- Une publication récente, concernant la communauté de chimpanzés Ngogo du Parc national de Kibale, montre que, contrairement à la norme, les femelles ne quittent pas toujours leur groupe de naissance pour s’accoupler.
- Changer de communauté est une stratégie qui permet d’éviter la consanguinité. Les chercheurs ont cependant fait un constat surprenant : même lorsqu’elles n’émigrent pas, les femelles sexuellement matures parviennent à ne pas se reproduire avec des parents mâles. La méthode demeure toutefois un mystère.
- Les primatologues qui ont étudié les chimpanzés du Parc national de Gombe, en Tanzanie, ont également remarqué que certaines femelles n’émigrent pas. Mais, dans ce cas, le comportement pourrait être la conséquence de l’interférence humaine et de l’absence d’accès à d’autres troupes de chimpanzés.
- Pour les femelles de la communauté Ngogo, qui est grande et proche d’autres troupes, rester est un choix. La question se pose alors : s’il est possible pour les chimpanzés femelles de se reproduire dans leur communauté natale, pourquoi la quitter ?
Pour Homo sapiens, la puberté apporte son lot de difficultés ; mais pour les chimpanzés femelles, elle présente un dilemme particulier : éviter de se reproduire avec des mâles de leur famille.
En effet, ce n’est pas chose facile, surtout quand on reste à domicile. Les chimpanzés (Pan troglodytes) pratiquent la promiscuité : pendant les tumescences vulvaires, les femelles s’accouplent avec presque tous les mâles disponibles de leur groupe. Cela signifie que leurs filles risquent fort de se reproduire avec des frères, des demi-frères et même leur propre père lorsqu’elles atteignent l’adolescence.
« Nous, les humains, avons des liens de couple durables [un seul partenaire sexuel], nous avons le mariage, le langage et tout un tas d’autres choses. Donc, nous savons qui est notre père et qui sont nos frères et demi-frères », explique Kevin Langergraber, primatologue à l’université d’État de l’Arizona et co-auteur d’un article récemment publié dans la revue Royal Society Open Science. « Chez les chimpanzés, c’est plus compliqué. »
Il existe alors une stratégie très simple pour éviter la consanguinité : partir. C’est ce qu’on appelle la dispersion ; les individus quittent leur groupe de naissance afin de chercher des partenaires ailleurs. Chez les mammifères sociaux, il est fréquent que les jeunes mâles se dispersent et fondent leur propre groupe de reproduction. Mais chez les chimpanzés, comme dans beaucoup de sociétés humaines, ce sont les femelles qui émigrent à la recherche de partenaires.
Il semblerait toutefois que ce ne soit pas toujours le cas. C’est en tout cas ce qu’a conclu une équipe de chercheurs dirigée par Lauren C. White lorsqu’elle était candidate postdoctorale à l’Institut Max Planck d’anthropologie évolutionniste en Allemagne. L’équipe, dont Langergraber faisait partie, a retracé les liens de parenté entre les chimpanzés de la communauté Ngogo du Parc national de Kibale, en Ouganda.
« Au fil des ans, nous avons remarqué quelque chose d’étrange. Beaucoup de femelles restaient et se reproduisaient », raconte Langergraber, qui est co-directeur du Ngogo Chimpanzee Project et a suivi la troupe pendant plus de vingt ans. En effet, la moitié des femelles (soit 18 sur 36) originaires de Ngogo, incluses dans l’étude, sont restées après leurs 13 ans, âge auquel elles auraient dû, en temps normal, se disperser.
Ce comportement a poussé les chercheurs à se demander si ce choix n’entraînait pas une augmentation de la proportion d’individus consanguins dans la population, ce qui aurait des répercussions, non seulement sur leur santé et leur survie, mais aussi sur celles du groupe dans son ensemble. Ils ont conclu que ce n’était pas le cas.
White et ses collègues ont pu retracer avec précision les liens de parenté au sein de la communauté Ngogo grâce à une analyse avancée de l’ADN de ses membres. Généralement, les scientifiques ont recours à des échantillons fécaux de chimpanzés pour obtenir du matériel génétique ; car anesthésier ces grands singes, en voie de disparition, pour prélever du sang ou des tissus, serait à la fois invasif et peu judicieux.
La nouvelle étude s’est appuyée sur plus de 200 000 microsatellites (signatures dans le gène qui aident à établir un profil unique des individus) là où les travaux précédents ne pouvaient extraire que des informations partielles de quelques-uns de ces marqueurs. Cela a permis de savoir quels individus étaient apparentés et quelle quantité de matériel génétique ils partageaient.
Anne Pusey, une primatologue éminente qui n’a pas participé à l’étude de Ngogo, a salué l’utilisation de techniques génomiques plus puissantes. « C’est une méthode fantastique qui donne une mesure plus précise des liens de parenté entre partenaires potentiels », a-t-elle écrit dans un courriel à Mongabay.
L’étude a tout de même souffert d’un inconvénient commun aux études de parenté basées sur l’ADN : les échantillons sont généralement prélevés sur des petits âgés d’environ deux ans. Les bébés chimpanzés morts en bas âge ou perdus pendant la grossesse (ce qui est plus probable chez les descendants consanguins) ne sont pas pris en compte.
Sur la base de ces résultats, l’équipe a conclu que la proportion de liens de filiation directe ou collatérale entre les paires de parents réels (qui ont engendré une progéniture) était inférieure à ce qu’elle aurait été si les singes s’étaient accouplés au hasard. Les femelles avaient donc clairement un moyen d’éviter les relations sexuelles avec des parents mâles. Ce moyen demeure toutefois un mystère.
Les femelles chimpanzés sont flexibles
Ce que les chercheurs savent, en revanche, c’est que les chimpanzés Ngogo ne sont pas les seuls à ne pas respecter la norme quand il est question de dispersion. Dans le Parc national de Gombe, en Tanzanie, berceau du travail de Jane Goodall, certaines femelles restent aussi dans leur communauté natale.
Pusey, qui dirige le Gombe Chimpanzee Project, a noté que les conclusions de Ngogo sont similaires à ce qui a été observé à Gombe, malgré les différences entre les deux populations. La communauté Gombe est relativement petite, fortement impactée par les activités humaines et isolée des autres groupes de chimpanzés. Au contraire, la communauté Ngogo est la plus grande d’Afrique et a accès à plusieurs troupes peuplant les forêts tropicales denses du Parc national de Kibale.
L’étude a inclus à la fois des femelles originaires de Ngogo et des femelles venues des troupes voisines. L’équipe de White a constaté ? que ces dernières présentaient un risque plus faible de consanguinité que les femelles autochtones. En effet, elles ont moins de chances de trouver des parents mâles parmi leurs partenaires de reproduction potentiels. Rester dans le groupe, en revanche, augmente le risque de consanguinité. Mais en examinant les couples ayant réellement eu une descendance, les chercheurs ont observé que les femelles, y compris celles originaires du groupe, avaient choisi des partenaires sans aucun lien familial.
Cela « renforce l’idée selon laquelle la dispersion flexible des femelles, avec d’autres moyens d’éviter la consanguinité, est une caractéristique générale des chimpanzés », a déclaré Pusey, qui dirige un laboratoire du même nom à l’Université Duke aux États-Unis.
Même communauté, autre quartier
Ce qui rend les résultats de l’étude Ngogo particulièrement intéressants, c’est que les femelles sont restées alors qu’elles avaient la possibilité d’émigrer vers l’un des nombreux autres groupes de chimpanzés de la région. Chez les femelles Gombe, en revanche, l’hypothèse avancée pour expliquer ce même choix est qu’elles ont, au contraire, peu d’options. En effet, leur habitat est fragmenté et très perturbé par les activités humaines, ce qui n’est pas le cas des grands singes Ngogo, dont le territoire est largement épargné.
L’autre grand mystère est de savoir comment ils évitent la consanguinité, puisqu’ils n’ont pas accès aux tests ADN comme MyHeritage et qu’à notre connaissance, ils n’ont pas d’équivalent aux registres d’état civil ou d’arbres généalogiques.
L’une des explications possibles est que les femelles changent de bande au sein de la communauté. elles ne fréquentent donc pas les mâles de leur famille. « Les mâles tendent à procréer avec les femelles avec lesquelles ils passent du temps », explique Langergraber. Une femelle,née dans le secteur occidental de la communauté, peut tout à fait, à 13 ans, changer de « quartier », affirme-t-il.
Cela est possible car les sociétés des chimpanzés permettent une fluidité des associations. Ainsi, les membres d’une bande ne sont pas toujours ensemble. Ils peuvent se séparer en groupes plus petits pendant un temps, puis se réunir à nouveau. Au sein d’un même espace social, des « quartiers » peuvent donc exister.
La grande taille de la communauté Ngogo donne par conséquent aux femelles plus d’occasions de fréquenter des mâles avec lesquels elles n’ont pas de liens familiaux. Ils sont plus nombreux, et changer de bande aide les femelles à trouver ces partenaires.
Mais si les chimpanzés peuvent éviter la consanguinité sans quitter leur communauté natale, alors pourquoi partir en premier lieu ?
Pour Langergraber, c’est une question complexe. Cela pourrait être lié au fait que les stratégies alternatives n’existent pas partout et peuvent ne pas être aussi efficaces que la dispersion.
« Je pense que les femelles Ngogo, qui ne se dispersent pas, ont pu éviter la consanguinité grâce à des caractéristiques inhabituelles du groupe », dit-il. Tout d’abord, les partenaires potentiels sans liens de parenté sont tout simplement plus nombreux, car la communauté Ngogo, avec près de 200 individus, est extraordinairement grande.
Il y a une autre raison pour laquelle les chercheurs hésitent à écarter la dispersion comme moyen de prévenir la consanguinité. Après tout, même si elles ne quittent pas vraiment leur communauté maternelle, les femelles chimpanzés Ngogo semblent pratiquer une « forme de dispersion intra-communautaire ».
Pusey a également souligné que les stratégies d’évitement de la consanguinité « ne fonctionnent pas toujours, particulièrement dans les petites communautés ». En outre, il y a des preuves qu’en « l’absence de dispersion sur de longues périodes, les niveaux généraux de parenté s’accumulent dans le groupe, de sorte que la dépression de consanguinité s’installe ».
Image de bannière : Les chimpanzés Ngogo ne sont pas les seuls à ne pas respecter la norme quand il est question de dispersion. Dans le Parc national de Gombe, en Tanzanie, berceau du travail de Jane Goodall, certaines femelles restaient dans leur communauté natale. Image de John Mitani.
Sources :
White, L. C., Städele, V., Amaya, S. R., Langergraber, K., & Vigilant, L. (2024). Female chimpanzees avoid inbreeding even in the presence of substantial bisexual philopatry. Royal Society Open Science, 11(1). https://doi.org/10.1098/rsos.230967
Pusey, A. E., & Schroepfer-Walker, K. (2013). Female competition in chimpanzees. Philosophical Transactions—Royal Society. Biological Sciences, 368(1631), 20130077. https://doi.org/10.1098/rstb.2013.0077
McCarthy, M. S., Lester, J. D., Langergraber, K. E., Stanford, C. B., & Vigilant, L. (2018). Genetic analysis suggests dispersal among chimpanzees in a fragmented forest landscape in Uganda. American Journal Of Primatology, 80(9). https://doi.org/10.1002/ajp.22902