Nouvelles de l'environnement

Au Canada, les communautés autochtones collaborent avec les scientifiques dans la recherche marine

  • Le projet Apoqnmatulti'k associe le savoir autochtone, la science occidentale et les détenteurs du savoir local pour recueillir des informations sur trois espèces marines importantes dans deux écosystèmes de la Nouvelle-Écosse, au Canada.
  • Le projet intervient au moment où il est de plus en plus urgent de se pencher sur la gestion des espèces marines, car de nombreux stocks de poissons sont en déclin, tandis que l'accès aux pêcheries à but lucratif a engendré des conflits.
  • Les partenaires du projet affirment que l'approche collaborative du projet fournira des informations qui pourraient aider à orienter la gestion et la conservation des espèces qui sont importantes pour de nombreuses communautés.
  • Aussi importantes que soient ces nouvelles données, les participants au projet affirment que la plus grande révélation du projet est le fait que nouer des relations de confiance nécessaires à la recherche collaborative prend du temps, ce qui ne correspond pas toujours aux délais universitaires habituels.

COMTÉ DE COLCHESTER, Canada – Se tenant debout sur les rives enneigées de la rivière Shubénacadie, dans la province de l’est du Canada, la Nouvelle-Écosse, Alanna Syliboy lance un piège métallique dans l’eau glacée qui s’écoule, à la recherche d’un petit poisson appelé poulamon.

Le poulamon atlantique (Microgadus tomcod) ou punamu dans la langue des Mi’kmaq, le peuple autochtone présent dans la région, est un poisson sans prétention. Il s’agit d’un poisson ordinaire, d’une longueur de 15 centimètres (6 pouces) tout au plus. Il est parfois blanc, ce qui explique qu’il soit également appelé « poisson de Noël » car il remonte les rivières pour frayer en janvier. Parfois, il est également de la même couleur brune tachetée que les blocs de glace que Syliboy montre du doigt sur les rives de la rivière qui coule et reflue au rythme des plus hautes marées du monde dans la baie de Fundy toute proche.

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Alanna Syliboy secoue la glace présente dans un piège avant de le rejeter dans la rivière pour capturer des poulamons. Image offerte par Moira Donovan.

Mais Syliboy explique à Mongabay que, d’une certaine manière, l’espèce est importante. « Ce poisson est un symbole historique pour notre peuple. Il nous a maintenus en vie pendant des milliers d’années, il s’agit d’un aliment de base et il vient jusqu’à notre rivière. »

Après une demi-heure, Syliboy se penche sur la rive et commence à sortir le piège de l’eau. S’il y a des poissons à l’intérieur, elle pratiquera une opération rapide pour installer une étiquette qui permettra de les suivre grâce à des récepteurs acoustiques placés dans tout le bassin versant. Cela lui permettra de mieux évaluer les déplacements du poulamon et son habitat de frai.

Cela fait partie d’un projet appelé Apoqnmatulti’k qui combine le savoir autochtone et occidental ainsi que les idées des pêcheurs locaux, pour mieux comprendre les mouvements du homard, de l’anguille et du poulamon dans deux écosystèmes importants. Le projet de trois ans entame sa dernière année. Dans le cas du poulamon, Syliboy explique que les membres de la communauté autochtone voulaient savoir s’il frayait dans la rivière et s’il y restait toute l’année. Les connaissances traditionnelles peuvent fournir des réponses à certaines de ces questions, affirme Syliboy, qui est également l’agent de liaison communautaire du projet Apoqnmatulti’k.

Elle ajoute que « nous avons besoin de changement, de nous appuyer sur la science. Ils se complètent et se renforcent mutuellement. »

En travaillant de cette manière, le projet a développé ce que les participants décrivent comme un nouveau processus de rapprochement des visions du monde qui n’ont pas toujours été en harmonie. L’idée est de pouvoir, à son tour, prendre des décisions sur la manière de gérer les espèces marines dans l’intérêt des écosystèmes et des communautés qui en dépendent.

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Dans le lac Bras D’or, une étendue d’eau salée au nord de la Nouvelle-Écosse, les participants au projet étudient le homard et l’anguille. Image offerte par Nicolas Winkler Photography.

« J’espère que cela aidera tout le monde à comprendre qu’en fin de compte, nous vivons tous ici et nous dépendons tous les uns des autres et de ce monde », déclare Syliboy. « Si ce projet peut enseigner une chose, c’est que malgré les différences de connaissances et de compréhension, nous pouvons toujours travailler ensemble dans le même intérêt. »

Un sentiment d’urgence pour la collaboration et la recherche

L’état des espèces marines est important en Nouvelle-Écosse, où de nombreuses communautés autochtones et côtières dépendent de la pêche. Le homard américain, par exemple, représente la base de la pêche la plus lucrative de la région. En effet, il rapporte près de 700 millions de dollars canadiens (550 millions de dollars américains) par an. D’autres pêcheries, bien que plus petites, jouent également un rôle important dans la vie économique et culturelle des communautés côtières.

Mais auparavant, les décisions concernant ces espèces n’ont pas toujours tenu compte du savoir local et autochtone. De plus, la question de savoir qui peut bénéficier de l’utilisation de ces espèces a parfois été source de conflit.

En 2020, lorsqu’une communauté micmaque a lancé une pêche au homard de subsistance en dehors de la saison officielle de pêche, elle a semé une controverse, parfois violente, de la part des pêcheurs commerciaux non autochtones qui ont fait part de leurs préoccupations quant à la conservation du stock. Pourtant, ces communautés autochtones ont un droit de pêche, comme l’a confirmé un arrêt de la Cour suprême du Canada en 1999.

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Membres du projet Apoqnmatulti’k procédant au marquage de poissons dans la baie de Fundy. Image offerte par Erica Porter.

Les communautés micmaques ont intenté de nombreuses actions en justice contre les gouvernements provincial et fédéral pour ingérence dans leur pêche au homard autoréglementée, au motif que cette ingérence viole les droits issus de traités. D’autre part, une association représentant les parties prenantes de la pêche commerciale a depuis obtenu le statut d’intervenant pour participer aux poursuites, dans le but de maintenir la réglementation de la pêche autochtone au même niveau que celle de la pêche commerciale. L’association a invoqué le désir d’assurer la conservation et la durabilité de l’industrie de la pêche pour les générations futures. Entre-temps, les stocks d’autres espèces importantes de poissons dans la région ont chuté à des niveaux critiques ces dernières années, ce qui a suscité la frustration des communautés autochtones et des pêcheurs commerciaux.

Tout cela a contribué à renforcer le sentiment d’urgence d’une recherche qui pourrait contribuer à une meilleure gestion des espèces et en laquelle toutes les communautés peuvent avoir confiance. Le projet Apoqnmatulti’k s’efforce d’instaurer une partie de cette confiance en réunissant des scientifiques occidentaux, des communautés autochtones et des détenteurs du savoir local pour surveiller les déplacements et les habitats d’espèces importantes dans deux parties de la province.

Dans la baie de Fundy, où se trouve la rivière Shubénacadie, le projet suit également les mouvements de l’anguille américaine (Anguilla rostrata), une espèce menacée. Dans le lac Bras d’Or, étendue salée située à Unama’ki/Cap Breton, la partie la plus septentrionale de la Nouvelle-Écosse, le projet étudie les anguilles et les homards américains (Homarus americanus).

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Le poulamon atlantique, ou punamu, est une espèce importante pour les communautés micmaques car il constitue une source de nourriture pendant les mois d’hiver. Image offerte par Alanna Syliboy.

Sara Iverson, professeure de biologie à l’Université Dalhousie située à Halifax, en Nouvelle-Écosse, et directrice scientifique de l’Ocean Tracking Network, explique que le projet a été conçu pour réunir différentes formes de savoir, notamment l’expertise de l’Ocean Tracking Network en matière de marquage électronique et de surveillance acoustique.

Mais Iverson affirme que, dès le début, le projet a également cherché à impliquer les communautés autochtones et les pêcheurs locaux dans un principe de collaboration qui se reflète dans le nom du projet.

« Nous avons demandé à l’Aîné [micmaque] Albert Marshall de nous aider à trouver un nom », raconte Iverson à Mongabay. « Et c’est Apoqnmatulti’k qui a été choisi. Ce nom signifie « nous nous entraidons » en micmac. Cela a donc été très intéressant, pour ce qui est de se réunir et d’essayer de créer un dialogue vraiment ouvert. »

Introduire la vision autochtone à deux yeux

Pour Shelley Denny, la nature fondamentale du partenariat est essentielle. Denny est directrice de la recherche aquatique et de l’intendance de l’Unama’ki Institute of Natural Resources, une organisation qui représente les cinq communautés micmaques d’Unama’ki sur les questions de ressources naturelles. L’organisation est également partenaire du projet, qui utilise l’approche collaborative de la science connue sous le nom de « deux yeux », un terme également inventé par Albert Marshall. Il s’agit d’un cadre permettant de combiner les systèmes de savoir autochtone et occidental afin de mieux comprendre le monde naturel.

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Skyler Jeddore est l’agent de liaison communautaire pour le projet Apoqnmatulti’k dans le lac Bras D’or. Image offerte par Nicolas Winkler Photography.

« Ce n’est pas seulement le savoir lui-même, c’est également la façon dont nous acquérons ce savoir », déclare Denny. « La vision à deux yeux commence avec l’ensemble du projet : elle est présente dans les questions de recherche, dans la façon dont nous interagissons, dans la façon dont nous collectons les échantillons. »

La vision à deux yeux, également appelée etuaptmumk, est un concept influent qui a été adopté par les institutions politiques au Canada. Avec d’autres philosophies qui préconisent une approche similaire, ce concept a également contribué à alimenter une vague d’intérêt pour le partenariat avec des groupes autochtones dans le cadre de projets de recherche.

Mais pour que ce partenariat ne soit pas perçu comme une simple « vérification » du savoir micmac à travers la science occidentale, ou comme une application symbolique du savoir autochtone, les membres autochtones doivent participer au processus décisionnel du projet, explique Denny. Dans le cas du projet Apoqnmatulti’k, les communautés ont participé à des décisions telles que la sélection des espèces étudiées.

« Nous sommes toujours très conscients du pouvoir du savoir occidental sur le savoir micmac et nous avons du mal à nous y faire », dit Denny. « Dans cette situation, nous voyons que nos connaissances sont utilisées pour soutenir une enquête scientifique plus poussée dans certains domaines. Il ne s’agit donc pas d’obtenir un pouvoir de décision, mais nous voulons pouvoir apporter une autre vision des choses. »

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Un piège traditionnel micmac pour attraper des anguilles… Le projet Apoqnmatulti’k utilise une approche appelée « vision à deux yeux », qui s’appuie sur le meilleur des systèmes du savoir occidental et autochtone pour mieux comprendre le monde naturel. Image offerte par Moira Donovan.

Dans le cas de l’une des espèces étudiées, l’anguille, le projet associe les connaissances traditionnelles de l’habitat de l’anguille avec le suivi acoustique pour répondre à des questions telles que l’emplacement des aires d’hivernage de l’anguille, pour lesquelles il existe des lacunes dans les connaissances scientifiques occidentales actuelles. L’anguille est une source importante de nourriture et de médicaments pour les communautés micmaques.

Denny déclare que cette approche collaborative pourrait finalement être utilisée pour faire avancer les objectifs des communautés. Il s’agit notamment d’identifier l’habitat de l’anguille dans les zones qui sont vulnérables au développement et qui bénéficieraient d’une meilleure protection.

Mais selon elle, aussi important que puisse être ce savoir, la plus grande révélation de ce projet réside dans ce qu’il a démontré sur la façon dont des systèmes de savoir longtemps perçus comme contradictoires peuvent fonctionner ensemble.

« Il ne s’agit pas seulement de traquer le homard et l’anguille, explique-elle, il s’agit d’un rapprochement de deux modes de pensée très différents. »

Nouer des relations est tout aussi important

Darren Porter, pêcheur commercial qui participe également au projet depuis le début, affirme que le fait de veiller à ce que les pêcheurs commerciaux aient également leur mot à dire est un moyen de renforcer les relations mises à mal ces dernières années, notamment entre les pêcheurs et les scientifiques, mais également entre les pêcheurs et les communautés autochtones.

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Charlie Fleming et Alanna Syliboy effectuent une opération à leur station de marquage au bord de la rivière. Image offerte par le Mi’kmaw Conservation Group.

« On ne peut pas laisser de côté un groupe et s’attendre à ce qu’il adhère à la démarche », dit-il. « S’ils tâtent le terrain ensemble, recueillent des informations ensemble, [et] établissent des relations, chacun peut alors rapporter ces informations dans leurs camps respectifs, et dire, “écoutez, voici ce que nous avons vu, voici ce qui se passe”. »

« Il n’y a pas d’arrière-pensée. C’est uniquement de la science, du pur savoir. Et il n’y a pas de dispute possible si tout le monde est impliqué. Cette [collaboration] est donc la réponse à presque tous les conflits dans l’écosystème. »

Selon Porter, son rôle l’a parfois amené à rappeler à d’autres partenaires du projet de ne pas oublier l‘importance du travail des pêcheurs locaux.

Cela est d’autant plus important que les détenteurs du savoir local ainsi que les communautés autochtones ont souvent le même objectif, qui est, selon Porter, de préserver et protéger l’environnement.

« Je suis sur l’eau, et les détenteurs du savoir micmac le sont également. Nous voyons donc ce qui se passe en temps réel », explique-t-il. « Lorsque nous communiquons, nous pouvons aider les universitaires à ne pas perdre de vue ce qui est important dans certains cas. Et ils peuvent [aussi] nous aider à tenir les choses à jour. »

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Le pêcheur commercial Darren Porter sur son bateau dans la baie de Fundy. Porter a participé au projet depuis le début. Image offerte par Darren Porter.

Les chercheurs impliqués dans le projet disent avoir appris quelque chose eux aussi, notamment qu’il faut du temps pour combiner les formes de savoir indigènes et occidentales pour créer un nouveau système de savoir.

« Le processus de réalisation du travail est tout aussi important que les résultats obtenus, et je ne pense pas que cela soit forcément compatible avec les calendriers académiques normaux », déclare Iverson de l’Université Dalhousie.

« C’est là que je pense que nous avons le plus appris. En effet, trois ans ne sont tout simplement pas suffisants pour obtenir d’un projet les résultats scientifiques normaux que les organismes subventionnaires et les programmes universitaires attendent et je précise que le processus de développement de ces relations est tout aussi important que les résultats scientifiques. »

De retour sur les rives de la Shubénacadie, Alanna Syliboy affirme qu’elle a appliqué ce principe de développement de relations à son propre travail. Elle a appris à marquer les poissons en travaillant sur le projet.

En retour, elle a parfois dû plaider en faveur d’un traitement plus respectueux des espèces étudiées, notamment en modifiant les méthodes de marquage afin que les membres de l’équipe s’arrêtent et fassent une offrande lorsqu’un poisson est tué accidentellement au cours du processus de marquage, ou en exigeant que si les anguilles doivent être tuées intentionnellement, que cela soit fait d’une manière conforme à l’éthique micmaque.

Parler haut et fort de ces problèmes était intimidant, explique Syliboy, mais elle s’est souvenue du nom du projet et que son nom signifiait l’entraide.

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Une bouée au bout de l’une des lignes de piège. Le projet étudie également le homard américain (jakej, en micmac) et l’anguille d’Amérique (katew), une espèce menacée dans deux écosystèmes : la baie de Fundy et ses systèmes fluviaux, ainsi que le lac Bras D’or. Image offerte par Moira Donovan.

« Vous savez, ils nous aident à apprendre la science. Mais nous devons également les aider à comprendre la vision du monde des Mi’kmaq et construire ces relations, ces fondations, prend du temps. »

En fin de compte, l’enjeu de cette collaboration est considérable, tant pour l’écosystème que pour les communautés. Même si le poulamon a contribué à la subsistance des Mi’kmaq pendant des milliers d’années en leur fournissant une source fiable de nourriture à une époque où peu d’autres choses étaient disponibles, Syliboy n’a pas grandi en en mangeant. Sa mère et ses grands-parents ont survécu au système des pensionnats autochtones au Canada, qui a entraîné une perte généralisée de la culture et des connaissances traditionnelles chez les peuples autochtones du pays.

« Il est temps de se réapproprier ce savoir », affirme-t-elle. « C’est ce que mon travail et ce projet me permettent de faire, car nous travaillons pour nos communautés et pour notre peuple. »

À terme, elle espère pouvoir montrer à ses propres enfants comment cultiver le poulamon, ce que le projet a déjà permis de faire en comblant certaines lacunes dans la recherche.

Mais en attendant, après avoir remonté des pièges vides, Syliboy abandonne le marquage sur le site. C’est un résultat typique d’une année exceptionnellement difficile pour le marquage. Un détenteur de connaissances traditionnelles qui conseille l’équipe sur le poulamon affirme ne jamais avoir vu un hiver comme celui-ci. C’est un rappel des changements imprévisibles qui se préparent en raison du réchauffement climatique, et du rôle de la recherche collaborative pour aider toutes les communautés à se préparer aux défis à venir.

 

Image de bannière : Les membres de l’équipe se préparent à déployer un récepteur acoustique dans le lac Bras D’or. Les récepteurs sont ancrés au fond des lacs et des océans, et peuvent capter le signal d’un animal marqué qui passe à moins de 500 mètres. Image offerte par Nicolas Winkler Photography.

Article original: https://news.mongabay.com/2022/02/in-canada-indigenous-communities-and-scientists-collaborate-on-marine-research/

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