- Le long de la côte de Madagascar, les pêcheurs traditionnels se battent contre la diminution des stocks de poissons, contre les cyclones, et les bateaux de pêche industriels ; la plupart appartenant à des entreprises étrangères.
- Dans une volonté de mieux gérer les richesses marines du pays et de sécuriser les droits des pêcheurs locaux, les communautés se sont unies pour former Mihari, un réseau de zones marines gérées localement, qui s’appuie principalement sur le savoir traditionnel relatif à l’océan.
- Vatosoa Rakotondrazafy, coordinatrice nationale depuis six ans de Mihari, a appuyé une campagne pour réserver des zones de pêche aux petits pêcheurs et a aidé à la création d’un espace pour les femmes, afin qu'elles puissent participer elles aussi à la prise de décisions.
- Récemment, Vatosoa Rakotondrazafy s’est entretenu avec Mongabay sur les défis des communautés de pêcheurs, l’amplitude de leurs connaissances de l’océan, et les perspectives existantes pour assurer leurs droits.
Les pêcheurs traditionnels, éparpillés dans des communautés isolées sur la côte malgache, longue de 4,800 kilomètres, sont confrontés aux stocks de poissons qui baissent et à la concurrence des bateaux de pêche industriels, la plupart appartenant à des entreprises étrangères.
En tant que jeune femme, Vatosoa Rakotondrazafy, n’avait pas le profil le plus évident pour être la porte-parole d’un secteur dominé par les hommes. Mais aujourd’hui, elle est l’un des visages les plus connus de la conservation marine et une fervente défenseuse des droits des petits pêcheurs. Rakotondrazafy affirme qu’elle n’est pas leur représentante, mais que sa mission est d’aider les résidents de la côte à se représenter.
“J’ai un master… Ils ont un doctorat en océan”, dit-elle.
Rakotondrazafy a poursuivi ses études supérieures en géographie à l’Université d’Antananarivo, puis est allée aux États Unis et au Canada, pour faire de la recherche en gouvernance des océans et politiques de la pêche. Toutefois, elle affirme que c’est son travail à Madagascar et le temps passé à vivre et à échanger avec les communautés côtières, qui lui a appris ce à quoi ressemble la gouvernance des océans.
Avec 1,2 millions de kilomètres carrés d’eaux territoriales, Madagascar est encore en train de cartographier et d’apprendre à gérer sa richesse marine. L’île, plus grande que l’État de la Californie, est aussi très exposée aux cyclones. Cette année, une série de tempêtes, dont l’intense cyclone Batsirai, ont fait des ravages, tuant un grand nombre de personnes et conduisant au déplacement de milliers ; spécialement dans les zones côtières.
Vatosoa Rakotondrazafy a remporté en 2019 le prix Whitley pour son travail avec Mihari (Mitantana Harena Ranomasina avy eny Ifotony), un réseau d’aires marines localement gérées. Selon elle, ce type de zones pourraient être le chemin à emprunter par Madagascar, afin que le pays puisse gérer de façon durable, sa zone marine étendue.
Les aires marines localement gérées diffèrent des aires marines protégées. Ce sont des parcelles des eaux littorales d’un pays et qui sont sous la gestion d’une communauté. Ceci implique de définir les sites propices à la pêche, les sites sur lesquels il ne faut pas intervenir, quel matériel utiliser, et quelles espèces pêcher. L’accent est mis en particulier sur les résidents, afin que ce soit eux qui prennent ce genre de décisions, et non les personnes extérieures, même s’il s’agit de financeurs, d’ONG ou du gouvernement.
Promouvoir la conservation n’est pas une obligation pour les aires marines localement gérées, mais la plupart incorporent une certaine version de durabilité. Un autre trait commun est le mélange entre le savoir-faire traditionnel et les connaissances récemment acquises quant à la planification spatiale marine, le comportement animal et les subtilités des écosystèmes de l’océan.
En 2012, dix-huit communautés faisant partie d’aires marines localement gérées du sud-ouest de Madagascar, se sont unies avec l’aide d’ONG locales et étrangères comme Blue Ventures, pour créer l’organisation Mihari. Leur travail a pris de la vitesse en 2015 avec un nouvel apport de fonds, et Vatosoa Rakotondrazafy a rejoint le projet en tant que coordinatrice nationale, devenant la première employée à temps plein du réseau.
Selon Rakotondrazafy, l’éloignement des communautés côtières doublé d’un manque d’éducation formelle, ont rendu la diffusion des connaissances difficile parmi les communautés et les a empêchées de relayer leurs inquiétudes aux preneurs de décisions. Vatosoa Rakotondrazafy a aussi été frappée par l’absence des femmes et de leurs voix dans les engagements de Mihari. Ce n’était pas seulement dans les communautés de pêcheurs. Même si le réseau s’est développé, jusqu’en 2018, elle était encore la seule femme employée de l’organisation. C’est ainsi qu’en 2020, Rakotondrazafy a aidé au lancement du FisherWomen Leadership Program (FWLP).
À la fin de cette même année, elle a quitté Mihari pour cofonder l’Initiative pour le Développement, la Restauration écologique et l’Innovation (INDRI), un think tank malgache. Rakotondrazafy s’est entretenu avec Mongabay par téléphone sur ce qui a pu mener une fille de la ville, non familière de la langue locale, le Vezo, parlée par de nombreuses communautés de pêche à Madagascar, à devenir la “Maman des aires marines localement gérées”.
Mongabay: Pouvez-vous nous raconter comment vous êtes devenue une défenseuse de l’environnement? Vous considérez-vous comme telle ?
Vatosoa Rakotondrazafy: Travailler pour l’environnement n’était pas mon plan initial. Je m’intéressais aux droits humains et m’étais donc promis de devenir avocate. Mais j’ai raté l’examen de droit et j’ai opté pour un cursus en géographie à la place.
I come from a very poor family. We had the challenge to go beyond poverty and to succeed through education. My brother-in-law inspired me. He worked on fisheries and marine conservation. After I got involved in fisheries and marine conservation, my younger sister followed my path and got a master’s in marine conservatioJe viens d’une famille très pauvre. Nous avions le défi de dépasser notre situation et de réussir via l’éducation. C’est mon beau-frère qui m’a inspirée. Il travaillait dans le domaine de la pêche et de la conservation marine ; ma petite sœur a aussi suivi mes pas et a obtenu un master en conservation marine.
Je voulais devenir avocate pour défendre les droits des populations vulnérables. J’ai pensé que travailler pour Mihari me permettrait d’être l’avocate des pêcheurs de petite échelle, qui se trouvent eux aussi dans une situation vulnérable.
Mongabay: Pourquoi ces communautés sont-elles marginalisées?
Vatosoa Rakotondrazafy: Madagascar est une grande île. La plupart des artisans pêcheurs vivent sur la côte, dans des zones éloignées ou isolées. Ils n’ont pas accès aux services de base comme l’éducation, la santé ou le marché. Ils ont du mal à vendre leurs produits à cause de la distance, ou n’ont pas les équipements de stockage qu’il faut comme des glacières, pour entreposer leurs produits. S’ils ne peuvent pas vendre leurs prises dans le village, ils doivent alors les jeter.
Ils vivent de la mer. Cela signifie que s’il y a des cyclones ou autres désastres naturels, certains de ces pêcheurs n’ont rien à manger. L’an dernier, j’ai rendu visite à des petits pêcheurs dans le sud-est de Madagascar, et pendant quelques jours, nous avons eu du mauvais temps. Il n’y avait pas de poissons, nous avons donc mangé de la viande. C’était un type de viande que les humains ne consomment pas normalement. Je pense que c’était du Zébu.
Mongabay: Étant donné que vous ne venez pas d’une communauté de pêcheurs, était-ce un défi de travailler avec eux ?
Vatosoa Rakotondrazafy: C’était un véritable défi. Je viens de la capitale et les artisans pêcheurs résident sur la côte. Nous avons 18 dialectes différents (sur l’île) et au début, nous ne pouvions pas nous comprendre. Je devais me présenter avec un traducteur lorsque j’allais les voir. Je me suis alors demandé : comment est-ce que les pêcheurs peuvent me faire confiance en tant que jeune femme qui vient de la capitale et qui ne sait rien des petites industries de pêche ? Je ne fais pas partie de leur monde… C’était bizarre.
Mais après cela, les choses ont changé. Aujourd’hui, ils m’appellent la “Maman des zones marines gérées localement”.
Mongabay: Comment avez-vous gagné la confiance des communautés ?
Vatosoa Rakotondrazafy: Parce que la plupart des pêcheurs artisanaux n’ont pas fait d’études, parfois, nous pensons en savoir plus qu’eux. J’ai un Master mais lorsque j’ai commencé à travailler avec les pêcheurs, j’ai oublié mon diplôme. J’accorde de l’importance à leur savoir traditionnel et je suis véritablement impressionnée par leurs connaissances de l’océan. Ils n’ont pas fait d’études supérieures mais pour moi, ils ont un doctorat en océan.
J’ai gagné leur confiance en leur confirmant qu’ils ont besoin de leur savoir traditionnel pour mieux conserver la zone.
Mongabay: Lorsque vous parlez de lutter pour les droits des petits pêcheurs; contre qui ou quoi se battent-ils?
Vatosoa Rakotondrazafy: Il ne s’agit pas vraiment de se battre. Il y avait un malentendu entre les industries de pêche industrielle et traditionnelle. Les pêcheurs traditionnels se plaignaient que les industriels accaparent toutes les ressources et pêchent près des côtes. Et puis, les petits pêcheurs ne savent pas qui sont les pêcheurs industriels, ni ce qu’ils pêchent. Ils sont effrayés de voir tous ces grands bateaux non loin de là où eux même exercent leurs activités.
Mongabay: Est-ce que les femmes jouent un rôle dans les petites industries de pêche ?
Vatosoa Rakotondrazafy: C’est un monde d’hommes. Par exemple, lorsque j’organisais le Forum national des industries de la pêche – j’en dû en organiser une dizaine ou plus – Si nous avions 100 pêcheurs, seulement deux parmi eux étaient des femmes, et celles-ci ne prennent pas la parole. Lorsque je leur en demandais la raison, elles me répondaient que les affaires de la pêche étaient pour les hommes ; qu’elles devaient prendre soin de la maison, et qu’il leur est difficile de voyager parce qu’elles ont des enfants.
Partant de là, en 2020, j’ai lancé le Programme de Leadership pour les Femmes qui Pêchent (FisherWomen Leadership Program). Je pense que dans le sud-ouest de Madagascar, plus de 50% des personnes qui nettoient les pieuvres sont des femmes. Mais nous ne les voyons pas. Lorsque nous avons lancé le programme, nous avons aussi impliqué des hommes pour être sûrs qu’ils voient eux aussi, ce que c’est que d’avoir des femmes leaders.
Mongabay: Que signifie donner de l’importance au savoir traditionnel ? Comment intégrer ces connaissances dans la prise de décision ?
Vatosoa Rakotondrazafy: Mihari est pour la représentation des voix des pêcheurs traditionnels, afin qu’ils soient consultés lorsque des décisions de haut niveau sont prises pour l’élaboration de stratégies nationales ; par exemple, quant aux industries de la pêche ou aux régulations qui touchent cette activité. Nous leur disons s’il y a des nouvelles lois ou informations qu’ils doivent connaître, et nous les consultons.
Lorsque des comités de pilotage sont créés au niveau gouvernemental, nous nous assurons que Mihari est représenté et qu’il y a des pêcheurs artisanaux dans le comité. Lorsqu’il y a des ateliers nationaux dans la capitale, nous nous assurons que Mihari est invité, et nous y allons avec les pêcheurs, pour parler de ce qui se produit sur le terrain.
Mongabay: Leur savoir est-il pris au sérieux une fois qu’ils sont autour de la table ?
Vatosoa Rakotondrazafy: Cela dépend du sujet.
Mongabay: Y a-t-il un exemple de gains qu’ils ont réussi à obtenir par la négociation ?
Vatosoa Rakotondrazafy: L’une des plus importantes activités de pression que nous avons exercées était pour l’obtention d’une motion pour réserver une aire de pêche aux pêcheurs traditionnels.
En 2017, nous avons organisé un forum national d’industries de la pêche durant lequel les petits pêcheurs ont proposé trois motions. La première était pour la formalisation et la mise en place de règlements traditionnels (dina), pour la gouvernance des ressources naturelles au sein des zones marines gérées localement. La seconde était pour la régulation de l’utilisation du matériel de pêche destructeur, et la dernière était la création d’une zone de pêche exclusive pour les pêcheurs artisanaux.
En 2018, l’ancien ministre de la pêche a accepté de réfléchir à la possibilité de réserver une aire pour les artisans pêcheurs. Et en 2021, il y a eu une loi pour que les grands bateaux de pêche ne puissent plus opérer au sein de 3,7 kilomètres depuis la côte.
Nous voulons aussi un cadre juridique national pour les zones marines gérées localement à Madagascar. Nous avons sollicité une réunion avec les ministres qui ont bien accueilli les pêcheurs et leur ont demandé pourquoi il était important d’avoir ce cadre. Nous avons fait venir plusieurs décideurs gouvernementaux pour qu’ils voient d’eux même la réalité des zones marines gérées localement.
Mongabay: Le fait que les zones marines gérées localement ne soient toujours pas légalement reconnues, constitue-t-il une déception pour vous ?
Vatosoa Rakotondrazafy: Je dirais que les zones marines gérées localement sont reconnues, parce que même le ministère de la pêche admet qu’il y a un changement dans les comportements depuis que les pêcheurs ont créé ces zones. C’est juste la reconnaissance formelle qui se fait encore attendre. Pour le moment, je dirais que ce n’est pas un problème. Mais je pense qu’il serait vraiment utile que nous ayons une politique officielle des zones marines gérées localement, qui explique leurs histoires, combien il y en a, ce à quoi elles servent, et les droits des pêcheurs. Cela voudrait aussi dire que s’il y a des défis, il serait possible de vérifier les droits dans la loi.
Mongabay: Vous avez brièvement travaillé pour le gouvernement, puis pour le réseau Mihari. Qu’est ce qui a inspiré la cocréation de l’Initiative pour le Développement, la Restauration écologique et l’Innovation (INDRI) ?
Vatosoa Rakotondrazafy: Mobiliser l’intelligence collective de toutes les parties prenantes et trouver des solutions aux problématiques sensibles. Si ce genre de plateformes nationales n’a jamais existé, c’est parce que les gens travaillent en vase clos.
Ma nouvelle mission à l’INDRI est de coordonner les espaces terrestres et marins. Cette décision a été motivée par deux raisons. D’abord, Madagascar perd ses forêts. Nous étions connus comme « l’île verte » et maintenant on nous appelle « l’île rouge ». Sauver les forêts de Madagascar est une urgence.
Avec Mihari, je me suis rendue compte qu’il y a certains types de lobbying que nous ne remportons jamais, parce que nous nous situons au niveau communautaire. Il peut être utile d’avoir une autre organisation ; un think tank où les financeurs, les acteurs du secteur privé comme les industries de la pêche, la société civile, les artisans pêcheurs et les chercheurs puissent être réunis.
Par exemple, avec le (projet) Agora Forest, nous avons travaillé sur les façons de lutter contre les feux de forêt. Nous avons des experts, mais nous consultons aussi des personnes qui utilisent le charbon de bois. Sur la base de toutes les interviews, les consultations faites en ligne, les ateliers, les réunions avec les preneurs de décisions sur le terrain, nous avons produit une feuille de route nationale contre ce problème.
En 2019, j’ai gagné le Whitley Award. Cette année, j’ai obtenu de la part des organisateurs un maintien du financement, pour lancer l’initiative Blue Agora de Madagascar. Nous allons analyser et diagnostiquer ce qui ne fonctionne pas pour les ressources marines. À la fin de cette année, nous lancerons le Blue Agora de Madagascar.
Mongabay: Pensez-vous que les solutions auront plus de pouvoir ? Plus d’emprise sur le gouvernement et les financeurs ?
Vatosoa Rakotondrazafy: Oui, c’est ce que je pense. Nous avons impliqué le gouvernement sur la plateforme. Par exemple, nous avons produit un document avec 11 mesures pour la lutte contre les incendies. Le gouvernement s’est aussi investi dans la conception du document.
Mongabay: Le fait qu’INDRI soit un think tank malgache fait-il une différence ? Y a-t-il un fossé qu’il essaye de réduire ?
Vatosoa Rakotondrazafy: C’est important parce que nous sommes à Madagascar. Nous avons aussi des ONG, des financeurs internationaux et des associations locales, tout le monde est donc impliqué. Il n’est pas obligatoire que ce soit uniquement des citoyens malgaches, mais il s’agit plutôt de réfléchir ensemble pour Madagascar. Nous, à Madagascar, nous avons de nombreux acteurs, nous avons la capacité, tout le monde est engagé, mais ce qui manque véritablement, c’est la coordination.
Banner image: Vatosoa Rakotondrazafy en mer avec des artisans pêcheurs. Image reproduite avec l’autorisation de Vatosoa Rakotondrazafy.
Article original: https://news-mongabay-com.mongabay.com/2022/03/small-scale-fishers-have-a-ph-d-in-the-ocean-qa-with-vatosoa-rakotondrazafy/