- L'insécurité alimentaire a fortement augmenté dans le monde en raison de phénomènes météorologiques extrêmes, du changement climatique et de l’intensification des conflits.
- Un nouveau rapport d’IPES-Food souligne le potentiel des marchés territoriaux, profondément ancrés dans la culture des communautés africaines, pour renforcer la sécurité alimentaire et la résilience climatique.
- Selon les chercheurs, les marchés territoriaux sont plus accessibles et plus abordables pour les populations à faible revenu ; ils offrent une diversité d'aliments indigènes plus résistants aux aléas climatiques que les supermarchés.
- Toutefois, ces marchés font face à un manque d'infrastructures, d'investissements et de soutien de la part des gouvernements, qui limite leurs capacités et leurs bénéfices pour la population.
Au Zimbabwe, le marché agricole très animé de Mbare à Harare, le plus grand marché local de la capitale, ouvre ses portes à 5 heures. Jusqu’à midi, les vendeurs, en provenance de différentes régions du pays, se rendent à Harare avec une centaine de variétés de fruits et de légumes, qui doivent être triés avant d’être redistribués vers d’autres marchés. À Mbare, les prix sont fixés au petit matin par les marchands, qui comparent les volumes et les types de produits au jour le jour, selon la saison et le climat. Les appels, les cris et les marchandages fusent de toutes parts. Puis, s’ensuivent des regards exténués. Les prix peuvent varier d’un jour à l’autre.
Charles Dhewa, directeur général de l’organisation Knowledge Transfer Africa (KTA), spécialisée dans le développement rural et agricole, s’approvisionne sur le marché de Mbare. Il explique que l’un des atouts de ces marchés territoriaux africains réside dans le volume et la diversité des produits proposés. À titre d’exemple, le marché de Mbare fournit plus de 800 tonnes de pommes de terre par jour, contre 10 tonnes pour les supermarchés de Harare.
« Plus il y a de denrées alimentaires accessibles, plus les gens peuvent se nourrir », déclare-t-il. « Et lorsque les denrées sont disponibles en grande quantité, les prix peuvent être maintenus à un niveau acceptable, ce qui signifie que les personnes à faible revenu peuvent également se procurer de la nourriture. »
Alors que les organisations internationales du monde entier continuent de tirer la sonnette d’alarme face à l’augmentation de l’insécurité alimentaire, un nouveau rapport publié le 2 juillet dernier, révèle que les investissements en faveur des « marchés territoriaux », profondément ancrés dans la culture africaine, doivent être envisagés comme une solution. Les auteurs ont expliqué à Mongabay que ces marchés pouvaient renforcer l’autosuffisance et la sécurité alimentaire, de même que la résilience climatique, à l’heure où des millions de personnes sont en situation de faim extrême et de malnutrition.
Le Zimbabwe est, par exemple, actuellement confronté à sa pire période de sécheresse depuis des décennies, entraînant des répercussions sur les récoltes de céréales dans l’ensemble du pays. L’invasion de l’Ukraine par la Russie et ses répercussions sur la production et les importations ont déjà fait grimper le prix de certaines denrées. M. Dhewa a indiqué que cette situation avait amené les agriculteurs du Zimbabwe à cultiver des céréales indigènes plus résistantes, comme le millet, qu’ils peuvent ensuite vendre sur les marchés territoriaux.
Les marchés territoriaux sont en général situés à proximité du domicile des consommateurs. Ils sont en grande partie, ou entièrement, indépendants des chaînes commerciales et impliquent, en particulier, la participation de petits exploitants et d’autres acteurs de petites tailles, tels que les commerçants, les transporteurs et les transformateurs de denrées. L’ensemble des membres de la communauté peut vendre ses produits sur ces marchés, y compris les agriculteurs, quels que soient leur niveau de revenu, leur origine et leurs âges. Les femmes, derrière leurs étals, y sont également et largement représentées. « En accueillant de nombreux agriculteurs, quelle que soit la taille de leur exploitation, les marchés territoriaux leur permettent de dégager un revenu et de retourner travailler à leur production », a déclaré M. Dhewa.
Selon le rapport publié par IPES-Food, le Groupe international d’experts sur les systèmes alimentaires durables basé en Belgique, le système alimentaire mondial n’a pas été en mesure de faire face aux perturbations résultant des conditions météorologiques inhabituelles et extrêmes, de la pandémie de COVID-19 et de la guerre en Ukraine. Si les marchés territoriaux sont également affectés par le changement climatique, leur grand potentiel d’adaptation leur permet néanmoins de continuer à distribuer des denrées alimentaires aux communautés ou de s’approvisionner auprès des agriculteurs de régions non touchées.
Bien que la région aride et semi-aride du Kenya ait été frappée par trois grandes sécheresses au cours de la dernière décennie, les populations touchées ont réussi à s’approvisionner sur les marchés territoriaux d’autres régions non affectées, a déclaré Edward Muiruri Kamiruj, chargé de programmes auprès de PELUM Kenya, un réseau d’organisations de petits exploitants agricoles. La dernière sécheresse, la plus dévastatrice (de 2020 à 2022), a entraîné des pertes considérables des moyens de subsistance des populations et des déplacements massifs.
« La plupart des régions montagneuses ont encore pu produire une quantité, même limitée, de légumes et de tubercules, qui ont pu être acheminés par camion vers les marchés des villes et des régions arides et semi-arides », a-t-il indiqué à Mongabay dans un courriel. « Les marchés territoriaux ont donc servi, non seulement de sources d’approvisionnement d’aliments frais, mais aussi de bouée de sauvetage pour les acteurs des différentes chaînes de valeur. »
Les marchés permettent d’offrir des aliments diversifiés plus résistants au changement climatique, selon les chercheurs. Charles Dhewa a précisé, que les supermarchés, en raison de leur intérêt pour les variétés exotiques de fruits et légumes, de même que les produits de première qualité (qui s’accompagnent d’un logo certifiant qu’un produit répond bien à certaines normes de taille, de forme, de qualité et de valeur marchande globale), ne s’intéressent guère aux aliments indigènes. En outre, les marchés territoriaux proposent des fruits indigènes et d’autres produits saisonniers diversifiés, que les consommateurs ne trouveront pas sur les étals des supermarchés.
« Les marchés territoriaux acceptent tous les calibres et toutes les qualités, en lien avec la réalité. Aucun agriculteur ne produit un seul calibre ou une seule qualité, quelle que soit son efficacité ou la mécanisation de sa production », a déclaré M. Dhewa.
Où sont les investissements ?
Au mois de mai dernier, l’Afrique de l’Est a connu des semaines de pluies torrentielles et d’inondations, qui ont provoqué un déplacement massif de la population et entraîné 473 décès. Le Kenya, la Tanzanie, l’Éthiopie, l’Ouganda et d’autres pays ont été frappés, de plein fouet, à deux reprises, au cours du même mois par des cyclones record en provenance de l’océan Indien, qui ont ravagé les infrastructures et les cultures. Toutefois, malgré les dégâts, des agriculteurs ont observé, que certaines cultures indigènes, qui aiment l’eau en abondance (comme le riz, le millet et le gombo) y prospéraient. Ils les ont donc récoltées, empaquetées et vendues sur les marchés territoriaux.
« Nous avons plus de six sortes de fruits indigènes, qui ne supportent pas les précipitations trop intenses », explique M. Dhewa. « Maintenant, avec le phénomène climatique El Niño, nous disposons de ces fruits en abondance, et ceux-ci ne peuvent être vendus que sur les marchés territoriaux. »
Selon une étude, la commercialisation d’aliments indigènes présente de nombreux défis pour les petits exploitants agricoles, allant de la volatilité des prix du marché due aux différentes saisons des légumes jusqu’au transport de denrées périssables sur les longues distances, en passant par les comportements opportunistes, qui privent les agriculteurs de bénéfices. Le contrôle du commerce illégal d’animaux sauvages et de la viande de brousse, sur certains marchés, constitue un autre enjeu pour les défenseurs de l’environnement.
Cependant, d’après le rapport d’IPES-Food, les investissements et le soutien des gouvernements en faveur des marchés territoriaux restent insuffisants. Dans le monde entier, 70 % des besoins financiers des petits exploitants ne sont pas satisfaits et, en Afrique, moins de 10 % des petits exploitants ont accès aux mécanismes officiels de crédit. Selon M. Dhewa, de nombreux marchés ne disposent toujours pas de services de base, tels que l’eau potable et les installations sanitaires, et ne sont pas équipés de systèmes de stockage ou de réfrigération adéquats.
« Cela affecte la qualité et la durée de conservation de certains produits », a-t-il souligné. « Le transport constitue également un enjeu. La plupart des produits alimentaires territoriaux proviennent de zones reculées sans infrastructures routières, ce qui pose un problème de taille. »
Les investissements gouvernementaux, tels que ceux du Cameroun, sont plus orientés vers l’agriculture industrielle que vers l’agriculture à petite échelle, dont les rendements, selon les ministres, sont trop insuffisants pour nourrir une population et une économie en pleine croissance. Les décideurs politiques préfèrent alors utiliser les grandes infrastructures et le commerce mondial pour gérer la production des denrées alimentaires. Mais les défenseurs des produits locaux affirment que ce manque d’investissements, en faveur de l’agriculture à petite échelle, affecte aussi indirectement la viabilité des marchés territoriaux, pourtant plus résistants aux chocs mondiaux et climatiques.
« Il est clair, pour nous tous, que le monde devient de plus en plus imprévisible », a déclaré à Mongabay Million Belay, coordinateur général de l’Alliance pour la souveraineté alimentaire en Afrique et membre d’IPES-Food. « En Afrique, en particulier, nous vivons avec tant d’incertitudes qu’il est nécessaire d’avoir en place un système permettant d’absorber les chocs ».
Image de bannière : Des habitants de Harare se rendant au marché agricole de Mbare pour acheter des fruits et légumes frais. Image de Charles Dhewa.
Citations:
Balma, L., Heidland, T., Jävervall, S., Mahlkow, H., Mukasa, A. N. & Woldemichael, A. (2024). Long-run impacts of the conflict in Ukraine on grain imports and prices in Africa. African Development Review. doi: https://doi.org/10.1111/1467-8268.12745
Cette histoire a été publiée initialement ici par l’équipe de Mongabay Global le 16 julliet, 2024.