- Malgré l’opposition de l’Union européenne, les membres de la Commission thonière de l’océan Indien ont adopté une mesure visant à réduire le recours aux dispositifs de concentration de poissons (DCP) et à appliquer des interdictions temporaires de trois mois.
- L’UE domine le secteur de la pêche au thon dans l’océan indien. Ses flottes de navires industriels se sont longtemps taillé la part du lion des captures de thons, y compris de thon jaune dont le stock est désormais dangereusement proche de l’effondrement.
- Une enquête menée par l’ONG française BLOOM Association a révélé que les lobbies de la pêche industrielle représentent une part importante des délégations européennes. Par leur influence, ils ont entravé les efforts destinés à imposer des quotas de pêche appropriés et à limiter l’usage d’équipements destructeurs tels que les DCP, largement utilisés par les bâtiments européens.
- La Commission européenne a publié un communiqué niant les allégations de l’ONG selon lesquelles les lobbyistes influent sur ses positions lors des négociations de la CTOI. Elle note également que la pandémie a conduit à une augmentation de la participation des acteurs du secteur et que ceux-ci sont des observateurs et n’ont donc pas l’autorisation de traiter au nom de la Commission.
Les trois espèces de thons commercialement importantes dans l’océan Indien sont en danger. Le 5 février, les pays ont discuté d’un accord à Mombasa (Kenya) sur l’un des sujets les plus sensibles pour la pêche au thon : le recours aux dispositifs de concentration de poissons, ou DCP. Les membres de la Commission thonière de l’océan Indien (CTOI) ont adopté une mesure visant à réduire le nombre de DCP dérivants et à appliquer des interdictions temporaires de trois mois.
Selon les critiques, ces progrès ont eu lieu malgré les tentatives de l’Union européenne d’étouffer l’ambition de certaines mesures essentielles, aidée par le pouvoir de négociation largement disproportionné de sa délégation. Celle-ci comprend en effet de nombreux représentants du secteur.
La flotte de pêche hauturière du bloc capture la plus grande partie du thon de l’océan Indien. La plupart de ces prises sont réalisées par des navires qui utilisent des DCP.
« Les autorités publiques de l’UE et les lobbies industriels ont fusionné en un organisme unique qui, en plus de nuire à la faune et aux écosystèmes marins, porte également préjudice aux économies en développement du Sud », a déclaré Frédéric Le Manach, directeur scientifique de l’organisation française à but non lucratif BLOOM Association, dans un communiqué.
Selon une enquête de BLOOM, ces dernières années, l’UE a envoyé plus de représentants de lobbies industriels que de représentants de la force publique alors que les négociations sur la protection du thon albacore, une espèce précieuse dont les populations dans l’océan Indien sont proches de l’effondrement, s’intensifiaient.
En 2015, la CTOI, un organisme intergouvernemental responsable de la gestion des stocks de thon, a déclaré que le thon albacore (Thunnus albacares) était surpêché, déclenchant des années d’échanges autour de la mise en place de quotas et de régulations sur les équipements destructeurs tels que les DCP. Cette année-là, la délégation européenne à l’assemblée annuelle de la CTOI comptait six participants affiliés aux lobbies de la pêche industrielle en plus de 12 représentants de la force publique. En 2018, les lobbyistes étaient plus nombreux que les fonctionnaires dans la délégation de l’UE, à raison de 14 contre 12. La tendance s’est poursuivie chaque année depuis, à la seule exception de 2020.
Pour Frédéric Le Manach, ces chiffres sont le signe d’une « collusion malsaine » révélatrice d’une corruption plus profonde de la gestion par l’Union européenne des négociations sur les ressources halieutiques dans l’océan Indien et en Afrique, où plusieurs pays côtiers sont d’anciennes colonies d’États membres de l’UE.
L’UE est l’acteur principal de la pêche au thon dans l’océan Indien. Elle a, historiquement, enregistré les plus grosses prises. Bien que sa part ait diminué ces dernières années, ses navires industriels (qu’ils battent pavillon d’un État membre ou soient contrôlés par des entreprises européennes) se taillent toujours la part du lion en matière de thon avec environ 33 % des prises. Les prises de la plupart des pays côtiers de l’océan Indien sont bien plus petites et distribuées entre plusieurs millions de pêcheurs artisanaux. L’Indonésie, grande nation de pêcheurs de l’océan Indien avec une population quatre fois supérieure à celle de la France, a capturé moins de 16 % des prises, majoritairement au travers de ses pêcheurs artisanaux.
En réponse aux inquiétudes croissantes quant aux stocks de thons, d’autres membres de la CTOI comme l’Indonésie ont également envoyé des délégations plus fournies. Mais l’analyse de BLOOM montre que ces récentes augmentations des effectifs n’ont fait qu’amplifier le déséquilibre de représentation lors des réunions. Entre 2016 et 2020, l’UE a dépêché en moyenne 40 délégués, contre 20 pour l’Indonésie, pourtant deuxième en taille moyenne de délégation, tandis que les 27 autres membres de la CTOI étaient loin derrière. Les délégués européens comptaient pour 20 % du total de délégués entre 2002 et 2020, bien que le nombre de navires battant pavillon européen ne constitue que 2 % des bâtiments actifs dans la région.
Un porte-parole de la Commission européenne, qui a souhaité conserver son anonymat en accord avec la politique de la Commission, a en partie attribué la hausse de la taille des délégations à la pandémie. Depuis 2020, la CTOI a autorisé la participation en ligne aux réunions. Ainsi, « la taille de toutes les délégations participantes, dont celle de l’UE, a augmenté ces dernières années, car il est désormais possible pour les acteurs de participer virtuellement sans engager de coûts de déplacement », a déclaré l’intermédiaire.
Une augmentation qui « témoigne de l’intérêt croissant des acteurs pour les problématiques soulevées par la CTOI », dit-il, en ajoutant toutefois que, « strictement parlant », seuls les représentants de la Commission européenne font partie de la délégation de l’UE. Si les représentants des industriels de la pêche « peuvent également faire partie de la délégation en tant qu’observateurs », ils ne sont cependant par autorisés à négocier directement, souligne le communiqué.
Néanmoins, d’après les documents officiels de la CTOI, des lobbyistes de plusieurs groupes d’intérêt thoniers français et espagnols n’étaient pas listés comme observateurs, mais au titre de « conseillers » dans les délégations européennes. En outre, la taille des délégations avait commencé à augmenter bien avant la pandémie.
La flotte européenne compte des dizaines de thoniers senneurs, la plupart d’entre eux battant pavillon français ou espagnol, qui pêchent à l’aide de DCP. Ces dispositifs semblables à des radeaux ont une partie submergée constituée de filets, de toiles ou de cordes. Certains sont ancrés et demeurent fixes tandis que d’autres, appelés DCP dérivants, sont simplement relâchés en pleine mer. Ils attirent les poissons, adultes et juvéniles, par milliers facilitant leur capture. La prise d’individus juvéniles, qui n’ont pas encore eu l’occasion de se reproduire, épuise les populations et rend leur rétablissement plus difficile.
Comme l’a rapporté Mongabay par le passé, les DCP, et en particulier ceux qui sont ancrés, contribuent également de manière significative à la pollution marine de certaines zones.
En 2015 déjà, la CTOI avait signalé que la pêche au DCP constituait une menace pour les effectifs de thons, dont le thon obèse (Thunnus obesus) et la bonite (Katsuwonus pelamis) pêchés en même temps que le thon albacore.
Les thoniers senneurs continuent cependant de relâcher des milliers de dispositifs chaque année, malgré les avertissements des experts concernant les dangers liés à cette technique. En 2022, la CTOI a déclaré que les populations de thon obèse de l’océan Indien étaient surexploitées et a estimé que la bonite était pêchée à des niveaux non durables.
Du 3 au 5 février, les membres de la CTOI se sont réunis au Kenya pour une session extraordinaire sur l’usage de ces aides à la pêche. Lors de la rencontre, l’Inde a appelé à une interdiction des DCP dérivants, affirmant que la situation alarmante du thon albacore nécessitait l’application du principe de précaution. Un autre plan, soutenu par plusieurs grandes nations de pêche, dont les Maldives, l’Indonésie et l’Inde, prévoyait des interdictions temporaires de trois mois par an des DCP dérivants. La proposition incluait une coupe drastique du nombre de dispositifs que chaque navire est autorisé à relâcher en une fois, passant de 300 à 150.
Initialement, la proposition avait été soumise par le Kenya et les Maldives. Mais contre toute attente, le Kenya s’est retiré dès le début des négociations. BLOOM accuse l’UE d’avoir fait pression sur la nation d’Afrique de l’Est en menaçant de mettre fin aux financements du programme de l’économie bleue du pays.
La Commission européenne a démenti l’accusation selon laquelle l’UE « a eu recours à la moindre pression économique ou en coulisse », ajoutant que l’Union « maintient un dialogue bilatéral régulier avec tous ses partenaires sur les questions de pêche durable et, plus largement, sur notre programme pour les océans ».
Mongabay a également contacté le département de la pêche du Kenya, qui a envoyé des représentants aux négociations de la CTOI, au sujet de cette accusation, mais n’a pas reçu de réponse au moment de la publication.
Dans sa propre proposition, l’UE a recommandé de réduire le nombre de DCP de 300 à 280 à partir de 2024, puis de le ramener progressivement à 240 d’ici 2028. Elle a indiqué qu’il n’y avait pas encore suffisamment de preuves scientifiques pour justifier des interdictions des dispositifs.
La proposition amendée finalement votée à Mombasa à scrutin secret, à raison de 16 voix favorables sur 23, place la limite à 250 d’ici 2024, puis à 200 d’ici 2026. Le vote de l’UE n’est pas clair pour l’instant.
« L’UE a toujours essayé de faciliter les négociations et les compromis quant aux DCP et aux régulations de la pêche au thon en général », affirme Antonin Violette, porte-parole du groupe d’intérêt Orthongel, qui représente l’industrie thonière française et qui a fréquemment participé aux discussions de la CTOI. Il a décrit la proposition de l’UE comme « très ambitieuse », soutenant qu’elle « améliore la gestion, la traçabilité, la transparence et la biodégradabilité des DCP fixes et dérivants ».
Le communiqué de la Commission européenne a cité le grand nombre et le large éventail de propositions soumises par l’UE comme preuve du rôle constructif du bloc au sein de la CTOI. Il a souligné en outre que ces propositions abordent une multitude de questions importantes, de la gestion des stocks de thons à la réglementation des DCP. « [Ce] n’est probablement pas ce à quoi on s’attendrait si les intérêts commerciaux dominaient la position de l’UE », a dit le porte-parole de la Commission.
Selon Frédéric Le Manach, « la situation s’améliorerait pour tout le monde » si l’UE, acteur majeur dans la région, soutenait effectivement des mesures ambitieuses pour la conservation des espèces de thons telles que celle soumise par l’Inde et les Maldives. Mais pour cela, affirme-t-il, il faudrait « limiter radicalement » la présence et l’influence des lobbies dans les négociations de la CTOI.
Image de bannière : Thon albacore (Thunnus albacares). Image reproduite avec l’autorisation du SEFS Pascagoula Laboratory ; Collection of Brandi Noble, NOAA/NMFS/SEFSC
[Note de l’éditeur : Cet article a été mis à jour pour inclure une réponse de la Commission européenne à l’accusation selon laquelle l’UE a fait pression sur le Kenya pour qu’il retire son soutien à une proposition sur les DCP dérivants.]
Article original: https://news-mongabay-com.mongabay.com/2023/02/critics-allege-eus-toxic-collusion-with-fishing-lobbies-is-damaging-indian-ocean-tuna/