Nouvelles de l'environnement

Des éleveurs sénégalais réclament la restitution des pâturages contrôlés par une entreprise américaine

  • African Agriculture (AAGR), une entreprise américaine qui prévoit de cultiver de la luzerne pour nourrir le bétail au Sénégal, s'apprête à lancer une première offre publique de vente sur le Nasdaq.
  • Mais la concession foncière qu'elle détient faisait auparavant partie de la réserve spéciale d’avifaune du Ndiaël, une zone humide qui abrite de nombreuses espèces menacées et constitue un lieu de pâturage essentiel pour les éleveurs locaux.
  • Les terres ont été déclassées suite à des décrets présidentiels sans consultation ni accord de la population locale, qui envisage de poursuivre l'AAGR devant la justice américaine.
  • Les hydrologues signalent que l'utilisation de pesticides lors de la culture de la luzerne risque de contaminer le lac de Guiers, qui fournit 65 % de l'eau potable de la capitale Dakar.

SAINT-LOUIS, Sénégal – Chaque après-midi, Bouba Sow, 60 ans, traverse le Ndiaël, dans la région de Saint-Louis au Sénégal, avec ses chèvres pour les faire paître. Le territoire est immense et en partie désertique. La terre est recouverte de diverses herbes annuelles jaunies, aussi sèches que le sol. Quelques arbres parsèment la zone. Bouba Sow cueille les feuilles d’un acacia avec son bâton de berger pour nourrir ses chèvres qui en raffolent.

Sow a grandi ici, dans le Ndiaël, une vaste zone humide, partiellement asséchée et classée réserve spéciale de faune, et zone humide d’importance internationale pour l’avifaune par un décret présidentiel et la convention de Ramsar dans les années 1960. Comme lui, son père et son grand-père faisaient paître leurs animaux sur ces terres. Son fils de 15 ans commence également à s’occuper du troupeau. Mais Sow s’inquiète pour son avenir lorsqu’il contemple ses terres : « Leur champ commence juste devant ma maison. Depuis qu’ils possèdent nos terres, nous ne pouvons plus faire paître nos troupeaux comme avant. Certains chemins sont fermés et nos points d’eau sont inaccessibles ».

Bouba Sow, un éleveur de bétail de la région du Ndiaël. Image d’Élodie Toto / Mongabay.

« Ils » se réfère à la société américaine African Agriculture (AAGR), qui possède désormais le champ où Sow fait paître son troupeau et qui prévoit de réunir 40 millions de dollars grâce à une introduction en bourse (IPO) sur le Nasdaq pour financer ses opérations.

Le Ndiaël fait partie de la vallée du fleuve Sénégal, une région déjà affectée par des aménagements hydroagricoles qui ont conduit à l’assèchement du fleuve. On y trouve notamment le lac de Guiers, le plus grand lac d’eau douce du pays et source d’eau potable pour la capitale, Dakar, qui est menacé par la pollution par les pesticides. Aujourd’hui, avec l’AAGR qui s’intéresse à la région et cherche à se faire entendre aux États-Unis, Sow et d’autres éleveurs portent au niveau international le conflit qui les oppose depuis dix ans au gouvernement au sujet de leurs terres.

Une bataille pour la terre

Tout a commencé en 2012 lorsque le président sénégalais de l’époque, Abdoulaye Wade, a déclassé 26 550 hectares de la zone périphérique de la réserve spéciale d’avifaune du Ndiaël. Il a cédé 20 000 hectares pour une période de 50 ans à Senhuile-Senethanol SA, un consortium créé par des investisseurs sénégalais et étrangers qui prévoyait de cultiver des tournesols pour produire du bioéthanol.

Les 6500 hectares restants sont destinés à la relocalisation de la population, ce qui a déclenché un mouvement de protestations locales de la part des agriculteurs et des éleveurs, qui persiste encore aujourd’hui. Ils affirment que leur bétail n’aura plus accès aux zones de pâturage.

Au Sénégal, les zones du domaine public naturel, à savoir les forêts et les zones spéciales telles que les réserves naturelles, appartiennent à l’État. Il est le seul responsable de leur gestion et de leur administration et il peut choisir de les déclasser à tout moment, sans accord ni consultation préalable des populations locales.

Cependant, Senhuile n’a pas fait long feu, n’ayant pas utilisé 90 % de sa concession comme prévu et n’ayant pas construit de projet d’infrastructure local. Six ans plus tard, Frank Timis, un célèbre homme d’affaires roumain qui aurait été impliqué dans un scandale de corruption au Sénégal, a racheté la société par l’intermédiaire d’African Agriculture. Son projet était de cultiver principalement de la luzerne comme aliment pour bétail, de la distribuer sur le marché intérieur et de l’exporter, notamment vers les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite. Enregistrée aux îles Caïmans, AAGR a rebaptisé Senhuile « Les Fermes de la Teranga » (LFT), un mot wolof signifiant « hospitalité ».

Cependant, pour les locaux, LFT est loin de représenter une forme d’hospitalité. L’implantation d’une autre grande entreprise agricole s’est faite au grand dam des habitants, principalement des agriculteurs et des éleveurs qui pouvaient uniquement pratiquer une agriculture de subsistance et devaient se rendre quotidiennement dans d’autres communes pour cultiver leurs terres. Trente-sept villages ont décidé de s’unir pour protester.

« Pour nous, il s’agit d’une grave spoliation de terres », déclare Elhadj « Ardo » Samba Sow, président du Collectif pour la défense des terres du Ndiaël. « C’est ridicule de céder des milliers d’hectares de terres à des entreprises, alors que pendant ce temps les Sénégalais ne peuvent pas cultiver… Et tout cela sans nous consulter… Ce n’est pas normal ».

Ngnith village market where goods are scarce. Image by Élodie Toto / Mongabay Saint Louis Senegal February 2023
Marché du village de Ngnith où les produits se font rares. Image d’Élodie Toto / Mongabay.

Le Sénégal est déjà confronté à l’insécurité alimentaire car il dépend des importations de denrées alimentaires, ce qui a récemment été démontré par l’augmentation du prix du blé en raison de la guerre en Ukraine. Cette dépendance pourrait s’accentuer si les terres arables du pays sont consacrées à la production d’aliments pour le bétail.

Cotation en bourse aux États-Unis et réclamation au niveau international

Dans son prospectus d’introduction en bourse, AAGR indique qu’elle a l’intention de créer un programme de reboisement à proximité de la ferme LFT avec une production de compensation carbone qui génère des « crédits carbone ». Elle prévoit également de produire de la biomasse pour les biocarburants et de construire un musée consacré à l’art et à l’histoire de l’Afrique.

Mais pour les habitants, ce n’est pas suffisant. « Tout sera exporté à l’étranger pour nourrir leurs animaux de luxe, ils gagneront beaucoup d’argent et nous nous retrouverons sans rien », déclare Bouba Sow avec dépit.

Il n’est pas le seul à penser ainsi. Bayal Sow est le premier adjoint au maire de Ngnith, un village touché par le projet. Une fois par semaine, il organise des réunions à la mairie pour discuter des problèmes dont souffre la population et Senhuile est souvent au cœur des discussions. Face à l’arrivée des grandes agro-industries, son village a rejoint les 36 autres au sein du Collectif pour la défense du Ndiaël.

« Depuis l’arrivée de Senhuile, nos activités ont considérablement diminué en raison du manque d’accès à la terre. Auparavant, certains éleveurs vivaient de la vente de produits laitiers, mais maintenant ils doivent vendre leurs animaux quotidiennement pour survivre », explique Bayal Sow.

En guise de compensation, AAGR déclare qu’elle vendra une partie de sa production de luzerne aux éleveurs locaux pour leur bétail. Mais cette déclaration n’a pas été bien perçue dans une région où le pâturage est pratiqué librement et sans frais depuis des générations.

Le troupeau de Bouba Sow en train de paître dans le Ndiaël. Image d’Élodie Toto/Mongabay.

« Où trouverons-nous l’argent pour acheter cette luzerne sans terre ? » déclare Bayal Sow. « Autrefois, notre bétail paissait librement et sans frais. S’ils poursuivent leur projet, c’est fini, beaucoup d’éleveurs devront quitter la région pour trouver de la nourriture ».

Les protestations contre la ferme ont repris de plus belle. Cette fois, le Collectif pour la défense du Ndiaël, en collaboration avec des ONG internationales telles que GRAIN, envisage de porter plainte aux Etats-Unis.

« Au Sénégal, ce qui nous arrive est parfaitement légal au niveau national car cela a été rendu possible par un décret présidentiel », explique Ardo Sow. « Nous envisageons de porter plainte aux États-Unis, mais en attendant de trouver les fonds nécessaires, nous menons des actions de plaidoyer pour informer le public américain, l’État, que cette société empêche les Sénégalais ainsi que les Africains de gagner de l’argent. Le scandale pourrait inciter les investisseurs potentiels à se retirer ».

Des questions environnementales subsistent

Aussi, les défenseurs de l’environnement ainsi que les habitants de la région s’interrogent sur la manière dont la société a demandé une introduction en bourse afin de lever des fonds pour un projet pour lequel elle n’a pas réalisé d’évaluation claire sur l’impact environnemental et social.

Mongabay a contacté l’AAGR ainsi que le ministère de l’Environnement et du Développement durable au Sénégal concernant l’évaluation et d’autres sujets, mais Mongabay demeure toujours sans réponse au moment de la publication de cet article.

Selon Patrick Triplet, docteur en écologie et expert en gestion des milieux naturels, il s’agit d’une situation courante dans la région. « À ma connaissance, il n’y a pas d’étude d’impact », affirme-t-il. « Ce n’est pas un cas isolé. Y a-t-il eu une étude d’impact pour toutes les rizières qui ont été créées dans le delta du fleuve Sénégal ? Aucune, ou alors quand il y en a une, c’est de la foutaise. Ils s’installent et c’est tout ».

Alfafa growing in Les Fermes de la Teranga. Image courtesy of Patrick Triplet. He wants to remain anonymous January 2023
Culture de luzerne dans les Fermes de la Teranga.

Triplet a travaillé dans la région du Ndiaël et a analysé la zone à plusieurs reprises pour la Convention de Ramsar, le traité international qui classe les zones humides importantes dans le monde entier. Les défenseurs de l’environnement s’inquiètent de la perspective de voir les éleveurs contraints d’abandonner leur mode de vie durable dans la réserve au profit d’une agriculture intensive.

Il explique que « c’est une réserve martyre. Quand je vois la configuration de la zone, je me dis qu’il n’est pas possible de gâcher une si belle nature pour un résultat aussi dérisoire. L’agriculture intensive n’aidera pas cette région. Ils ont pris des terres qui auraient pu être utilisées pour de l’agriculture extensive, de l’élevage pour la population locale ».

Dans le prospectus d’introduction en bourse, AAGR met en avant sa proximité avec le lac de Guiers et souligne « l’avantage concurrentiel » que représentent les faibles coûts de l’eau pour ses activités, qui nécessiteront « l’utilisation d’importants volumes d’eau ».

Mais ce que le prospectus ne précise pas, c’est que le lac abrite plusieurs espèces sauvages menacées et qu’il fournit actuellement 65 % de l’eau potable de la ville de Dakar.

Le pipeline qui achemine l’eau du lac de Guiers vers une usine de traitement des eaux avant d’être distribuée à Dakar. Février 2023. Image d’Élodie Toto / Mongabay.

La culture irriguée dans le delta du fleuve Sénégal déverse ses eaux usées dans le fleuve et dans le lac de Guiers. Une étude met en garde contre le fait que ces eaux de drainage agricole contiennent des résidus de pesticides et d’engrais chimiques ainsi que de faibles quantités de métaux lourds qui peuvent subsister longtemps dans l’environnement et, par un effet cumulatif, devenir nocifs pour la santé publique et animale.

« L’utilisation intensive du lac pourrait devenir néfaste », explique Abdoulaye Faty, hydrologue à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar. « Le ruissellement des pesticides peut contaminer l’eau. Dans la région, les agro-industries utilisent déjà l’eau de façon inconsidérée en rejetant des eaux polluées, mais elles ne sont pas contrôlées. L’État a mis en place une police pour contrôler, mais les moyens ne sont pas suffisants. Toute cette eau finit dans les robinets de Dakar. Avec des plantations de cette taille, l’impact peut être dramatique ».

AParmi les agro-industries qu’il cite, on compte les rizières, nombreuses dans la région, les producteurs de tomates industrielles, ainsi qu’une entreprise sucrière, souvent pointée du doigt pour son utilisation de pesticides qui finissent dans le lac de Guiers.

« Le système de filtration de l’eau n’est pas suffisant, il reste des métaux lourds, donc si l’eau n’est pas filtrée, elle reste polluée », explique Triplet.

Pour l’instant, African Agriculture est toujours en attente du lancement de son introduction en bourse, mais dans la réserve du Ndiaël, les protestations n’ont pas diminué.

 
Référence : Cisse, B. (2012). Les eaux de drainage des périmètres irrigués du delta du fleuve Sénégal: Systèmes d’évacuation et qualité des eaux. Géographie Physique et Environnement, 6. doi:10.4000/physio-geo.2614

Image de bannière : Bouba Sow, agriculteur, membre du Collectif pour la défense du Ndiaël, se bat pour récupérer ses terres. Image d’Élodie Toto/ Mongabay.

 
Article original: https://news.mongabay.com/2023/03/senegal-herders-demand-return-of-grazing-grounds-controlled-by-u-s-firm/

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