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En Tanzanie, les ruches modernes ne font pas le buzz chez les apiculteurs traditionnels

  • D’après une nouvelle étude, les apiculteurs traditionnels tanzaniens préfèrent les ruches tronc traditionnelles aux ruches à cadres amovibles modernes.
  • Selon les chercheurs, les ruches traditionnelles ont un impact négatif sur les forêts environnantes du district de Chemba au climat semi-aride.
  • Le coût élevé des ruches modernes, associé à l’attachement culturel fort aux pratiques apicoles traditionnelles, freine leur adoption à grande échelle.
  • Des ruches tronc fabriquées à partir d’agaves en Afrique du Sud imitent les ruches traditionnelles et pourraient offrir une alternative viable.

La Tanzanie est le deuxième plus grand producteur de miel d’Afrique et, pour passer à la vitesse supérieure, le gouvernement et les organismes d’aide souhaitent que les apiculteurs adoptent des ruches à cadres amovibles augmentant ainsi leur rendement et leurs revenus. Les apiculteurs, quant à eux, s’avèrent réticents à abandonner leurs ruches traditionnelles fabriquées à partir de troncs d’arbre évidés. Que savent-ils donc que les experts ignorent ?

Ces derniers promeuvent les ruches à cadres amovibles, apparues en Europe dans les années 1800. Ces ruches rectangulaires sont faites de bois à croissance rapide comme le cyprès ou le pin. À l’intérieur, des cadres mobiles fournissent un support aux rayons de miel. Les ruches traditionnelles que l’on retrouve à travers l’Afrique, en revanche, sont fabriquées à partir de rondins évidés ou d’écorce prélevée sur des arbres vivants afin de conserver sa forme cylindrique.

Dans le cadre d’une étude récemment publiée dans la revue Tropical Conservation Science, des chercheurs de l’Institut d’évaluation des ressources de l’université de Dar es-Salaam se sont rendus dans le district de Chemba, une zone semi-aride de la région de Dodoma, en Tanzanie. Ils y ont interrogé un total de 74 apiculteurs dans quatre villages à propos de leur usage des ruches. Seuls six d’entre eux n’utilisent que des ruches modernes, 24 ont indiqué employer une combinaison de ruches modernes et traditionnelles, tandis que 44 se cantonnent aux ruches tronc.

À Chemba, celles-ci sont principalement fabriquées à partir de troncs d’acacias abattus en dehors des forêts communautaires protégées, ce qui place une pression supplémentaire sur une région boisée déjà fortement dégradée par la production de charbon, souligne l’étude.

A log hive in Umalila, in Tanzania's Southern Highlands. Image by Paul Latham via Flickr (CC BY-NC 2.0)
Une ruche tronc en Umalila, dans les Southern Highlands, en Tanzanie. Image de Paul Latham depuis Flickr (CC BY-NC 2.0)
Map of Dodoma.
Les chercheurs ont interrogé des apiculteurs de quatre villages du district de Chemba, une zone semi-aride de la région de Dodoma. Image reproduite avec l’autorisation de Charles Chami.

Charles Chami, premier auteur de l’article, explique à Mongabay que peu d’apiculteurs admettent avoir personnellement abattu des arbres, car cela constitue un délit passible d’une amende d’après la loi tanzanienne. Son équipe et lui ont pris des photos d’arbres écorcés en anneau dans l’aire d’étude : un signe révélateur du passage d’apiculteurs, là où les fermiers et les charbonniers défrichent.

Il n’existe pas de chiffres confirmant l’impact de l’apiculture en ruche tronc sur les zones boisées de Tanzanie. Une étude, menée par un autre groupe de chercheurs qui a interrogé 15 apiculteurs d’un village de la réserve de Niassa, au Mozambique, a révélé qu’ils avaient tué 4 % des arbres du site d’étude de 5,9 ha en les écorçant pour fabriquer des ruches.

La pratique, additionnée à l’abattage d’arbres pour atteindre les nids d’abeilles, est « susceptible de réduire la production de miel des ruches. En effet, les abeilles dépendent du nectar fourni par les arbres de diamètre important avec une grande couronne », écrivent les chercheurs.

La réticence de la plupart des apiculteurs de Chemba quant à l’adoption des ruches modernes a surpris Charles Chami et son équipe. Selon eux, les méthodes de récolte et de filtrage sont peu efficaces, ce qui signifie que le miel extrait de ruches traditionnelles contient souvent du pollen et de la cendre et se vend à un montant moins élevé. Les ruches modernes sont également plus productives, disent-ils : jusqu’à 20 kg de miel par ruche, contre au moins 5 kg pour une ruche traditionnelle.

Le faible taux d’adoption des ruches modernes découle probablement en grande partie de leur coût, relève l’étude. En effet, en Tanzanie, leur prix peut aller au-delà de 51 $, soit bien plus que ce qu’un apiculteur moyen gagne à l’année.

Un autre facteur de taille est la préférence culturelle. Le district de Chemba est le foyer des Sandawe, un groupe ethnique dont les ancêtres utilisaient déjà les ruches tronc. Ils ont partagé avec les chercheurs leur refus de rompre avec le passé :

« Ils nous ont dit que leurs grands-pères leur avaient appris à chasser le miel et à fabriquer des ruches à partir de rondins et d’écorce depuis leur enfance », rapporte Charles Chami. « C’est devenu une partie intégrante de leur culture et ils ne peuvent pas la laisser de côté. »

Les Sandawe et les Rangi, un autre groupe ethnique de la région, utilisent le miel dans des cérémonies traditionnelles. Certaines autour du mariage, par exemple, requièrent du miel non filtré mélangé à du couvain, qui est la partie du rayon où se trouvent les larves d’abeille. Les apiculteurs sandawe ont expliqué aux chercheurs que ce type de miel ne peut être obtenu qu’à partir de ruches traditionnelles.

Charles Chami estime cependant que s’ils persistent à employer leurs techniques traditionnelles, les apiculteurs se placent eux-mêmes dans une situation défavorable. « Les apiculteurs qui utilisent des ruches à cadres amovibles bénéficient d’aides du district et ont accès à des marchés plus étendus, voire nationaux, comme lors des journées des agriculteurs [Nane Nane en swahili], pour vendre leurs produits », explique-t-il. « Ils vendent à des prix élevés, contrairement aux apiculteurs traditionnels qui utilisent des ruches tronc. Ceux-ci ne reçoivent pas d’aides à cause de la basse qualité de leurs produits. Ainsi, ils n’ont accès qu’à des marchés locaux et parfois ne vendent leur miel qu’à d’autres apiculteurs au sein de leur communauté, et ce à des prix bas. »

À en croire les chiffres, ils ne s’en sortent malgré tout pas trop mal. Parmi les 74 apiculteurs interrogés dans le cadre de l’étude, 14 de ceux qui utilisent des techniques traditionnelles gagnent plus de 200 000 shillings (86 $) par an avec la vente de leur miel. Au contraire, ce n’est le cas que pour 11 apiculteurs travaillant avec des ruches à cadres amovibles. Même le nombre de détenteurs de ruches tronc gagnant plus de 50 000 shillings (21 $) était plus élevé : 15, contre six apiculteurs « classiques ».

Modern beehives in an apiary.
Ruches modernes dans un rucher en Tanzanie. Image de Kris Fricke depuis Flickr (CC BY-NC-ND 2.0).
Modern hanging hives installed in trees.
Ruches à cadres amovibles suspendues dans les arbres en Tanzanie. Image de David Remsen depuis Flickr (CC BY-NC 2.0).

Pour Charles Chami, ces résultats mitigés pourraient être expliqués par les préférences des consommateurs dans la région de Chemba. Par exemple, les apiculteurs traditionnels produisant du miel dans des ruches tronc proches des membres des communautés rangi ou sandawe gagneront plus en leur vendant du miel non filtré, en accord avec leurs préférences culturelles, que les apiculteurs modernes.

« En Afrique, nous devons nous rappeler que l’apiculture ne se conforme pas aux pratiques et à la mentalité agroindustrielles », affirme Neil Rusch, un chercheur associé à la faculté de Géographie, d’archéologie et d’études environnementales de l’université du Witwatersrand, en Afrique du Sud, qui n’a pas participé à l’étude. « Il s’agit plutôt d’améliorer les moyens de subsistance et l’accent est véritablement placé sur les pratiques bioculturelles et les besoins de la communauté. »

Il soutient qu’il est faux de croire que les apiculteurs modernes produisent un miel de meilleure qualité que leurs collègues traditionnels, ajoutant que « nous devrions écouter et respecter les connaissances autochtones ».

« Du miel, c’est du miel. La qualité est dérivée de la manière dont il est récolté puis transformé. Le discours selon lequel l’apiculture traditionnelle est non progressive et mauvaise pour la santé ne tient tout bonnement pas debout. »

Une opinion partagée par Nicola Bradbear, directrice de l’organisation à but non lucratif anglaise Bees for Development. « Ce qu’on appelle “l’apiculture traditionnelle” est “traditionnelle” parce qu’elle fonctionne et est durable », a-t-elle dit à Mongabay.

« Dans notre travail, nous n’utilisons pas le terme “traditionnel” parce qu’il vient avec un gros bagage. Nous parlons de connaissances autochtones et nous les respectons. Après tout, les abeilles, l’apiculture et les apiculteurs sont différents d’un pays à l’autre : une ruche qui fonctionne ici, au Royaume-Uni, ne fonctionne pas pour les abeilles tropicales en Afrique tropicale. »

Les apiculteurs africains eux-mêmes le disent. Les apiculteurs ogiek, dans la forêt Mau au Kenya, ont ainsi expliqué aux chercheurs que les abeilles de la région évitent les ruches fabriquées à partir d’espèces d’arbres exotiques comme le pin du Mexique (Pinus patula) ou le cyprès du Portugal (Cupressus lusitanica). Les abeilles ne butinent pas sur ces espèces et les ruches qui en sont faites retiennent l’humidité, ont dit les répondants. Les apiculteurs ogiek affirment ainsi que les insectes préfèrent l’odeur des espèces d’arbres indigènes telles que le prunier d’Afrique (Prunus africana) ou le Podocarpus latifolius. Ils ont également recommandé que ces essences soient utilisées pour la fabrication des ruches, ou au moins pour en doubler l’intérieur.

Il est possible que les apiculteurs tanzaniens aient des croyances similaires, bien qu’ils ne l’aient pas expressément mentionné au cours de la recherche.

Janet Lowore, directrice de programme chez Bees for Development, souligne que la Tanzanie, l’Éthiopie et la Zambie sont les plus gros producteurs de miel en Afrique, prouvant que les techniques apicoles traditionnelles sont hautement productives.

Elles participent également « d’une gestion forestière très positive », dit-elle. Les recherches de Janet Lowore en Zambie, et les travaux comparables menés dans les forêts décidues du Plateau de Nyika au Malawi montrent que les apiculteurs traditionnels allument des feux en début de saison qui permettent d’éviter des incendies plus intenses et plus destructeurs par la suite. Selon elle, l’usage de ruches tronc ne provoque pas non plus de déforestation.

Elias Mwampamba with a log hive in Umalila, in Tanzania's Southern Highlands. Image by Paul Latham via Flickr (CC BY-NC 2.0)
Eliya Mwampamba et une ruche tronc en Umalila, dans les Southern Highlands, en Tanzanie. Image de Paul Latham depuis Flickr (CC BY-NC 2.0)

« Pour fabriquer des ruches tronc, les apiculteurs utilisent des arbres larges. Ils laissent pousser […] les arbres plus petits », précise Janet Lowore. « Employer des ruches tronc est destructeur pour les arbres à partir desquels elles sont fabriquées, c’est vrai. Mais dire que leur usage est source de destruction pour la forêt dans son ensemble est une hypothèse infondée. »

Neil Rusch, le chercheur sud-africain, a expliqué à Mongabay qu’il avait utilisé des troncs d’agave américain (Agave americana) pour développer des versions horizontales et verticales des ruches tronc traditionnelles. D’un point de vue continental, les ruches fabriquées à partir d’agaves peuvent représenter un compromis. Les agaves sont des plantes tropicales à croissance rapide originaires d’Amérique du Sud naturalisées dans 20 pays africains, Tanzanie incluse.

Dans certains, dont l’Afrique du Sud, elles sont considérées comme invasives. Les abattre pour en faire des ruches ferait donc d’une pierre deux coups. Les travaux de Neil Rusch montrent que les rondins évidés d’A. americana fournissent le volume et l’isolation nécessaires à l’installation des abeilles et à la production de miel. En outre, les ruches vides déployées dans les zones périurbaines d’Afrique du Sud étaient occupées dans le mois, voire dans les heures suivant leur mise en place.

« Les troncs d’agave se conforment aux méthodes apicoles traditionnelles [africaines] », affirme Neil Rusch, « mais elles ont l’avantage majeur de prévenir l’abattage des arbres. »

Installation of agave log hives.
Mise en place de ruches tronc en agave. Image reproduite avec l’autorisation de Neil Rusch.

Image de bannière : Un apiculteur utilise une échelle en bambou pour atteindre une ruche en Umalila, dans les Southern Highlands, en Tanzanie. Image de Paul Latham depuis Flickr (CC BY-NC 2.0).

Sources :

Chami, C. F., Liwenga, E. T., & Masao, C. A. (2022). Is beekeeping commercially and environmentally viable? An assessment of the adoption of hanging frame beehives in semi-arid area of central Tanzania. Tropical Conservation Science, 15. doi:10.1177/19400829221125393

Zocchi, D. M., Volpato, G., Chalo, D., Mutiso, P., & Fontefrancesco, M. F. (2020). Expanding the reach: Ethnobotanical knowledge and technological intensification in beekeeping among the Ogiek of the Mau Forest, Kenya. Journal of Ethnobiology and Ethnomedicine, 16(1), 1-22. doi:10.1186/s13002-020-00409-w

Rusch, N. (2020). Agave honey bee log hive: A response to pollinator stress and a move towards Darwinian and natural methods of beekeeping. Bee World, 97(1), 2-5. doi:10.1080/0005772X.2019.1681872

 
Article original: https://news.mongabay.com/2023/01/for-tanzanias-traditional-beekeepers-modern-hives-just-dont-buzz/

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