Au demeurant, l’accomplissement de ce barrage, à l’instar de la plupart des projets d’envergure dans le monde, a occasionné d’importants dégâts sur la biodiversité et a entrainé irrémédiablement des impacts au plan socioéconomique et environnemental. Ceci est au grand dam des communautés et des corps socioprofessionnels, dont l’épanouissement dépendait fortement de l’accès au fleuve Sanaga, le plus important du Cameroun, qui draine sur plus de 130 000 mètres carrés avec ses affluents.

Chute des revenus et compensations « insignifiantes »

Au village Ndji, l’une des localités de l’arrondissement de Batchenga située dans l’emprise du projet, l’atmosphère est un tantinet maussade. Louise Elisabeth Messina, 42 ans, s’est levée de bonne heure ce jeudi 11 août pour faire le ménage dans sa maison, construite à base de matériaux provisoires. Sa journée va se poursuivre dans un champ paysan où elle s’exerce presque quotidiennement à l’agriculture pour des besoins de subsistance.

Cette mareyeuse-restauratrice est désormais recluse à un rôle d’agricultrice depuis le démarrage du chantier du barrage de Nachtigal en 2019. Une reconversion très pénible pour cette dame, contrainte depuis quatre ans de se délester d’une activité de mareyeuse qu’elle a exercée pendant 14 ans, et qui lui était très lucrative.

« Les pêcheurs allaient pêcher sur le fleuve. À leur retour, nous achetions leurs poissons, qu’on revendait à l’état frais ou après séchage, au marché d’Obala (à environ 27 kilomètres du village), à défaut d’en faire du Ndomba (papillote de poisson emmitouflée dans des feuilles de bananiers). Grâce à cette activité, je faisais un chiffre d’affaires de 200.000 Francs CFA ($303) en moyenne chaque semaine », ressasse avec nostalgie Louise Elisabeth Messina, qui se trouve dorénavant à réaliser le même chiffre d’affaires au bout d’une saison de récoltes très aléatoire.

Marie-Claire Mendjane, 52 ans, habite également le village, et reste encore accrochée à l’activité, quoiqu’elle ne soit plus prometteuse comme par le passé, à en croire cette mareyeuse-restauratrice, qui a construit une gargote de fortune devant son domicile : « le barrage a beaucoup impacté nos activités », confie-t-elle.

Alain, pêcheur originaire du village Ndji, pense que la rareté des poissons dans le bassin de « Barrière centrale » est due au chantier du barrage qui a sectionné les eaux, empêchant la migration des espèces / © Yannick Kenné
Alain, pêcheur originaire du village Ndji, pense que la rareté des poissons dans le bassin de « Barrière centrale » est due au chantier du barrage qui a sectionné les eaux, empêchant la migration des espèces / © Yannick Kenné

« Personnellement, j’achetais du poisson aux pêcheurs, et je faisais des repas à base de poisson que je vendais à la carrière de sable de Batchenga deux fois par jour. On n’a plus les entrées financières qu’on avait avant. Je réalisais un bénéfice journalier d’au moins 10.000 Francs CFA ($15). C’est devenu compliqué, et les recettes sont aléatoires. Il y a des jours où je peine à économiser 2.000 Francs CFA ($3) par jour, et parfois je peux faire la moitié de ce que je gagnais avant ».

Dans l’arrondissement de Batchenga, l’économie locale reposait essentiellement sur la pêche artisanale et sur l’exploitation des carrières de sable. L’arrivée du barrage a donc induit la perte de ces activités, aussi bien au niveau du village Ndji, que des localités de Minkouma et Ndokoa-Ekombitié dans le département de la Haute-Sanaga, ainsi qu’au village Bindandjengue, à cheval entre les départements de la Haute-Sanaga et du Mbam-et-Kim.

Un préjudice qui nécessite forcément réparation pour différents corps socioprofessionnels (pêcheurs, mareyeuses, sableurs, restauratrices…) impactés, et dont l’Association des pêcheurs de Nkol-Ndji et Batchenga (APEN.NBA), une entité créée en 2015 pour mieux représenter les intérêts des pêcheurs et des mareyeuses au village Ndji, en a fait son cheval de bataille durant ces dernières années.

Jean Wilfried Eyebe en est le coordonnateur. Le 3 juin 2019, il a adressé une lettre à la direction générale de NHPC à Yaoundé avec pour objet : « proposition d’une ébauche pécuniaire annuelle du pêcheur ». Dans cette correspondance, les corps socioprofessionnels des pêcheurs et des mareyeuses demandent à être indemniser, respectivement à hauteur de 10 millions Francs CFA ($15 000) par an et sur trois ans, et de 5 millions de Francs CFA ($7 500) par an et sur trois ans également.

Des creuseurs de sable, ressortissants maliens, s’activent sur le site de « Barrière centrale » à maintenir la carrière en activité / © Yannick Kenné
Des creuseurs de sable, ressortissants maliens, s’activent sur le site de « Barrière centrale » à maintenir la carrière en activité / © Yannick Kenné

« Au départ, le chargé du suivi de notre dossier au sein de la société nous a proposé 300 000 Francs CFA ($456) par pêcheur et par an. Après maintes revendications, il est arrivé à 1,5 millions Francs CFA (environ $2 300), et on a signé un procès-verbal en décembre 2021. Il a encore fallu faire pression sur la société pour qu’elle nous verse enfin cet argent en juillet 2022 », révèle Jean Wilfried Eyebe.

Les tractations ont mis du temps, et ont finalement abouti le 14 juillet 2022, au paiement des indemnités compensatoires aux différentes personnes affectées par le projet. En lieu et place des 30 millions de Francs CFA ($46 000) exigés par les pêcheurs sur les trois années, l’entreprise ne leur a payé que 1,5 millions de Francs CFA, soit environ $2 300; les mareyeuses en ont reçu 850 000 FCFA (près de $1 300) ; et les restauratrices ont encaissé 750 000 FCFA ($1 140), entre autres.

À la suite de ces paiements, l’entreprise NHPC s’engage en outre à « accompagner le bénéficiaire dans la reconversion vers des activités génératrices de revenus », et précise sur la fiche de compensation conçue à cet effet et consultée par Mongabay, que « l’acceptation sans réserve par le bénéficiaire du montant de la compensation allouée (…) emporte irrévocablement renonciation à toute réclamation d’indemnisation relative à l’impact sur la pêche ».

Pour cette opération de compensation des pêcheurs et des mareyeuses, l’entreprise affirme avoir déboursé un peu plus de 220 millions de FCFA ($334 000). Ceci est à peine 3% du budget global, 9,457 milliards de Francs CFA (14,368 millions de dollars) sur dix ans, alloué pour la mise en œuvre du Plan de gestion environnemental et social (PGES), contenu dans l’étude d’impact environnementalet social peaufinée par le consortium franco-canadien Sogreah-Aecom, avec l’assistance du bureau d’étude camerounais ERE Développement Sarl. 

La société NHPC sur le gril des organisations de la société civile

Le versement par la société de projet de ces sommes jugées « insignifiantes » par les bénéficiaires n’absout pas les réclamations qu’ils ont adressées à NPHC. Dans cet exercice, les communautés se font assister par une coalition d’organisations de la société civile dénommée IFI Synergy, basée à Yaoundé, dont la mission est de s’assurer que les droits des communautés locales et autochtones sont respectés dans la mise en œuvre des projets financés par les institutions financières internationales au Cameroun.

Depuis 2019, la plateforme œuvre aux côtés des communautés impactées par le projet du barrage de Nachtigal, et essaye de faire bouger les lignes. Le 17 juin 2022, elle a adressé une plainte des communautés à la Banque Africaine de Développement (BAD), l’un des partenaires financiers du projet, et dans laquelle elle inventorie les préjudices causés par le projet à l’environnement et aux riverains. D’autres bailleurs de fonds ont également été alertés par IFI Synergy des griefs de NHPC, mais sont moins réactifs.

Mongabay a pu échanger avec l’un d’eux, en l’occurrence Électricité de France (EDF), actionnaire majoritaire du projet avec 40% des participations, qui assure que « NHPC met en œuvre une politique environnementale et sociale ambitieuse, notamment en faveur des communautés riveraines, à laquelle les actionnaires et les prêteurs du projet sont étroitement associés », a indiqué Jessica Gonçalves, attachée de presse à EDF.

En dépit des manquements reprochés à NHPC dans la mise en œuvre de ses engagements pour la préservation de la biodiversité, le ministère de l’Environnement lui a déjà délivré à quatre reprises l’attestation du respect des obligations environnementales (AROE), dont la dernière copie a été signée le 24 novembre 2021.

L’obtention de ce précieux document est tributaire d’un certain nombre de critères auxquels s’est préalablement conformée la société NHPC, assure le ministère de l’Environnement : « il faut avoir fait une l’évaluation environnementale approuvée par le ministère de l’Environnement et assortie de la délivrance d’un certificat de conformité environnemental ; il faut mettre en œuvre son plan de gestion environnemental ; il faut produire un rapport semestriel, justifiant de la mise en œuvre de son plan de gestion environnemental, et ce rapport fait l’objet d’une évaluation par le ministère de l’Environnement, accompagné d’une mission de suivi de la véracité du contenu du rapport. Après évaluation, si on a un taux de mise en œuvre d’au moins 80%, le ministère délivre l’AROE. NHPC en reçoit régulièrement, ce qui signifie qu’elle se conforme à ses obligations ».

La construction de la zone amont du barrage de Nachtigal sur le fleuve Sanaga déjà presqu’achevée / © NHPC
La construction de la zone amont du barrage de Nachtigal sur le fleuve Sanaga déjà presqu’achevée / © NHPC
Construction d’un batardeau, rendu dans sa 4e phase sur le chantier du barrage de Nachtigal / © NHPC
Construction d’un batardeau, rendu dans sa 4e phase sur le chantier du barrage de Nachtigal / © NHPC

Le professeur Serge Hubert Zebaze est spécialiste de la biodiversité et enseignant d’hydrobiologie à l’université de Yaoundé I dans la capitale camerounaise. Il mène régulièrement des consultations pour l’élaboration des études d’impacts environnementaux et sociaux pour des projets similaires. Il évoque cependant quelques manquements relevés dans l’étude environnementale du projet de barrage de Nachtigal.

« Dans le principe de l’étude d’impact environnemental, l’idée, c’est de proposer aux populations une activité durable. Et nous avons dans cette étude ce que nous appelons les éléments de compensations pour les facteurs négatifs, pour lesquels on ne peut rien », explique-t-il.

« Dans l’étude d’impact environnemental et social du barrage de Nachtigal, j’ai relevé deux défaillances : à l’intérieur, on n’a pas nommément cité les responsables des compensations. Peut-être que le régulateur (le gouvernement) n’a pas fait attention, mais je pense que ce manquement peut permettre de tromper les populations ; la deuxième chose, c’est qu’on n’a pas pensé à la durabilité du recasement, parce que payer 1,5 millions aux pêcheurs, même sur 10 ans, c’est marginal. Ce qu’on aurait dû faire, c’est de les recaser dans un site précis avec des potentialités favorables à leur formation pour une exploitation durable », analyse-t-il.

Dans le cadre des activités liées à la pêche artisanale, la politique environnementale et sociale prônée par EDF n’est pas efficacement implémentée, soutient Ekane Nkwelle, de l’organisation non-gouvernementale Green Development Advocates (GDA), une des entités de la coalition IFI Synergy.

L’activité de pêche dans les eaux de « Barrière Central », en aval de la zone de projet, n’est plus florissante à cause de la rareté des poissons / © Yannick Kenné
L’activité de pêche dans les eaux de « Barrière Central », en aval de la zone de projet, n’est plus florissante à cause de la rareté des poissons / © Yannick Kenné

« Jusqu’à présent (septembre 2022), il n’y a pas de plan d’action pour la pêche », confie-t-il. « Ils disent que le plan est en cours au ministère de l’Elevage, des Pêches et des Industries animales, or depuis 2018, les pêcheurs n’ont plus accès à l’eau. Ils ont tout perdu et n’ont plus de revenus. Bref, le plan de restructuration des moyens de subsistance est presqu’inexistant ».

Ceci est une dénonciation que ne partage pas Marthe Mebounou, représentante du ministère de l’élevage, des pêches et des industries animales dans le département de la Lekié, dont dépend administrativement Batchenga.

« La plupart de ces pêcheurs faisaient la pêche pour des besoins subsidiaires et non à but commercial. Ils ne peuvent donc pas se plaindre d’avoir perdu des revenus à cause du projet. En plus, pour mener une activité de pêche, il faut être détenteur d’un permis de pêche. Le dernier permis de pêche que j’ai délivré dans mon département remonte à l’année 2018 », proteste-t-elle, accusant subrepticement les pêcheurs de la zone de projet de mener une pêche artisanale illégale.

Au Cameroun, la pêche est structurée autour de quatre types : la pêche artisanale maritime, la pêche artisanale continentale, la pêche industrielle et la pisciculture. L’activité s’exerce cependant dans l’informel, avec une prééminence de la pêche artisanale qui se concentre dans les rivières, les retenues des barrages, et les fleuves. Elle est créditée d’une production très marginale, et a été évaluée à 15 000 tonnes en 2020 selon les statistiques du ministre camerounais du Commerce.

Une carrière de pierre en exploitation dans la zone de projet et destinée aux travaux de construction du barrage / © Yannick Kenné
Une carrière de pierre en exploitation dans la zone de projet et destinée aux travaux de construction du barrage / © Yannick Kenné

En 2021, la production halieutique nationale a à peine avoisiné les 100 000 tonnes, alors que la demande nationale en produits halieutiques est estimée à plus 500 000 tonnes selon le ministère de l’élevage, des pêches et des industries animales. Pour combler ce déficit au niveau de la consommation, le Cameroun se trouve contraint d’importer chaque année du poisson. En 2021, le ministère de l’Elevage a autorisé des importations pour près de 250 000 tonnes de poisson.

Création en vue d’une pêcherie pour la relance de l’activité

La société NHPC a annoncé en juillet dernier, en guise de contribution à la relance de l’activité de pêche à Batchenga et ses environs, la création d’une zone de pêche, dans les affluents du fleuve Sanaga, et dans le site du parc national de Mpem et Djim, situé dans département du Mbam-et-Kim, à une centaine de kilomètres de la cité du barrage.

Dans l’étude d’impact environnemental et social du projet consultée par Mongabay, 65 espèces piscicoles ont été répertoriées, parmi lesquelles trois menacées d’extinction, tandis que quatre sont des espèces vulnérables.

La société Nachtigal Hydro Power Company assure qu’elle envisage une stratégie d’atténuation des impacts pour ces espèces. Celle-ci prévoit « la gestion adaptative du débit environnemental, la mise en place de techniques de sauvetage lors du retrait des eaux, la gestion des plantes invasives dans le réservoir, le maintien de la végétation sur les rives et la gestion durable de la pêche dans le réservoir », assure la société.

Un expert chargé de l’élaboration de ce plan a d’ailleurs été recruté naguère, et devra présenter d’ici fin 2022, les premiers résultats de ce projet en gestation.

La ligne de chemin de fer au lieu-dit Pkassala côtoie la zone de projet / Yannick Kenné
La ligne de chemin de fer au lieu-dit Pkassala côtoie la zone de projet / Yannick Kenné

 

Image mise en avant : La construction de la zone amont du barrage de Nachtigal sur le fleuve Sanaga déjà presqu’achevée / © NHPC 

En savoir plus avec le podcast de Mongabay (en anglais) : Nous examinons deux technologies liées à l’énergie qui font la promotion de solutions climatiques, la biomasse et l’hydroélectricité, qui pourraient avoir des conséquences imprévues qui nuisent à leur capacité de fournir de l’énergie propre et, par conséquent, ne pas être des solutions durables.

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Article published by Latoya Abulu
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