- Dans une récente étude, une équipe de chercheurs a tenté de comprendre comment l’application de deux approches mondiales de conservation, Demi-Terre et Terre entière, influerait sur la sauvegarde des orangs-outans vivant sur l’île de Bornéo, en Asie du Sud-Est.
- Les trois espèces d’orangs-outans continuent de voir leur population diminuer. En cause, la perte de leur habitat et le braconnage et ce, malgré le milliard de dollars US investi dans des efforts de conservation depuis une vingtaine d’années.
- Les chercheurs se sont enquis de l’opinion de spécialistes des orangs-outans sur l’application de ces deux concepts à l’île de Bornéo. Les résultats suggèrent qu’un déclin continu des orangs-outans bornéens est à prévoir quel que soit le scénario retenu, Demi-Terre ou Terre entière. Selon les scientifiques, les espèces se porteraient toutefois mieux sous le premier.
- Les défenseurs du scénario Terre entière soutiennent que les auteurs de l’étude ont mal interprété certaines idées maîtresses du concept.
Les orangs-outans, comme la plupart des grands singes, sont mal en point. Leur population continue de diminuer à mesure que leur habitat disparaît ou que les humains les sacrifient pour leur viande ou pour se protéger. Et tout cela malgré milliard de dollars US investi dans des efforts de conservation concertés depuis une vingtaine d’années. Le déclin continu laisse les scientifiques perplexes quant à la manière d’assurer la survie des trois espèces du genre Pongo.
Une récente étude révèle comment deux concepts basés sur des idées radicales de conservation mondiale, les modèles Demi-Terre et Terre entière, pourraient influer sur la survie du grand singe. Les réflexions des auteurs soulèvent des questions sur les retombées de ces approches de conservation ainsi que sur la fiabilité de l’interprétation des résultats par les auteurs.
Dans une étude publiée le 13 octobre 2022 dans le journal Oryx, le spécialiste de la conservation Erik Meijaard et son équipe ont anticipé comment l’application de ces deux paradigmes pourrait modifier les pratiques en matière d’utilisation des terres et d’aménagement des aires protégées sur l’île de Bornéo sur une période donnée, entre 2021 et 2032. L’approche Demi-Terre consiste à réserver la moitié de la surface terrestre et marine à la vie sauvage. Selon l’équipe dirigée par Erik Meijaard, l’application du principe Terre entière supposerait de s’écarter des aires protégées traditionnelles pour passer à un « système beaucoup plus équitable dans lequel les communautés locales auraient le contrôle de l’utilisation de leurs terres ».
L’équipe a ensuite partagé ses projections avec les spécialistes des orangs-outans et leur a demandé quelles répercussions, d’après eux, ces transformations pourraient avoir sur les populations d’orangs-outans bornéens (Pongo pygmaeus). À la lumière des réponses collectées, les auteurs ont conclu que le primate se porterait mieux sous le scénario de conservation Demi-Terre.
Conservation, en théorie
Jusqu’à présent, les deux concepts Demi-Terre et Terre entière sont restés « des projets très théoriques », a fait observer Erik Meijaard, qui dirige l’agence de conseil Borneo Futures basée à Brunei.
« J’ai pensé qu’il serait vraiment intéressant de voir…ce qui se produit réellement si vous essayez de les mettre en œuvre », a-t-il déclaré. En somme, l’équipe a cherché à déterminer quels impacts ces deux projets engendreraient sur la conservation des orangs-outans bornéens.
Les chercheurs ont également spéculé sur les conséquences de la déforestation et du braconnage sur l’île de Bornéo entre 2021 et 2032 si le rythme actuel était maintenu. Parallèlement à ces concepts, les chercheurs ont élaboré un scénario ambitieux dans lequel les problèmes de perte d’habitat et de chasse non durable étaient résolus.
À l’unisson, les 24 spécialistes qui ont répondu à l’étude (sur un total de 63 personnes contactées) ont prédit une diminution du nombre d’orangs-outans bornéens quel que soit le scénario retenu, à l’exception du dernier cité, le plus ambitieux d’entre eux, dans lequel, les spécialistes anticiperaient une augmentation de la population de près de 150 % au cours du siècle prochain.
Dans les trois autres scénarios, l’étude prévoit qu’une application du modèle Demi-Terre à Bornéo mènerait à un déclin de 13 % de la population, contre 25 % avec le maintien du statu quo.
Erik Meijaard a souligné qu’un scénario Demi-Terre existe déjà en théorie dans la région qui abrite les orangs-outans à Bornéo. Un réseau d’aires protégées, aux côtés de concessions forestières « exploitées de manière durable », couvre plus de la moitié de l’État malais de Sabah et des provinces indonésiennes de Kalimantan.
Erik Meijaard a souligné qu’il incombait aux exploitants des concessions forestières de les préserver dans leur état naturel. « Ce n’est pas toujours le cas, mais c’est du moins l’idée derrière elles. »
Le chercheur a indiqué que la proportion d’aires protégées sur l’île malaise et indonésienne de Bornéo dépassait celle de nombreux pays plus industrialisés ; les dirigeants de l’hémisphère Nord se sont d’ailleurs ralliés à la cause. Le 7 novembre dernier, au début de la Conférence climatique annuelle des Nations Unies (COP 27), les leaders de six pays, dont les États-Unis et le Royaume-Uni, ont apporté leur soutien aux objectifs 30×30, qui visent à protéger 30 % de la planète d’ici à 2030 et sont considérés comme une première étape vers l’objectif Demi-Terre.
Pourtant, malgré les protections en place à Bornéo, Erik Meijaard a précisé que le déclin continu des orangs-outans sur l’île soulignait la nécessité de redoubler d’efforts.
« Sur le papier, le modèle Demi-Terre est déjà en place », a-t-il déclaré, « mais une meilleure gestion des terres est impérative. »
Une histoire « entièrement » différente
Les spécialistes des orangs-outans qui ont répondu à l’enquête ont indiqué que la population de l’espèce diminuerait de plus de moitié sous le scénario Terre entière établi par l’équipe d’Erik Meijaard.
L’interprétation du concept par les chercheurs a été remise en question par d’autres spécialistes.
Erik Meijaard a souligné qu’il était difficile de prévoir ce qui pourrait arriver si le scénario Terre entière était mis en place à Bornéo, car il n’a pas été autant réfléchi que celui de la Demi-Terre. « Avec l’approche Terre entière, la tâche a vraiment été complexe », a fait observer Meijaard. Selon lui, il est clair que le modèle Terre entière « nécessite des transformations massives là où il n’y a pas de système de gestion en place. »
Le principe fondamental du scénario Terre entière établi par l’équipe était fondé sur la gestion des aires protégées par les communautés locales en l’absence de réglementation, car l’Indonésie et la Malaisie n’ont pas actuellement de structure de gestion des forêts en place et n’ont pas non plus la capacité d’accueillir une telle transformation. Avec un tel scénario, selon eux, ce qui est à craindre, c’est une situation similaire à celle qui a succédé le départ de Haji Mohamed Suharto à la fin des années 1990. Pour rappel, Haji Mohamed Suharto, deuxième président indonésien, avait exercé un régime autoritaire dans le pays pendant de longues années avant de finalement se résigner à démissionner en réponse aux pressions du peuple. Par la suite, la décentralisation du pouvoir a mené le pays vers une accélération de la déforestation.
Pour l’équipe dirigée par Erik Meijaard, l’application du projet Terre entière mènerait à une « déréglementation » similaire des aires protégées gérées par le gouvernement. Sans un système bien établi visant à assurer la protection des forêts qui abritent les orangs-outans, les populations pourraient être plus enclines à défricher les forêts pour en exploiter ses ressources « avant que quelqu’un d’autre ne s’en charge », a expliqué Erik Meijaard. L’équipe a également indiqué qu’avec ce scénario, « la perte du couvert forestier est amenée à augmenter, et entrainera le déplacement des orangs-outans » et « une réduction des investissements en faveur de la gestion des forêts et de la vie sauvage ».
Bram Büscher, professeur de sociologie à l’Université de Wageningen aux Pays-Bas, a fait savoir qu’il était en désaccord avec l’interprétation de l’équipe – qui reposerait pourtant largement sur sa propre conceptualisation, d’après Erik Meijaard et ses collègues.
« Je pense qu’il est fondamental et nécessaire de réfléchir à ce que les termes de visions globales ou abstraites peuvent signifier pour des circonstances locales ou concrètes particulières », a déclaré Bram Büscher dans une interview. Il a ajouté qu’appliquer une telle « vision abstraite » nécessitait plus de nuance que ce que les auteurs ont pu prendre en compte dans leur étude.
En 2019, Bram Büscher et l’un de ses pairs, Robert Fletcher, ont publié un article de recherche sur ce qu’ils appellent la « conservation conviviale de la nature », qui, d’après eux, encouragerait « l’équité radicale, la transformation structurelle et la justice environnementale ».
« L’idée générale du projet Terre entière était d’adopter une approche plus holistique au niveau des transformations à mettre en place, plutôt que de simplement choisir de diviser la planète en deux », a souligné Bram Büscher. Mais il ne s’agissait en aucun cas de dérèglementer ni de décentraliser le réseau des aires protégées. « Il n’est pas question de déréglementation, mais de réglementation », a-t-il corrigé.
Erik Meijaard a reconnu que Bram Büscher et Robert Fletcher ne faisaient pas mention du terme décentralisation dans leur étude parue en 2019. L’équipe a dressé cette comparaison avec la fin du règne de Suharto pour tenter de comprendre ce qui pourrait se passer si le contrôle était décentralisé du niveau national au niveau local.
« Nous voulions souligner les similarités », a déclaré Erik Meijaard.
Toutefois, la transition politique à la suite de la démission de Suharto a échappé au remaniement radical des structures du pouvoir imaginé par les défenseurs du modèle Terre entière tels que Bram Büscher. À la place, le pouvoir a été graduellement transféré du niveau national au niveau local et à celui du district, ce qui a souvent encouragé les fonctionnaires corrompus à tirer profit des domaines placés sous leur contrôle par tous les moyens possibles, y compris le pillage des forêts.
Sans les améliorations pour une équité et une meilleure justice environnementale qui, selon les défenseurs, accompagneraient la transformation radicale pour l’adoption de l’approche Terre entière, les communautés disposent de peu d’outils ou de mesures incitatives pour protéger leur environnement.
En quête de changement
Bram Büscher a indiqué qu’au vu du déclin généralisé des diverses espèces à l’échelle mondiale, une transformation radicale est peut-être ce qui s’impose.
« Protéger la moitié de la Terre implique de maintenir le système politico-économique responsable de la crise en place » a-t-il mis en garde. « C’est donc très risqué », a-t-il ajouté.
Avant de poursuivre : « Aujourd’hui ; les aires protégées couvrent une surface de la planète beaucoup plus importante qu’il y a quelques décennies. » Tout en soulignant que « c’est exactement à cette même période que nous sommes entrés dans la sixième extinction de masse ».
Selon lui, l’approche holistique qu’il préconise pourrait aider à répondre non seulement à la perte de la biodiversité, mais aussi à l’héritage de l’injustice envers les communautés qui ont de tout temps été marginalisées avec les mesures de conservation existantes.
Mais pour les scientifiques, le scénario Terre entière qui prône le partage d’un même espace par les populations humaines et la faune est totalement irréaliste.
« Je ne pense pas qu’il existe de cas concrets démontrant que ce scénario fonctionne », a rapporté à Mongabay Pimm, professeur d’écologie à l’Université de Duke aux États-Unis. « Il faut tracer des limites. Il faut ériger des clôtures, aussi révoltant que cela puisse paraître. »
Il est revenu sur l’étude menée par Erik Meijaard et son équipe qui suggère que l’approche Demi-Terre serait bien meilleure pour les orangs-outans que celle de la Terre entière.
« Ce concept de partage de l’environnement, ça ne marche pas », a souligné Pimm, qui est également président et fondateur de l’ONG Saving Nature. « Les gens détruisent les animaux, ils détruisent la végétation, ce n’est pas une solution de conservation très efficace. »
Il a toutefois mis en garde contre une solution avec des objectifs tels que 30×30 et même le projet Demi-Terre qu’il a pourtant soutenu dans son propre article de recherche. Comme il le répète à ses étudiants dans l’un des cours qu’il enseigne, ces objectifs ne sont « ni nécessaires ni suffisants ».
« 30 %, ce n’est pas suffisant si vous ne protégez pas la planète au bon endroit ; et 50 % non plus si la protection est assurée au mauvais endroit », a déclaré Pimm.
Erik Meijaard a indiqué que l’important était d’enrayer le déclin des orangs-outans le plus rapidement possible et d’examiner les données extraites des deux approches.
« Nous n’avons pas besoin de transformations radicales, et le temps presse », a souligné le chercheur.
« Nous avons très peu de temps devant nous avec une espèce se reproduisant si lentement », a-t-il ajouté. « Ce que nous savons, c’est que si nous ne changeons pas les choses, nous allons continuer à perdre beaucoup d’orangs-outans. »
Image de bannière : Une mère et ses petits orangs-outans à Sabah, sur l’île de Bornéo, en Malaisie. Image de Carine06 via Flickr (CC BY-SA 2.0).
John Cannon est rédacteur pour Mongabay. Retrouvez-le sur Twitter. @johnccannon
Citations :
Büscher, B., & Fletcher, R. (2019). Towards convivial conservation. Conservation & Society, 17(3), 283-296. doi:10.4103/cs.cs_19_75
Davis, J. T., Mengersen, K., Abram, N. K., Ancrenaz, M., Wells, J. A., & Meijaard, E. (2013). It’s not just conflict that motivates killing of orangutans. PLOS ONE, 8(10), e75373. doi:10.1371/journal.pone.0075373
Meijaard, E., Sheil, D., Sherman, J., Chua, L., Ni’matullah, S., Wilson, K., … Marshall, A. J. (2022). Restoring the orangutan in a Whole- or Half-Earth context. Oryx, 1-12. doi:10.1017/S003060532200093X
Pimm, S. L., Jenkins, C. N., & Li, B. V. (2018). How to protect half of Earth to ensure it protects sufficient biodiversity. Science Advances, 4(8), eaat2616. doi:10.1126/sciadv.aat2616
Santika, T., Sherman, J., Voigt, M., Ancrenaz, M., Wich, S. A., Wilson, K. A., … Meijaard, E. (2022). Effectiveness of 20 years of conservation investments in protecting orangutans. Current Biology, 32(8), 1754-1763.e6. doi:10.1016/j.cub.2022.02.051
Wilson, E. O. (2016). Half-Earth: Our Planet’s Fight for Life. WW Norton & Company.
Article original: https://news-mongabay-com.mongabay.com/2022/11/what-can-half-or-whole-earth-conservation-strategies-do-for-orangutans/