d’une feuille de calcul, Mugerwa indique qu’à ce jour, plus de 100 porcs ont été remis aux ménages dans le cadre de cette initiative.
Afin de répondre aux besoins en matière de revenus, Embaka crée « Conservation Pesa » (« Pesa » signifie « argent » en swahili), une coopérative d’épargne et de crédit, qui propose à ses membres un capital d’amorçage à des taux d’intérêt très bas. Une partie des intérêts perçus permet de soutenir les projets de conservation et de construction d’infrastructures nécessaires pour les communautés, telles que des écoles et des points d’eau potable. À ce jour, 452 personnes sont membres de la communauté Pesa et ont accès à des fonds en cas de nécessité.
En 2021, l’organisation lance Smiles for Conservation, une initiative qui vise à offrir des soins bucco-dentaires gratuits aux communautés environnantes. Dans les régions reculées de l’Ouganda, les soins bucco-dentaires sont souvent inaccessibles et inabordables. Smiles for Conservation constitue donc une forte motivation pour les habitants : en échange de leur engagement à renoncer à la chasse, ils peuvent se rendre régulièrement chez le dentiste. Mugerwa estime que près de 800 personnes ont pu bénéficier du programme à ce jour.
Selon Mugerwa, 2 225 familles ont été approchées par l’organisation qui les mobilise contre la chasse à la viande de brousse et transforme les braconniers en protecteurs de la faune et de la flore.
« Ces résultats peuvent paraître comme une simple liste de chiffres énumérés les uns après les autres, mais pour nous, ils reflètent de réels changements de comportements », indique Mugerwa. Il espère que les liens qu’il a établis avec les communautés au fil des années les encourageront à contribuer aux efforts de suivi et de surveillance des chats dorés africains à long terme, un projet qu’il lance cette année. Selon lui, les données recueillies à long terme permettront enfin de répondre à cette grande question : « Nous savons que nous avons les moyens de tenir les chasseurs à l’écart des parcs nationaux, mais cela suffit-il à protéger les espèces ? ».
Une initiative panafricaine pour protéger les chats dorés
De nombreuses menaces pèsent sur le chat doré, notamment la capture au collet, la chasse au gibier et la déforestation, et ce, dans l’ensemble de son aire de répartition. Un vaste réseau routier – atteignant près de 36,000 km (22 300 miles) selon une étude récente – traverse le bassin du Congo, ouvrant ainsi la voie à l’exploitation forestière et à la chasse au gibier. L’augmentation des activités minières et des plantations de palmiers à huile dans la région représente également des menaces pour le chat doré et de nombreux autres animaux ; elle souligne la nécessité de mettre en place un programme panafricain de suivi de l’espèce.
Tel est l’objectif principal de l’Alliance et du Groupe de travail pour la conservation du chat doré africain (African Golden Cat Conservation Alliance and Working Group, AGCCA & WG), une initiative panafricaine dirigée par l’ONG Embaka fondée par Mugerwa. L’initiative vise à combler les lacunes existantes en matière de connaissances écologiques sur l’ensemble de l’aire de répartition de l’espèce. Le groupe, qui milite dans 19 pays et recense 38 partenaires de conservation, prévoit de déployer un réseau standardisé de pièges photographiques à travers 22 pays supposés abriter des populations de chats dorés africains, afin de surveiller ces dernières, de suivre leur distribution et leur abondance. Embaka travaille actuellement au déploiement de ses initiatives axées sur les communautés dans certains de ces pays. « Nous espérons que dans cinq ans, nous pourrons faire un lien entre les informations écologiques collectées [sur les chats dorés d’Afrique] et les efforts que nous mettons en œuvre avec l’aide des communautés », indique Mugerwa.
Mais pour y arriver, l’organisation a besoin de financements – un enjeu de taille auquel se heurte Mugerwa depuis le lancement de son projet. « Collecter des fonds pour une espèce très peu connue et mal comprise a été un véritable défi », note-t-il, tout en soulignant être reconnaissant de l’intérêt, des connaissances et de la mobilisation accrus pour l’espèce. Si Embaka attire de nombreux donateurs internationaux, les financements tardent encore à arriver. « Le problème perdure, car plus on engage d’efforts, plus on s’aperçoit qu’on pourrait en faire davantage, mais pour cela, on a besoin d’argent », fait-il observer.
Entre la collecte de fonds, le travail de coordination avec les partenaires à travers le continent, la préparation de rapports et de propositions et la poursuite de son doctorat à l’Institut allemand Leibniz pour la recherche sur la faune sauvage et de zoos, Mugerwa est un homme très occupé. « J’en passe des nuits blanches à penser à tout cela parfois ! », admet-il. « Mais je suis passionné par ce que je fais », ajoute-t-il.
Au vu des enseignements tirés de la conservation communautaire, Mugerwa se déclare optimiste quant à l’avenir d’Embaka – à la fois du chat doré africain et de l’organisation qui porte son nom. « C’est ce que je voulais réaliser lorsque j’ai commencé mon travail en 2010, et que j’ai analysé ce premier cliché en noir et blanc », dit-il. « Ça a été toute une aventure ! ».
Image de bannière : Le Caracal aurata, le seul félin d’Afrique dépendant du milieu forestier, est une espèce endémique d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale. Image de John Gerrard Keulemans via Wikimedia Commons (CC0 1.0).
Citation
Slagter, B., Fesenmyer, K., Hethcoat, M., Belair, E., Ellis, P., Kleinschroth, F., … Reiche, J. (2024). Monitoring road development in Congo Basin forests with multi-sensor satellite imagery and deep learning. Remote Sensing of Environment, 114380. doi:10.1016/j.rse.2024.114380
Cet article a été publié initialement ici en anglais le 15 octobre, 2024.