- L’Union européenne (UE) continue de brûler la biomasse forestière pour produire de l’énergie, une pratique déstabilisante pour le climat et destructrice pour les forêts et la biodiversité. Les organisations non gouvernementales (ONG) internationales et leurs avocats – pour empêcher l’UE d’aller plus loin dans ce qu’ils considèrent la mise en péril de la planète – sont déterminés à attaquer l’UE en justice.
- Les plaignants affirment que l’Union européenne enfreint ses propres règles qui exigent des politiques fondées sur « des pratiques économiques durables en matière d’environnement » pour les entreprises, les investisseurs et les décideurs politiques.
- Les militants soutiennent que l’UE, en élaborant ses politiques actuelles sur la bioénergie et la gestion des forêts, a négligé les nombreuses études scientifiques mettant en garde contre les dégâts écologiques causés par la biomasse forestière – la collecte et la transformation du bois en pellets et la combustion de ces derniers pour produire de l’énergie.
- Une étude menée en novembre dernier ajoute un caractère d’urgence à la bataille en cours. Les chercheurs ont découvert que, sauf révision des politiques actuelles, la demande mondiale de biomasse pour la production d’énergie devrait tripler d’ici à 2050, ce qui devrait exercer une pression supplémentaire sur les forêts intactes et leur aptitude à agir comme puits de carbone et également compromettre la réalisation des objectifs de réduction des émissions fixés par l’Accord de Paris.
Les études scientifiques, ô combien concluantes, n’ont mené à aucun changement. Pas plus, pas moins que les lettres signées par des centaines de scientifiques émérites, les campagnes sur les médias publics et sociaux, les manifestations, les pétitions, les reportages accablants via divers médias, et les commentaires, ou encore les fortes pressions exercées par les éminents décideurs politiques.
Malgré des recherches conduites sans interruption depuis des décennies, les défenseurs de la forêt ont été freinés dans leurs efforts visant à renverser les décisions politiques européennes qui encouragent la combustion de la biomasse forestière pour la production d’énergie. Mais ils sont en train de tester une nouvelle ligne d’attaque – utilisant les statuts et les législations existants pour déposer leurs plaintes auprès du système judiciaire de l’UE.
Début février, une coalition d’ONG européennes et américaines, dirigée par deux cabinets d’avocats européens, a interpellé la Commission européenne, alors qu’elle élaborait des législations visant à définir les critères d’une finance durable en matière de bioénergie et de sylviculture. Ces législations doivent encourager le développement de la biomasse forestière en tant qu’investissement rentable et écologique. Toutefois, les plaignants estiment que les nouvelles législations, tout comme les directives déjà existantes en faveur des bioénergies, enfreignent le Règlement Taxonomie adopté par les 27 pays membres de l’Union européenne en juin 2020.
Le règlement établit un système de classification visant à identifier les « pratiques économiques respectueuses de l’environnement » pour les entreprises, les investisseurs et les décideurs politiques. L’UE revendique depuis longtemps que la combustion du bois, en tant qu’alternative au charbon, est une solution viable, pour atténuer les effets du changement climatique, et bénéfique pour les forêts, encourageant une gestion forestière rigoureuse ainsi que le reboisement. Les pays de l’UE dépensent actuellement des millions d’euros chaque année sous forme de subventions pour la promotion des bioénergies.
Selon les plaignants, les autorités ont, toutefois, négligé les exigences du règlement Taxonomie stipulant que de telles directives doivent reposer sur les travaux scientifiques existants qui encouragent les réductions d’émissions de carbone réelles, visent à préserver la capacité forestière à absorber et stocker le dioxyde de carbone, et à honorer les engagements de réduction de carbone fixés par l’Accord de Paris de 2015.
De récentes études ont conclu que la combustion de la biomasse forestière – avec la transformation du bois et des résidus organiques en pellets et copeaux – génère plus d’émissions de carbone que le charbon par kilowattheure. En outre, la coupe à blanc des forêts indigènes, qui constitue déjà près de la moitié de la matière première nécessaire à la production des pellets et des copeaux de bois, diminue la capacité de la nature à ralentir les changements climatiques.
Les plaignants, dont des ONG en provenance d’Estonie, d’Allemagne, des Pays-Bas, de Pologne, du Portugal, de Roumanie, de Suède et des États-Unis réclament une « révision interne » des directives par la Commission européenne afin que cette dernière modifie ses critères de comptabilisation des émissions de carbone, de subventions en faveur des bioénergies et d’abattage des arbres. Environ 60 % des énergies renouvelables générées actuellement proviennent de la combustion du bois – soit un ratio supérieur à l’éolien, au solaire ou au nucléaire, neutres en carbone. Il s’agit d’une hausse significative par rapport aux 40 % de 2014.
La combustion de la biomasse forestière pour produire de l’énergie continue de gagner en popularité, animée par une faille dans les règles climatiques internationales, classant, à tort, la combustion du bois dans la catégorie des énergies renouvelables et neutres en carbone. Ainsi, les importantes émissions de gaz à effet de serre provenant de la combustion de bois dans les anciennes centrales électriques au charbon ne sont pas comptabilisées, ce qui permet aux pays de se prévaloir des réductions d’émissions exigées par la loi, mais ces dernières n’existent en réalité que sur le papier.
Si, comme escompté, la Commission rejette la révision interne de ses directives, la première affaire de ce genre sera portée devant la Cour de justice de l’Union européenne au Luxembourg avec l’espoir de voir un changement se profiler dans la trajectoire de dépendance de l’UE à l’égard des bioénergies. L’UE brûle déjà plus de 30 millions de tonnes de biomasse forestière chaque année – la plupart, d’origine américaine et canadienne.
« La Commission européenne a abusé de la confiance du public et enfreint la loi en proposant un cadre règlementaire qui reverdit la pollution climatique, tout en continuant ses activités habituelles d’exploitation forestière », a déclaré dans un communiqué Elin Götmark de l’ONG suédoise Protect the Forest. « Le règlement Taxonomie doit être amendé par la Commission ou aboli par la Cour. »
Action en justice pour une justice climatique
La coalition d’ONG et son action en justice sont au cœur d’une dynamique de contentieux climatiques.
Les dirigeants gouvernementaux ont échoué, d’un sommet climatique à l’autre, à mettre en œuvre les changements législatifs et réglementaires jugés pourtant indispensables par les experts climatiques pour réduire les émissions de gaz à effet de serre de manière considérable, freiner la déforestation et ralentir les impacts dévastateurs du réchauffement climatique. La société civile se tourne donc aujourd’hui vers la justice pour contraindre les gouvernements et les pollueurs industriels à respecter les statuts existants.
Selon climatecasechart.com, environ 1 800 affaires judiciaires relatives au changement climatique sont en cours à travers le monde. L’affaire judiciaire probablement la plus célèbre, et celle qui a connu le plus de succès, a été prononcée aux Pays-Bas en mai 2020. Une cour néerlandaise avait ordonné au géant pétrolier Royal Dutch Shell de réduire ses émissions de carbone de plus de moitié d’ici à 2030, soit de 45 % au lieu des 20 % initialement annoncés par la multinationale.
« Le règlement de Taxonomie est un règlement propre à l’UE », a expliqué Dan Galpern, avocat spécialiste des questions environnementales. « Cela signifie que l’UE s’est juridiquement engagée à respecter certaines actions. Il est donc logique que les ONG l’obligent à tenir ses engagements, que ce soit sur une base statutaire ou réglementaire. »
Dan Galpern représente les plaignants qui se préparent à poursuivre en justice l’Agence de protection de l’environnement des États-Unis pour qu’elle adopte des règlements en vertu de la Loi sur la qualité de l’air. Ceci, afin d’exiger le retrait progressif des émissions de combustibles fossiles et d’inciter les États-Unis à tenir leur promesse de réduction de carbone fixée par l’Accord de Paris.
Mais ce n’est pas parce qu’une plainte a été déposée, qu’elle fera son chemin jusqu’au tribunal.
Statut juridique encore inconnu
En 2019, une coalition similaire réunissant des experts de l’environnement de l’UE et d’autres individus avait déjà poursuivi la Commission européenne en justice pour ses politiques en faveur des bioénergies qui, selon les militants, contribuaient à la déforestation et venaient contrecarrer les actions climatiques. La Cour européenne avait rejeté le recours en 2020, non pas sur le bien-fondé de l’affaire, mais pour absence de statut juridique du côté des plaignants pour pouvoir poursuivre les nations de l’UE en justice.
Ole Windahl Pedersen, professeur en droit de l’environnement à l’Université d’Aarhus au Danemark, a expliqué à Mongabay que, dans l’affaire juridique du règlement de Taxonomie, les plaignants allaient probablement se heurter à des obstacles similaires pour être entendus.
Mais les plaignants actuels gardent espoir : le règlement Aarhus (sans lien avec l’université du même nom), qui régit le statut juridique de l’UE dans le cadre de procédures judiciaires, a récemment été révisé. « Il donne le droit d’engager des procédures contre les décisions adoptées par les institutions européennes », a déclaré Ole Windahl Pedersen. « Mais la marge de manœuvre reste très restreinte. »
Selon le professeur de droit, la coalition d’ONG devrait réussir à imposer à la Commission européenne une révision interne de ses politiques en matière de bioénergies, « mais il reste impossible, d’une manière générale, de contester ses décisions législatives [au tribunal]. »
Clémentine Baldon, avocate au sein du cabinet parisien Baldon, qui travaille conjointement sur l’affaire, a rapporté à Mongabay qu’elle ne partageait pas le point de vue de Ole Windahl Pedersen sur les chances de révisions du règlement Aarhus. Elle estime qu’il existe des moyens de « contourner les conditions excessivement restrictives pour mener l’affaire devant [le tribunal] », et elle va poursuivre l’UE sur la base des précédentes dépositions.
Que ce soit via une révision interne ou un procès, selon l’Autrichien Christian Rakos, président de la World Bioenergy Association, son industrie sortira gagnante et la biomasse forestière conservera sa position internationale d’alternative au charbon en expansion rapide.
Christian Rakos s’est exprimé, lors d’une interview accordée à Mongabay durant le sommet des Nations Unies sur le climat à Glasgow (Écosse) en novembre dernier, et plus récemment, en réponse aux questions sur l’action en justice des ONG, et a maintenu que les pratiques rigoureuses de gestion forestière permettaient une récolte sélective du bois pour la bioénergie sans réduire la capacité de la forêt à séquestrer les émissions de carbone.
« Chaque jour, la quantité de CO2 capturée par les nouvelles plantations de [forêts] est supérieure aux émissions produites par l’abattage des arbres et la combustion du bois dans le bassin d’activité des usines productrices de bioénergies », a déclaré Christian Rakos. « Il existe des preuves solides attestant que cet équilibre est maintenu dans toutes les zones d’approvisionnement auxquelles les actions des ONG font référence. »
Impact de la demande de biomasse sur le long terme
L’opinion défendue par Christian Rakos a été contestée par une étude exhaustive publiée en novembre dernier dans la revue GCB Bioenergy sur la demande future de pellets et son impact sur les forêts à l’échelle planétaire. Les résultats pourraient apporter plus de poids aux actions en justice à l’encontre de l’UE.
Les quatre auteurs de l’étude ont analysé l’utilisation de la biomasse sur le long terme au vu de la popularité actuelle et croissante de la combustion de pellets au Royaume-Uni, en Europe, au Japon et en Corée du Sud. Les fabricants de pellets du sud-est des États-Unis, de Colombie britannique et d’Asie du sud-est accélèrent leur cadence de production pour satisfaire les futures demandes, augmentant davantage la pression sur l’avenir des forêts indigènes.
Selon les chercheurs, la production mondiale de pellets devrait tripler d’ici à 2050 (120 tonnes attendues en 2050 contre 38,9 tonnes enregistrées en 2019), alors que la majorité des économies industrialisées ont promis d’éliminer les émissions de gaz à effet de serre. Les auteurs anticipent une montée en flèche des émissions de carbone d’ici là, ce qui compromettra la réalisation du principal objectif de l’Accord de Paris de maintenir l’augmentation de la température mondiale à 1,5 degré Celsius par rapport aux niveaux préindustriels.
Les scientifiques ont écrit : « La demande anticipée [de bois destiné à la combustion] devrait avoir un lourd impact sur les forêts du sud-est des États-Unis, un puits de carbone historique qui a joué un rôle significatif dans la réduction des émissions nettes de carbone aux États-Unis… Si l’abattage des arbres pour la transformation de la biomasse en énergie continue de réduire ce puits de carbone, les États-Unis devront miser sur d’autres sources d’atténuation, plus coûteuses, pour atteindre les objectifs climatiques au niveau national. »
Le co-auteur John Gunn, spécialiste des forêts à l’Université de New Hampshire, a expliqué à Mongabay que la forte demande de pellets ne devait pas être considérée comme le seul et unique facteur de la déforestation. Au sud-est des États-Unis, les forêts, réservoirs massifs de carbone, sont mises sous pression par l’industrie du bois, divers projets de développement, les incendies de forêts et les insectes ravageurs. Les producteurs de biomasse ne font qu’aggraver le phénomène de déforestation déjà préoccupant pour satisfaire la demande de pellets en Europe et au Royaume-Uni.
Lors de la diffusion des résultats de l’étude qui corroborent les arguments des plaignants dans l’affaire juridique de la biomasse, John Gunn a déclaré : « La majorité du bois issu des forêts du monde entier est récoltée sans mesurer son impact sur les 50 prochaines années et sans savoir si nous serons ou non résilients aux impacts climatiques. Tous ces services que nous rendent les forêts et que nous considérons comme acquis vont être plus difficiles à obtenir – l’approvisionnement en produits ligneux, les services écosystémiques, la séquestration du carbone et l’eau potable. Nous allons avoir besoin d’une intendance solide de nos forêts pour continuer à en récolter ses fruits. »
Justin Catanoso écrit régulièrement pour Mongabay. Il est professeur de journalisme à l’Université Wake Forest en Caroline du Nord. Suivez-le sur Twitter : @jcatanoso
Image de bannière : Le Néérlandais Maarten Visschers, membre de la Coalition Forest Defenders Alliance, protestant en novembre dernier devant le siège de l’Union européenne à Bruxelles. Photo de Daniel Djamo pour Mongabay.
HeÉcoutez le reporter s’exprimer sur cette affaire dans le podcast de Mongabay : Solutions climatiques ou illusions ? La combustion des arbres et la construction de barrages pour la production d’énergie, écoutez ici (en anglais) :
Citation:
Funk, J.M., Forsell, N., Gunn, J.S., & Burns, D.N. (2021). Assessing the potential for unaccounted emissions from bioenergy and the implications for forests: The United States and Global. GCB Bioenergy, 00, 1-24. Doi: 10.1111/gcbb.12912
Article original: https://news-mongabay-com.mongabay.com/2022/03/activists-vow-to-take-eu-to-court-to-fight-its-forest-biomass-policies/