Nouvelles de l'environnement

Haïti : une nation dont les problèmes environnementaux ne font que commencer par l’eau

  • Les pénuries se multiplient en Haïti alors que le pays connaît une recrudescence de violences sans précédent. L’eau fait désormais partie des ressources rares. Mais le manque d’eau en Haïti prend sa source plus en amont et est lié à tous les autres aspects environnementaux. Les écosystèmes de l’île sont aujourd’hui soumis à une pression provoquée par les transgressions nationales et mondiales des limites planétaires.
  • Le cadre théorique des limites planétaires a été pensé en 2009. Il a pour objectif de poser des plafonds aux activités humaines et ainsi prévenir l’effondrement des systèmes de fonctionnement de la planète. On compte parmi elles la perte de biodiversité, l’eau douce, la pollution atmosphérique, le changement climatique, les niveaux de phosphores et d’azote, l’acidité des océans, l’usage des sols, la perte d’ozone stratosphérique et la contamination par des produits chimiques d’origine humaine.
  • Les chercheurs qui ont défini la limite de consommation d’eau douce avertissent qu’altérer le cycle de l’eau peut avoir des conséquences sur les autres limites. La petite nation insulaire isolée qu’est Haïti a le potentiel pour devenir un cas d’étude de ces nombreuses interconnexions. Il offre un exemple visible des effets sinistres pour l’humanité et la faune lorsque les systèmes d’eau douce sont profondément compromis.
  • Haïti est aujourd’hui en proie à une crise socio-économique et environnementale extrême. Alors qu’il lutte contre le changement climatique, les problèmes d’eau douce, la déforestation et la pollution, il peut également être considéré comme une mise en garde pour les autres nations tandis que notre crise mondiale s’aggrave. Les experts préviennent toutefois que la recherche sur l’application des limites planétaires au niveau régional reste restreinte.

J’envoie un message à P., un ami et collègue haïtien, pour qu’il m’aide avec cet article. La date de publication approche et je lui ai demandé de me décrocher une interview avec l’hydrologue le plus en vue du pays. Je lui explique que je ne suis pas à l’aise avec l’idée d’écrire un papier sur Haïti sans intégrer d’entretien avec un Haïtien, mais je n’ai pas encore eu de réponse.

« Il a dit non », me répond-il « Il habite dans une zone contrôlée par les gangs. »

Depuis 2018, date de ma dernière visite, Haïti est en proie à des sursauts de violences. Je ne suis donc pas surpris lorsque P. me décrit la situation actuelle : pas d’électricité, des barrages routiers à toutes les intersections, les banques et les commerces fermés, un homme abattu sur le pas de sa porte. Je ne suis pas non plus étonné que quelqu’un aux prises avec une telle situation puisse refuser de parler à un journaliste étranger, même sur un sujet aussi inoffensif que l’hydrologie.

Mais un détail de la part de P. me glace le sang. Depuis hier, me dit-il, lui et sa famille n’ont plus la moindre goutte d’eau. C’est le cas d’autres habitants de plusieurs quartiers de la métropole haïtienne. S’ajoute à cela la flambée des prix du carburant, menant aux violences qui frappent la région. P. attend que les choses se calment dans sa rue pour sortir et trouver de l’eau quelque part. N’importe où.

L’eau n’est pas un problème partout en Haïti.

La modeste ville rurale de Verrettes, par exemple, se situe sur la rive d’un petit affluent du fleuve Artibonite, le cours d’eau principal du pays. Lorsque je m’y étais rendu, c’était un après-midi ensoleillé et des adolescents barbotaient sur les berges. Derrière eux, des rizières inondées s’étendaient jusqu’aux montagnes à l’horizon et des travailleurs avançaient, le dos courbé et machette au poing, le long des aplats vaseux. « J’aime ce travail », m’avait dit un homme, Mèsidor, de l’eau aux chevilles en creusant la boue à la main. « Au moins, je peux nourrir ma famille. »

Children play and relax in the river
Des enfants jouent dans la rivière près de Verrettes, une ville rurale. À certains endroits d’Haïti, l’eau abonde, mais se fait rare dans d’autres. Images de Conrad Fox.

À quelques heures de trajet de là, d’autres régions étaient frappées par la pire sécheresse que la nation insulaire ait connue depuis des décennies. La production annuelle de maïs n’a cessé de diminuer ces sept dernières années et est désormais 45 % plus faible qu’en 2013. Le Cadre intégré de classification de la sécurité alimentaire (IPC), une initiative conjointe de la FAO et d’autres organisations, estime qu’aujourd’hui, 4,5 millions d’Haïtiens, soit la moitié de la population, font face à une insécurité alimentaire aiguë.

La pluie, lorsqu’elle tombe, est torrentielle et dangereuse. En 2016, l’ouragan Matthew a fait au moins 500 victimes en Haïti et causé 2,2 milliards de dollars de dégâts, ce qui représente un quart du PIB du pays. Heureusement, le passage de l’ouragan Fiona la semaine dernière a épargné l’île.

L’une des zones les plus touchées par Matthew, le département de Grand’Anse situé à la pointe sud de la péninsule, est aussi désormais parmi les plus affectées par la sécheresse. Ailleurs, l’Étang Saumâtre, non loin de la frontière entre Haïti et la République dominicaine, sème la confusion chez les chercheurs avec des montées inexpliquées du niveau de l’eau. Ces hausses sont telles que les résidents ont dû être relogés.

« Il n’y a pas de pénurie d’eau, c’est juste qu’elle n’est pas toujours là où on en a besoin », affirme James Adamson, géologue chez Northwater, un cabinet de conseil qui travaille pour USAID et l’administration locale.

De nos jours, cela est vrai pour toute la planète : certaines régions n’ont pas la moindre goutte d’eau tandis que d’autres sont littéralement noyées. D’après le cadre théorique des limites planétaires (LP), nous n’avons pas seulement déstabilisé le climat terrestre, nous avons également altéré le cycle de l’eau à l’échelle mondiale.

Haiti hit by Hurricane Matthew.
Haïti après le passage de l’ouragan Matthew. L’intensification du changement climatique s’accompagne de tempêtes et de sécheresses dont le bilan est désastreux pour l’environnement et la population de la nation insulaire. Image reproduite avec l’autorisation des Nations unies.

Dépasser les limites mondiales, nationales, régionales

Les limites planétaires, proposées en 2009 par le Stockholm Resiliency Centre, posent des seuils théoriques sur neuf variables environnementales clés : l’eau douce, la biodiversité, la dégradation de la couche d’ozone, la pollution de l’air, les niveaux de phosphore et d’azote, l’acidité des océans, l’usage des terres exprimé par le couvert forestier, le changement climatique et la contamination par les produits chimiques d’origine humaine (appelés entités nouvelles). Afin de maintenir l’habitabilité de la Terre, il est essentiel de rester dans ces limites. Les dépasser pourrait provoquer l’effondrement des systèmes qui permettent la vie.

Les limites sont interconnectées et cela est d’autant plus vrai en ce qui concerne l’eau. Désignée comme « flux vital de la biosphère » par Malin Falkenmark, hydrologue de renommée mondiale, l’eau est cruciale au fonctionnement de tous les autres systèmes de la planète. Elle aide à réguler le climat, à transporter les nutriments et l’énergie, à stocker le carbone, à renouveler les sols et à alimenter les cellules vivantes.

Mais c’est un équilibre fragile : altérer le cycle de l’eau affecte les autres systèmes planétaires. Et leur dégradation peut, à son tour, perturber le cycle de l’eau.

Les LP ont été conçues à l’origine pour décrire le monde comme un tout et souligner les maillons de la longue chaîne du climat qui relie, par exemple, une sécheresse en Californie et une inondation au Pakistan. Certains chercheurs pensent cependant que cette théorie peut être appliquée à une échelle plus réduite : une région, un biome ou même une île-nation telle qu’Haïti.

« On peut envisager ces petits systèmes comme des Terres miniatures », explique Fernando Jaramillo, géographe physique à l’université de Stockholm. « Ce sont aussi des systèmes complexes. Il y a un cycle de l’eau, un cycle biochimique, un système climatique, un écosystème, et ainsi de suite » qui interagissent tous au niveau local.

« Et tout comme la planète », poursuit-il, « changer un peu trop l’un seul de ces paramètres provoque l’effondrement de tout le système. »

The low-lying Cul-de-Sac plain just north of Port-au-Prine.
La plaine de Cul-de-Sac, au nord de Port-au-Prince. L’aquifère qui se trouve en profondeur fournit la majeure partie de l’eau de la ville. Avec la montée du niveau de la mer, elle pourrait devenir saline. Image de Conrad Fox.

Haïti vue à travers le filtre des limites planétaires

À ce jour, personne n’a approché Haïti à travers le prisme des LP. L’expertise de M Jaramillo, par exemple, porte sur les zones humides colombiennes. Mais ce pays fragilisé semble être le candidat parfait pour conduire des études de ce type.

Malgré sa superficie réduite, il abrite une variété d’écosystèmes, des sommets montagneux aux zones humides côtières, et a été désigné comme l’un des foyers les plus foisonnants de biodiversité au monde. Beaucoup d’espèces d’oiseaux, de lézards et de poissons sont endémiques. Haïti fait cependant face aux conséquences des transgressions humaines de la plupart des LP, sinon de toutes.

Mais contrairement à la plupart des menaces à l’échelle mondiale, celles qui planent sur l’île sont concentrées et étroitement liées. Les pentes montagneuses déboisées qui provoquent une sédimentation destructrice dans les mangroves du bord de mer sont souvent à portée de vue les unes des autres. Cela facilite l’observation immédiate d’interactions autrement complexes aux effets uniquement visibles à long terme.

Enfin, les politiques environnementales d’Haïti le séparent de la République dominicaine, son seul voisin sur l’île d’Hispaniola, ce qui permet une comparaison politique. La différence est visible sur les images satellites de l’île. À certains endroits, la frontière est révélée par des zones brunes côté haïtien et vertes côté dominicain.

A satellite image of the Haitian-Dominican border
Une image satellite de la frontière, rendue visible par le contraste entre les forêts verdoyantes de la République dominicaine et les terres dénudées d’Haïti. Le taux d’érosion du sol en Haïti est plusieurs fois celui de la République dominicaine, en partie à cause des politiques environnementales divergentes. Image reproduite avec l’autorisation du Goddard Space Flight Center Scientific Visualization Studio de la NASA.

Enfin vient le problème de l’effondrement. Le cadre théorique des limites planétaires prévient que l’effondrement de l’écosystème est le prix ultime à payer pour le dépassement d’un ou plusieurs seuils. Il semble parfois que le mot a été inventé pour Haïti. Dès les années 1970, les Nations unies ont averti que le pays était au bord du désastre environnemental. Il a été mis sur les devants dans l’ouvrage publié en 2005 par le géographe Jared Diamond intitulé Effondrement : Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie. La vague la plus récente de troubles sociaux fait suite à une sécheresse et une famine extrêmes, qui ont conduit à l’assassinat du président en 2021, et à une guerre des gangs qui a pratiquement paralysé le pays.

Un examen d’Haïti à travers le prisme de ces neuf limites dépasse le champ de cet article. Ainsi, pour avoir un aperçu des complexités imbriquées d’un effondrement socio-environnemental en cours, nous nous concentrons sur une seule d’entre elles : l’eau douce. Et nous le faisons en tant qu’étude de cas et récit édifiant pour le monde entier : si elles ne sont pas contrôlées, les transgressions des LP menacent de transformer même les États-nations les plus prospères d’aujourd’hui en États défaillants invivables.

L’eau n’est pas là où elle est nécessaire

En termes de volume pur, Haïti est dans une meilleure posture que certains de ses voisins caribéens. L’Artibonite, qu’il partage avec la République dominicaine, et le lac Miragoâne, respectivement le plus grand fleuve et la plus grande étendue d’eau douce des Caraïbes, sont tous deux sur son territoire. Le pays enregistre 40 milliards de mètres cubes de pluie annuellement.

Toutefois, seuls 5 % environ de cette eau viennent alimenter les aquifères. Cela est en partie dû au récent régime météorologique en dents de scie qui dessèche les sols, puis les soumet à des pluies torrentielles. Sans compter que la situation ne fait qu’empirer, ainsi que l’ont prédit les modèles du changement climatique. Les températures ont augmenté au cours du siècle dernier et les précipitations se sont faites erratiques, alternant violemment entre sécheresse et véritable déluge.

Annual climate in Haiti.
(En haut) Précipitations annuelles en Haïti. (En bas) Températures annuelles moyennes en Haïti. Images reproduites avec l’autorisation de Studio Canek.

Les pluies battantes ne stagnent pas, mais dévalent les flancs de collines escarpés jusqu’à la mer. D’autant que l’absence d’arbres sur la plupart des pentes de l’île offre un terrain dégagé. Bien que les chiffres soient sujets à débats en Haïti, certaines études estiment que seulement 4 % du couvert forestier originel est encore debout.

Cette déforestation a une cause elle aussi liée aux LP : dans cette nation en manque d’énergie, la grande majorité de la population dépend du charbon de bois provenant des arbres locaux pour cuisiner. Ainsi, la plupart des pentes, dont celles qui bordent la vallée où se trouve Verrettes, ne sont plus que roches et broussailles, leurs forêts luxuriantes victimes de siècles de changements d’usage des sols (une autre LP).

« Si l’eau tombe sur des flancs de collines dénudés, elle va s’écouler rapidement », indique Michael Piasecki, professeur en ingénierie au City College de New York. Il travaille en Haïti depuis 2010 et possède une maison et un laboratoire scientifique à Léogâne, à environ 30 km à l’ouest de la capitale, Port-au-Prince. « Le potentiel de rétention n’est pas suffisant pour que l’eau soit capturée par les plantes et leurs racines […] ce qui ne lui laisse pas le temps de s’infiltrer. Elle se contente donc de se déverser très rapidement vers le bas. »

Et lorsque cela arrive, elle emporte de la terre avec elle. Haïti perd 5 560 tonnes de sol par kilomètre carré par an, ce qui en fait le pays avec le pire taux d’érosion au monde. Cela a des conséquences sur l’agriculture à flanc de colline, mais aussi pour le cycle de l’eau plus en aval. Les fortes pluies « entraînent une grande quantité de sédiments dans les segments peu profonds de la rivière », explique Pr Piasecki. « Le lit se bouche. Ainsi, même les pluies les plus modérées vont provoquer des inondations, puisque l’eau n’a nulle part où aller. » Sans compter les effets sur le changement climatique au niveau mondial : les sols sont vitaux à la séquestration du carbone, mais on ne peut rien stocker dans ce que l’on n’a pas.

A denuded hillside.
(À gauche) Un flanc de colline dénudé dont les forêts ont été abattues pour fournir du charbon de bois pour la cuisine, une vue courante dans les montagnes d’Haïti. La déforestation et les tempêtes, renforcées par le réchauffement climatique, ont eu pour effet un glissement intense des sols qui embourbe les rivières et les zones humides. (À droite) Une carrière sur un flanc de colline défriché surplombant l’Étang Saumâtre. Images de Conrad Fox.
Women wash clothes in a river
Des femmes font leur lessive dans une rivière hors de la ville de Hinche. De nombreux Haïtiens à faibles revenus gagnent leur vie en ramassant du sable sur ces berges pour le vendre à des fins de construction, ce qui contribue à l’érosion et à la dégradation de la biodiversité. Image de Conrad Fox.

La sédimentation vient même entretenir sa propre cause : la déforestation. L’envasement a paralysé le plus grand barrage hydroélectrique d’Haïti et son réservoir, le lac de Péligre, qui se situe sur le fleuve Artibonite, non loin de la frontière dominicaine. Érigé à grand renfort de publicité et d’aide américaine à la fin des années 1950, le barrage de Péligre était censé remédier à la pénurie chronique d’énergie en Haïti. La turbidité a toutefois réduit de moitié la production d’électricité du barrage (qui n’a, par ailleurs, jamais atteint le rendement promis), accroissant la dépendance d’Haïti au charbon de bois.

Plus en aval, les sédiments s’accumulent, déviant les canaux, qui n’atteignent plus les zones humides. Ainsi, l’intégrité de la biosphère (une autre LP) souffre elle aussi. Beaucoup des cours d’eau haïtiens ne rejoignent plus l’océan durant la saison sèche. Sans apport d’eau douce, la salinité augmente, tuant les mangroves. Auparavant abondantes sur les côtes haïtiennes, il n’en reste désormais plus que quelques peuplements isolés. Les mangroves séquestrent cinq fois plus de carbone que les forêts terrestres. Leur destruction vient donc exacerber le réchauffement climatique. Leur disparition prive également les habitants du littoral d’une protection contre l’élévation du niveau de la mer et l’intensification des tempêtes et des ouragans, toutes deux induites par le changement climatique.

À l’intérieur des terres, Pr Piasecki affirme que le niveau de son propre puits a baissé tandis que des voisins signalent l’assèchement des leurs. Selon lui, la cause du problème est la diminution de la recharge des aquifères alluviaux dans les régions côtières. Ainsi, les résidents sont aussi exposés à l’infiltration d’eau salée à mesure que l’eau douce manquante est remplacée. La salinité de l’aquifère des basses terres qui alimente la majeure partie de Port-au-Prince augmente de 3 % par an. À moins de 30 m au-dessus du niveau de la mer et pris en tenaille entre la baie de Port-au-Prince et le bien nommé Étang Saumâtre, l’aquifère fera face à une infiltration croissante alors que le niveau de la mer monte.

Ce qui sera très certainement le cas. Les modèles suggèrent en effet que le réchauffement climatique provoquera une hausse des eaux haïtiennes de 0,13 à 0,4 m d’ici 2030. De même, il faut s’attendre à une augmentation de 5 à 10 % de l’intensité des ouragans dans le pays d’ici 2100, tandis que les sécheresses se feront plus fréquentes. Les températures ont quant à elles déjà grimpé.

Change in distribution of mean temperature in Haiti.
Modifications dans la distribution de la température moyenne en Haïti. Ces dernières années, le début de la saison de croissance estivale a eu jusqu’à trois mois de retard. Image reproduite depuis le Climate Change Knowledge Portal de la Banque mondiale.

Survivre avec ce que l’on a

Lors de ma visite en 2018, les portiques ombragés et les bougainvilliers de Delmas, une banlieue de classe moyenne de Port-au-Prince, offraient un îlot de calme en pleine apocalypse. Du moins les jours où elle n’était pas consumée par les manifestations et la violence des gangs. Ici, les habitants reçoivent encore un filet d’eau de la ville deux ou trois fois par mois. Ils la stockent dans des bidons et complètent avec les livraisons par camion-citerne depuis l’aquifère des basses terres. Dans les quartiers plus pauvres, dépourvus de réservoirs ou de conduites d’eau, les résidents font la queue pour remplir des jerricanes d’une vingtaine de litres à ces mêmes camions. Tout comme celle du robinet, cette eau est fournie par le gouvernement, mais d’après les habitants, la revente au marché noir et les raccordements clandestins sont monnaie courante.

En effet, malgré la relative abondance d’eau en Haïti, la plupart des Haïtiens vivent dans la pénurie. Les ressources en eau renouvelables sont de 1 278 m3 par personne par an selon l’indice de Falkenmark (créé par l’hydrologue citée plus haut), ce qui fait que le pays connaît un stress hydrique. On considère qu’un minimum de 1 000 m3 par habitant par an est nécessaire au maintien de la vie humaine, toutes activités confondues, dont l’agriculture et l’industrie. La consommation personnelle en Haïti, n’incluant donc pas les usages industriels et agricoles, est d’environ 46 litres par personne et par jour, soit un dixième de la consommation d’un Américain moyen.

L’accès se fait également de plus en plus difficile, en particulier dans les villes, malgré les financements étrangers versés par les agences d’aide et le secteur privé. En 1990, 62 % de la population haïtienne avait accès à l’eau potable. Aujourd’hui, ce chiffre est de 52 %. Une partie du problème vient de la faiblesse des institutions, qui ne disposent pas de suffisamment de données fiables sur la quantité d’eau contenue dans le sol ou sur les personnes qui l’utilisent. Les agences d’aide financent des recherches à court terme, explique Pr Piasecki, mais les équipements se délabrent peu après leur départ. À Léogâne, dit-il, la société nationale des eaux a fermé des puits parce que les paiements des clients ne couvrent pas le coût du pompage.

Un programme quinquennal subventionné par l’USAID, qui doit s’achever cette année, vise à améliorer la gestion de l’eau grâce à mWater, un système de traitement des données. Il génère une base de données en ligne sur l’état des infrastructures, mise à jour régulièrement par des centaines de travailleurs à travers Haïti. L’USAID affirme que le dispositif a aidé la DINEPA, l’agence nationale de l’eau, à augmenter ses revenus de 20 % l’année dernière, ce qui lui a donné une meilleure capacité.

Cependant, les données, qui sont accessibles au public (y compris celles permettant l’identification, dont les noms et numéros de téléphone des contributeurs) peignent un tableau déchirant : « Le point de distribution est hors service depuis cinq mois parce que le puits est presque sec », explique l’un d’eux. « Je demande à la DINEPA de venir au plus vite secourir ses usagers, qui sont en grande difficulté », dit un autre.

The city of Port-au-Prince
Port-au-Prince est l’une des villes du continent nord-américain dont la croissance est la plus rapide, malgré le peu d’opportunités économiques et les ressources restreintes. La crise ne fera que s’aggraver au fur et à mesure que les limites planétaires seront transgressées au XXIe siècle, à moins que l’humanité n’agisse pour inverser la tendance. Image de Conrad Fox.
Street protest in Haiti.
La récente vague de troubles sociaux en Haïti a commencé en 2018 par des manifestations de rue contre la corruption du gouvernement et perdure encore aujourd’hui. Image de Conrad Fox.

Selon la base de données, environ 40 % des puits étudiés sont déclarés hors service. Mais les villes continuent de s’étendre et d’exercer une pression grandissante sur les ressources en eau existantes.

On s’attend à ce que Port-au-Prince doive extraire 11,6 millions de mètres cubes supplémentaires, soit une hausse d’approximativement 18 % par rapport aux niveaux actuels, afin de faire face à la croissance prévue dans les années à venir. Les options pour trouver cette eau sont limitées. Elles incluent notamment un barrage, un tunnel de montagne surplombant la ville ou un énorme pipeline longeant la côte depuis Léogâne (la ville où Pr Piasecki a vu sa nappe phréatique baisser).

L’hydrologue James Adamson a étudié la faisabilité de certaines de ces propositions avec le financement de la banque interaméricaine de développement. Pour lui, les obstacles ne sont pas hydrologiques, mais institutionnels. « J’ignore si Haïti est prêt à gérer un projet de type barrage et réservoir ou une autre infrastructure majeure », explique-t-il. « Dans l’immédiat, ils peuvent tout juste gérer un champ captant. Personnellement, je m’inquiéterais davantage de la gestion et de la capacité gouvernementale que de la faisabilité technique. » C’est l’un des problèmes que posent les LP : plus elles sont compromises, plus les catastrophes environnementales sont fréquentes et plus les structures politiques sont poussées à l’échec.

Avoir de l’eau n’est qu’une partie du problème. Il faut aussi qu’elle reste propre.

Il n’est pas rare de voir des animaux de ferme divaguer dans les rues ou des déchets chimiques se déverser dans les déversoirs d’orage. Une épidémie de choléra d’origine hydrique, survenue après un séisme majeur a touché 820 000 Haïtiens en 2010. Le saturnisme, que les chercheurs attribuent à l’acide des batteries provenant de stations-service informelles, est parmi les principales causes de visites à l’hôpital à Port-au-Prince. Le pays ne dispose pas de stations d’épuration municipales et seulement un quart de la population a accès à des installations sanitaires. Une récente étude couvrant plus de 9 000 puits et points de captage dans le pays a conclu que 40 % étaient impropres à la consommation humaine. L’azote provenant des déchets non traités (également une LP), favorise les efflorescences algales qui privent l’eau d’oxygène, entre autres effets délétères. Haïti a été identifié comme un centre névralgique de mortalité des coraux et des herbes marines due aux effluents.

Flash flooding in the center of Port-au-Prince
Crue subite dans le centre de Port-au-Prince. Les inondations ont plusieurs causes en Haïti, parmi lesquelles le changement climatique et la déforestation. Image de Conrad Fox.

Un point de non-retour ?

Ces problèmes ont-ils une solution viable ? C’est ce que semblent penser les organisations internationales qui injectent chaque année des millions de dollars d’aide en Haïti pour la restauration de l’environnement. Parallèlement à ce reportage, Mongabay a publié un article sur le succès modéré des tentatives de restauration des mangroves.

Si le cadre théorique des LP a la moindre pertinence en Haïti, alors il nous faut prendre en compte un avertissement important. Les perturbations de l’environnement qui empiètent sur les limites ne provoquent pas nécessairement des changements progressifs dans le temps. Les effets peuvent être brusques et, une fois déclenchés, il peut être difficile de revenir à la stabilité.

Cette problématique est au cœur des efforts déployés par Fernando Jaramillo pour appliquer la limite concernant l’eau douce à l’échelle locale. Il a étudié les dommages causés aux mangroves colombiennes lorsque la construction de routes a coupé l’approvisionnement en eau douce des zones humides du pays. La salinité a augmenté, les mangroves sont mortes et l’eau s’est évaporée, laissant derrière elle une croûte de sel qui a empoisonné les terres cultivées.

On pourrait penser, dit-il, que le rétablissement des flux d’eau douce inverserait la situation. Mais ce n’est pour l’instant pas le cas. Malgré des années de restauration environnementale, une couche de sel subsiste, empêchant l’infiltration d’eau douce et donc la repousse de la mangrove.

« Les dégâts sont irréparables », déclare-t-il. « Ces zones humides ne seront plus jamais ce qu’elles étaient. »

A farmer herds his cow in the headwaters
Un fermier guide sa vache dans les eaux du fleuve Artibonite, à la frontière entre Haïti et la République dominicaine. Comme l’a documenté Jared Diamond dans son ouvrage Effondrement, la République dominicaine a historiquement mieux protégé ses forêts qu’Haïti. Image de Conrad Fox.

Ces changements alarmants en Haïti peuvent-ils être considérés comme la preuve de l’imminence d’un point de non-retour ? Il est clair que les mangroves se sont montrées difficiles à restaurer. Les côtes sont jonchées de restes de pépinières de mangroves abandonnées et de plantations ratées.

On retrouve toutefois des preuves plus convaincantes sur les flancs des montagnes. Au-dessus de Léogâne, des groupes locaux et des ONG internationales ont passé des décennies à replanter des arbres autrefois abattus pour la production de charbon. Il s’agit d’une tâche ardue qui nécessite une sensibilisation minutieuse de la communauté et la participation de centaines d’agriculteurs, chacun possédant de minuscules lopins de terre qu’il faut réunir pour former une forêt contiguë.

Les nouveaux arbres offrent bien sûr une multitude d’avantages aux agriculteurs. Mais qu’en est-il de leur rôle le plus important : inverser l’érosion des sols et le déversement des pluies dans le bassin versant ? Pr Piasecki indique qu’il a étudié les chiffres et qu’ils ne sont pas prometteurs.

Les arbres « facilitent les choses pour les personnes sur place », dit-il. « Mais pas d’un point de vue écologique global. Ce n’est tout bonnement pas suffisant. Il nous faudrait encore 200 ans [d’efforts de restauration] pour que l’impact soit mesurable. »

Farmers work in flooded rice paddies
Des agriculteurs travaillent dans les rizières autour de Verrettes. L’île-nation souffre de pénuries d’eau et de nourriture chroniques. Image de Conrad Fox.

Tout le monde ne pense pas que le cadre théorique des LP puisse être appliqué localement. Johan Rockstrom, l’un de ses premiers partisans, affirme qu’elles sont pertinentes précisément parce qu’elles opèrent à l’échelle planétaire, en maintenant l’ensemble du système terrestre bien réglé. Il ne nie toutefois pas que certains endroits spécifiques peuvent fournir des études de cas importantes à l’analyse des interactions entre les différentes limites.

« Si nous voulons atteindre les objectifs de développement durable, respecter l’accord de Paris sur le climat, sortir les gens de la pauvreté et, d’une manière ou d’une autre, nourrir les populations à n’importe quelle échelle, nous devons nous concentrer simultanément sur toutes les limites planétaires, car elles interagissent. Elles créent des rétroactions et des interactions qui compromettent la possibilité de garantir cet espace plus résilient et plus sûr. Et Haïti est malheureusement l’exemple type de la façon dont la transgression des limites au niveau local crée ce cercle vicieux de déclin progressif de la capacité de faire face, de la capacité d’adaptation, de la capacité à se relever. »

Les manifestations actuelles en Haïti ne concernent pas l’eau. En réalité, elles portent principalement sur les prix de l’essence. Mais tout comme le suggère le cadre des LP, tout est lié. Plus tard dans la journée, je reçois un message de mon ami P., qui me dit qu’il a trouvé de l’eau. Après avoir marché pendant des heures à travers la ville en franchissant des barricades armées, il a pu acheter assez d’eau pour deux jours dans des petits sachets en plastique.

« Le défi c’est maintenant à trouver de l’énergie pour travailler », écrit-il.

Image de bannière : Les habitants de Port-au-Prince font la queue devant un magasin afin d’acheter de l’eau en bouteille au milieu des manifestations qui ont paralysé les villes d’Haïti tout le mois de septembre. Image de Lesly Dorcin.

Conrad Fox, collaborateur de Mongabay, coproduit actuellement un cours en ligne sur la résilience côtière destiné aux journalistes haïtiens. Pour en savoir plus, rendez-vous sur studiocanek.com

Un vendeur de rue porte sur sa tête un énorme sac contenant des petits sachets d’eau qu’il revend. Les sachets en plastique vides jonchent les rues de la ville, formant souvent un tapis sous les pieds. Leur vente est illégale en raison de la pollution plastique engendrée, mais pour certains, ils sont la seule manière d’avoir de l’eau potable. La dégradation de l’eau douce et la pollution par de nouvelles entités (y compris les plastiques) sont toutes deux des limites planétaires. À savoir désormais si le cadre théorique des limites planétaires et le concept d’effondrement environnemental catastrophique peuvent être appliqués à une échelle régionale ou nationale, dans des endroits comme Haïti. Au sein de la communauté scientifique, le débat reste animé. Image de Lesly Dorcin.

Article original: https://news.mongabay.com/2022/09/haiti-an-island-nation-whose-environmental-troubles-only-begin-with-water/

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