- BP met en chantier une plateforme gazière en mer avec un gazoduc qui traverse le plus grand récif corallien en eau profonde et froide au monde au large des côtes du Sénégal et de la Mauritanie.
- L’évaluation de l’impact environnemental du projet a été décrite comme une aberration par un groupe de chercheurs en biologie marine
- Un groupe de scientifiques se bat depuis quatre ans pour la modifier. Leurs demandes sont en train d’être étudiées.
DAKAR : les scientifiques avertissant d’un « potentiel désastre écologique » lié au forage gazier au large de l’Afrique de l’ouest ont remporté une petite victoire après avoir convaincu le géant britannique du pétrole BP de revoir l’évaluation d’impact du projet.
BP a déjà obtenu l’autorisation des gouvernements du Sénégal et de la Mauritanie de construire des infrastructures gazières en mer pour le projet Grand Tortue Ahmeyim (GTA), mais des scientifiques ont mis en garde que l’activité percerait le plus grand récif corallien en eau froide du monde.
Après quatre ans de demandes officielles faites à BP de modifier le projet, le groupe de 10 chercheurs en biologie marine a finalement obtenu que l’entreprise s’engage à réviser son évaluation d’impact environnemental et social (EIES).
« Ça a été très long et très fatigant, mais je suis heureuse que nous ayons convaincu BP de refaire l’analyse », a dit Sandra Kloff, une chercheuse indépendante en biologie marine basée en Espagne et porte-parole du groupe à Mongabay. Kloff a travaillé dans la région pendant près de 20 ans, et en 2009 elle a publié un rapport sur l’impact de l’exploitation en mer sur la biologie marine de la Mauritanie.
« Mais, nous verrons ce qui va se passer, nous ne savons pas encore quelles recommandations BP écoutera », a-t-elle dit.
Une évaluation d’impact pleine « d’absurdités »
Tout a commencé en 2018, lorsque le ministère de l’Environnement sénégalais a fait appel à la Commission néerlandaise pour l’évaluation environnementale (CNEE), un organisme d’audit environnemental, pour mener un examen indépendant de l’EIES fourni par BP. Cette première EIES a été écrite par quatre agences de conseil en environnement.
Kloff faisait partie du panel d’experts de la CNEE. « J’ai vu beaucoup de défauts dans l’EIES, alors j’ai décidé de contacter tous les experts scientifiques que je connaissais et je leur ai envoyé des extraits de l’EIES », a-t-elle dit. « Ils étaient abasourdis. »
Avec plus de 4 400 pages, « elle était trop volumineuse », a-t-elle expliqué, « et l’analyse relative à la biodiversité était très mal faite. Tout était mal interprété. Le pire c’était l’étude de la biodiversité en haute mer. De nombreuses espèces indiquées dans l’étude BP ne sont pas présentes dans la zone et ils n’ont pas identifié les différents courants, même les plus faciles. C’était n’importe quoi. »
Étant consciente de la nature consultative de la Commission néerlandaise et de la grande probabilité que le projet aille de l’avant malgré les conclusions de l’étude indépendante, Kloff a expliqué qu’elle et neuf autres scientifiques se sont réunis et ont décidé d’écrire une lettre ouverte exprimant leur inquiétude devant le manque de fondement scientifique du document. Ils l’ont envoyé le 12 novembre 2018, alors que les autorités sénégalaises et mauritaniennes étudiaient encore la question d’approuver le projet GTA.
« Nous avons des preuves solides que les infrastructures coïncident avec des habitats écologiques vulnérables. Bien que notre travail soit inclus dans votre liste de références, vous avez ignoré ses éléments les plus cruciaux. Vos conclusions sur les impacts attendus sont donc fondamentalement inexactes, et doivent être corrigées », indique la lettre.
Elle exposait une longue liste d’erreurs dans l’EIES et les risques que le projet présente pour la biodiversité. Elle recommandait que BP réécrive l’EIES et que les gouvernements sénégalais et mauritanien s’abstiennent d’autoriser le projet jusqu’à ce que la société l’ait corrigée.
Une menace pour le plus grand récif corallien en eau profonde du monde
D’après BP, le projet GTA ne représente qu’une partie des environ 13 500 kilomètres carrés de superficie détenus par BP et ses partenaires en Mauritanie et au Sénégal. La phase une est censée produire 2,5 tonnes de gaz naturel liquéfié par an pendant les 20 prochaines années environ. Et il s’agit seulement de la première partie d’un projet en trois phases.
« Nous souhaitons contribuer à la conservation de l’écosystème marin en Mauritanie et au Sénégal », a dit Marie Diop Toguyeni, la responsable des communications et des affaires extérieures de BP en Mauritanie et au Sénégal, à Mongabay en réponse aux questions sur le projet. « L’évaluation d’impact environnemental et social (EIES) du projet de phase 1 GTA a été approuvée en 2018 par les gouvernements et les organismes de réglementation de la Mauritanie et du Sénégal, à la suite d’un processus d’examen approfondi dans chaque pays et d’une participation poussée des parties prenantes incluant des consultations publiques. »
D’après BP, lorsque cette première phase du projet sera terminée, du gaz sera produit à partir d’un système de production sous-marin en eau très profonde à environ 125 km des côtes, puis envoyé à 80 km par un pipeline sous-marin jusqu’à une unité flottante de production, de stockage et de déchargement (FPSO) pour traitement afin de retirer l’eau et les autres impuretés. Le gaz voyagera ensuite par un autre pipeline de 35 km jusqu’à une installation plus près des côtes, où il sera liquéfié et chargé sur des navires pour être exporté.
Toutefois, ce pipeline doit traverser le plus grand récif corallien en eau profonde du monde. Situé au large des côtes de la Mauritanie, on estime que le récif corallien est vieux de 200 000 ans et qu’il s’étend sur près de 600 km depuis le cap Timiris au sud de la Mauritanie jusqu’à la frontière sénégalaise. Les récifs coralliens sont des habitats importants pour la reproduction des poissons et ils abritent une grande diversité d’organismes marins : au moins 150 espèces d’eaux profondes habitent ce récif, d’après les scientifiques. Les récifs coralliens sont également des puits de carbone très efficaces et ils protègent le littoral de la mer.
Au Sénégal, les poissons représentent près de 70 % des protéines animales consommées par la population. Il s’agit d’une ressource précieuse dans une région où l’insécurité alimentaire est en croissance. En décembre 2022, l’UNICEF a averti que plus de 35 millions de personnes en Afrique de l’Ouest ne sont actuellement pas en mesure de répondre à leurs besoins alimentaires et nutritionnels de base. La région fait déjà face aux conséquences de la pêche intensive et du réchauffement climatique.
« Cela représente une menace importante pour l’écosystème marin, il y a des risques de pollution et de destruction de l’écosystème marin dans la région », a dit Aliou Ba, responsable de la campagne Océans pour Greenpeace, à Mongabay en évoquant le projet GTA. « Les pêcheurs trouveront moins de ressources de pêche pour leur survie et cela aura aussi un impact sur la sécurité alimentaire en Afrique de l’Ouest et du Centre, au Sénégal, mais aussi dans les pays non côtiers qui sont approvisionnés par le Sénégal et la Mauritanie. »
Un regroupement de petits pêcheurs, représentés entre autres par l’Association des petites pirogues de Saint-Louis et le Syndicat national autonome des pêcheurs du Sénégal, ont également exprimé leurs inquiétudes concernant le projet.
L’une des préoccupations majeures du groupe de scientifiques concernant l’EIES est que celle-ci ne reconnaît pas l’importance de ces récifs, a dit Kloff. « Dans toute l’étude d’impact, ils parlent de ces coraux comme étant des vestiges de récifs, comme si leur disparition n’avait pas d’importance. Mais, ce n’est pas pertinent parce que les coraux sont vivants dans de nombreux endroits », a-t-elle dit. « Et même pour les parties non actives, le récif peut reprendre vie plus tard, et c’est pourquoi il est interdit de les détruire en Europe, même les récifs fossiles. »
Un projet accepté malgré des opinions négatives
Le groupe de scientifiques représentant plusieurs spécialités de biologie marine n’est pas le seul intervenant à émettre des réserves sur la validité de l’évaluation d’impact.
En décembre 2018, quelques semaines après la publication de la lettre ouverte de Kloff, la CNEE a soumis un rapport reconnaissant les défauts de l’EIES : « La CNEE considère que les informations environnementales présentées dans le rapport et nécessaires pour définir les impacts sont incomplètes et/ou n’ont pas été suffisamment exploitées. Cela mène à une analyse insuffisante de l’environnement marin et côtier et des aspects socio-économiques de la sous-région, ainsi que de sa vulnérabilité à des impacts liés au projet. »
Pourtant, sans apporter aucun changement à l’EIES ou au projet Grand Tortue Ahmeyim, BP a obtenu la permission des gouvernements mauritanien et sénégalais quelques jours après pour commencer à forer.
« Nous avons décidé de valider l’EIES sous réserve que nos recommandations soient prises en compte, ce qu’ils ont fait quelques semaines plus tard », a dit Fatou Tabane, un membre du comité de validation technique national au Sénégal, à Mongabay. « BP s’est engagé devant tous les membres du Comité technique national à reprendre toute la modélisation de l’étude des risques dès que des données océanographiques plus précises et d’écotoxicité des produits chimiques qui seraient utilisés, sur les espèces locales seraient produites. »
Toutefois, la nouvelle modélisation de l’étude des risques mentionnée par Tabane attend toujours un financement, et rien n’a donc été fait, alors même que la construction de la phase une du projet se poursuit.
Une raison possible pourrait être l’argent. En juin 2019, l’acquisition des droits d’exploitation par BP se trouvait au cœur d’un scandale de corruption au Sénégal révélé par la BBC. Le géant britannique du pétrole aurait payé des millions de dollars au titulaire précédent de la concession, Petro-Tim, une société majoritairement détenue par le frère du président sénégalais Macky Sall et qui avait elle-même obtenu la concession gazière de manière inconnue. Ce lien familial pourrait avoir assuré l’accord du Sénégal au projet malgré les préoccupations environnementales, a expliqué l’ancien premier ministre du Sénégal, Abdoul Mbaye, dans les révélations de la BBC, évoquant « un conflit d’intérêts ».
La phase une coûte 4,5 milliards de dollars. La phase deux, prévue pour 2024-2025, devrait coûter au moins autant.
Avec des contrats et des capitaux de cette importance, les considérations écologiques peuvent facilement passer en arrière-plan, en particulier depuis qu’à cause de la guerre en Ukraine, l’Europe ne peut plus compter sur le gaz russe. Cette situation l’ayant fait se précipiter ailleurs, notamment en Afrique, et au Sénégal en particulier, pour satisfaire ses besoins urgents en carburant.
Protéger plutôt que polluer
Irritée par les progrès du projet malgré les préoccupations en matière d’environnement et de corruption, Kloff a contacté la presse. « Cela les a mis sous pression. En décembre 2019, ils [des représentants de BP] sont venus me voir en Espagne et nous avons expliqué nos attentes. Mais, ils ne sont venus que parce que nous les avons mis sous pression, ils ne seraient pas venus sans ça. »
D’après Kloff, BP a engagé les ONG Flora & Fauna International et l’EcoAfrik Foundation pour mener l’examen, et Kloss a fait partie du comité directeur. Elle a dit qu’elle et le groupe de scientifiques ont rédigé une série de recommandations pour des moyens de réduire le risque environnemental du projet GTA qu’elle a soumis dans le cadre du processus d’examen en 2022. BP n’a pas encore répondu aux recommandations, a-t-elle dit, et l’EIES d’origine reste l’évaluation officielle.
Toguyeni, la responsable des communications de BP dans la région, n’a pas donné suite à un engagement d’organiser une interview et de répondre aux questions de Mongabay sur le sujet.
L’une des recommandations du groupe de scientifiques est de ne pas relâcher d’eau de production dans la mer, mais de la réinjecter dans le gisement gazier. « Dans tous les réservoirs d’hydrocarbures, il y a de l’eau. Et dans cette eau, il y a des HAP [hydrocarbures aromatiques polycycliques]. Ce sont des substances toxiques qui peuvent s’accumuler dans la chaîne alimentaire et avoir toutes sortes d’effets sur l’équilibre hormonal des ressources de la pêche et des êtres humains. Nous avons déjà observé cela en Norvège », a dit Kloff.
Puisqu’il existe plusieurs sources pour le même type de pollution, comme les feux de brousse, l’agriculture ou l’exploitation minière à terre, et les fuites de gaz naturel et de pétrole, le groupe a également demandé une étude de référence des HAP et d’autres polluants relâchés dans la mer par le secteur pétrolier et gazier extracôtier. Ce type de référence existe dans d’autres pays, y compris en Mauritanie, selon Kloff. « Pour le moment, il n’y a pas de référence au Sénégal. Donc, s’il y a une accumulation de ces polluants à l’avenir, il n’y aura pas moyen de prouver que le projet GTA en est à l’origine », a-t-elle dit.
Une autre recommandation est de protéger la zone d’habitat du récif corallien en eau froide traversée par le pipeline avec des pierres au lieu de l’enterrer. Dans la région, la pêche au chalut de fond fait des ravages sur les fonds marins, en particulier sur les coraux et sur d’autres espèces animales vulnérables. Pour empêcher que ces équipements n’endommagent le pipeline et ne provoquent un déversement de condensat de gaz, BP avait initialement proposé d’installer le pipeline dans une tranchée, ce qui entraînerait un panache de sédiment qui serait susceptible d’étouffer les coraux vivants sur les récifs avoisinants. « Lâcher des pierres pour protéger le pipeline serait beaucoup moins néfaste. Mais surtout, ces pierres peuvent former une barrière physique pour protéger le récif des chaluts de fond et pourraient en plus fournir une surface idéale pour les coraux, les éponges, les escargots, etc. », a dit Kloff.
Ils recommandent également d’installer un radar ayant une portée d’au moins 12 000 miles marins (22 200 km) qui informerait les bateaux de pêche des zones où ils peuvent pêcher sans endommager l’infrastructure gazière ou la biodiversité marine.
« C’est ce que Woodside [un géant gazier australien] a fait et après 10 ans de présence [en Mauritanie], nous pouvions scientifiquement observer que la vie sous-marine s’était beaucoup améliorée. Leur présence a eu un impact positif sur la biodiversité », a dit Kloff, qui a travaillé pour le gouvernement mauritanien pour étudier l’impact écologique des activités de la société.
« La présence de BP dans la zone pourrait également aider, mais pour que cela soit le cas, ils ne doivent pas ignorer nos recommandations. »
Aujourd’hui, la première phase du projet GTA est terminée à 80 %, et les scientifiques n’ont toujours aucune certitude sur son avenir environnemental. « J’espère vraiment qu’ils vont prendre en compte nos commentaires, parce que cela pourrait les aider à réduire leur empreinte sur cet habitat précieux d’importance internationale avec des espèces servant de puits de carbone essentiels et les rapprocher de l’objectif zéro émission nette qu’ils se sont fixé pour 2050 », a dit Kloff.
Image de bannière : Des coraux à 1 152 mètres de profondeur dans le canyon de l’Océanographe, où l’on trouve un habitat comparable à celui de Mauritanie selon Kloff. Image fournie par le programme NOAA Okeanos Explorer, 2013, expédition dans les canyons américains du nord-ouest via Wikimedia Commons.
Article original: https://news-mongabay-com.mongabay.com/2023/02/win-for-science-as-bp-pressured-into-cleaning-up-offshore-gas-plans/