- Une enquête menée par El País/Planeta Futuro a prouvé des irrégularités dans l'attribution de « concessions de conservation » et des marchés de crédits carbone en République Démocratique du Congo.
- L'enquête a mis au jour des allégations selon lesquelles plusieurs millions d'hectares de concessions ont été illégalement réattribuées en 2020 et converties en projets de crédits carbone sans contrôle public. Les titres de propriété portugais empiètent sur une zone protégée et des terres indigènes.
- Le boom des titres de « conservation » opaques contrôlés par des investisseurs étrangers suscite des inquiétudes quant aux futurs abus potentiels en matière de compensation carbone.
- Mongabay s'est associé à El País/Planeta Futuro pour publier cette enquête en anglais. Ce reportage a été réalisé avec le soutien du Réseau d’Investigation sur les Forêts Tropicales du Pulitzer Center.
KISANGANI, Congo – Une nouvelle enquête révèle qu’une grande entreprise européenne d’exploitation forestière a converti de forme irrégulière plus d’une douzaine de ses concessions forestières en République Démocratique du Congo en concessions dites de conservation. Après avoir récolté le bois le plus précieux de ces 15 concessions, qui couvrent une superficie équivalente à celle de la Belgique, la société portugaise Norsudtimber cherche maintenant à obtenir des investissements européens dans des projets de crédits carbone qu’elle exploitera sur ces anciens sites d’exploitation forestière.
Depuis fin 2020, la RDC a attribué 24 nouvelles concessions de conservation de la nature dans la deuxième plus grande forêt tropicale du monde, stimulée par l’intérêt des investisseurs pour les marchés du carbone. Les particuliers et les entreprises, comme les compagnies aériennes, peuvent compenser leurs émissions de gaz à effet de serre en investissant dans des initiatives qui absorbent ce CO₂ ailleurs sur la planète. Cela se fait en achetant et en vendant des « crédits carbone » sur les marchés internationaux. En théorie, ce système permet à des initiatives privées de gagner de l’argent en protégeant les forêts – comme celles de la RDC – grâce à un type de projet carbone connu sous le nom de REDD+ (Réduction des émissions dues à la déforestation et à la dégradation des forêts).
Une enquête de sept mois menée par El País/Planeta Futuro a permis d’obtenir des documents inédits montrant qu’en décembre 2020, le ministre de l’Environnement sortant, Claude Nyamugabo, a signé des contrats transférant des millions d’hectares de concessions de Norsudtimber issus de ses filiales d’exploitation forestière, Sodefor et Forabola, à Kongo Forest Based Solutions (KFBS), une autre filiale de Norsudtimber créée pour gérer ses opérations d’échange de carbone.
Les concessions ont été réattribuées sans contrôle public ni consultation des personnes qui en subiront les effets. Plusieurs de ces concessions chevauchent une zone protégée et les terres ancestrales des peuples Bambuti, Bacwa et Batwa, et près d’un tiers de la zone couvre des tourbières vitales pour le climat.
En tant que locataires de concessions de conservation, des entités telles que KFBS sont chargées de protéger des écosystèmes précieux et les moyens de subsistance des populations avec des droit ancestraux sur la forêt. Les forêts tropicales de la RDC abritent des espèces menacées telles que les pangolins, les chimpanzés et les okapis. Elles régulent la température et le régime des pluies de toute la région, et leurs arbres stockent un tiers de carbone de plus par hectare que l’Amazonie.
Mais les contrats de KFBS, d’une durée de 30 à 44 ans, semblent violer la loi de la RDC, qui exige que les concessionnaires présentent leurs plans financiers et techniques lors d’une réunion conjointe avec les fonctionnaires et les communautés locales, afin qu’ils puissent évaluer si le projet est admissible.
« Le ministre a arrangé l’accord », déclare un haut fonctionnaire du Ministère de l’Environnement à Kinshasa, s’exprimant sous couvert d’anonymat par crainte de représailles. « Nyamugabo savait qu’il perdrait son poste lors d’un remaniement ministériel, et voulait ‘manger’ le plus possible avant de devoir partir ».
L’ancien ministre est accusé d’avoir attribué 4,4 millions d’hectares supplémentaires dans le nord et l’ouest du pays en violation de la loi de la RDC en 2020, dont neuf concessions de conservation.
À l’autre bout de la chaîne se trouvent les frères portugais Maia Trindade, qui dirigent à la fois la branche bois et la branche compensation carbone de Norsudtimber. Alberto Pedro représente les sociétés d’exploitation forestière Sodefor et Forabola, tandis que José Albano représente KFBS, qui supervise les nouveaux titres de compensation carbone
En 2018, Global Witness a affirmé que le groupe opérait illégalement sur 90 % de ses concessions. Norsudtimber a nié tout acte répréhensible.
Fait accompli
La loi de la RDC exige que les promoteurs de concessions de conservation s’engagent formellement avec toutes les personnes concernées avant la signature des contrats. Mais les autorités provinciales n’ont pas été consultées, ne recevant qu’une lettre de courtoisie les informant de la conversion des mois après qu’elle ait eu lieu.
Les enquêteurs ont eu entre les mains une de ces lettres, reçue par les autorités environnementales de la province de la Tshopo en avril 2021. Elle a été envoyée le 27 mars de cette année-là, alors que Nyamugabo était encore en fonction.
« Nous avons l’honneur de vous informer que la Sodefor a récemment transféré sa concession forestière 59/14 … à la KFBS. Il s’agit désormais d’une concession de conservation », écrit la société. Une lettre de KFBS demande ensuite le soutien de la province pour que le projet puisse se dérouler «de manière participative. »
La RDC se classe parmi les pays les plus opaques au monde en termes de transparence financière, et les lacunes de ses lois peuvent être facilement exploitées. Un décret de 2011 sur l’attribution des concessions de conservation, par exemple, ne mentionne pas explicitement la conversion des titres d’exploitation forestière existants.
Peu de gens connaissent mieux les pièges de la réglementation environnementale de la RDC qu’Augustin Mpoyi, un Congolais à la voix douce qui jongle entre son rôle de juriste environnemental de premier plan en RDC et celui de militant parmi les plus implacables.
En tant qu’avocat, il a travaillé sur des textes de loi historiques, tels que le code forestier de 2002 et une nouvelle politique de réforme foncière. En tant que fondateur de l’ONG Codelt, il a mené les premières poursuites contre un ministre de l’Environnement pour abus de pouvoir et a demandé au gouvernement de suspendre des dizaines de concessions qui, selon les experts, sont illégales. En conséquence, le gouvernement s’est déjà engagé à suspendre six concessions dites de conservation.
Les concessions de conservation sont une question d’intérêt public qui nécessite le consentement libre, préalable et informé des communautés, ainsi que l’implication des administrations provinciales dès les phases de planification, explique Mpoyi. « Tout est censé être fait dans la plus grande transparence, et pas même un ministre ne peut bafouer les procédures établies par la loi », dit-il. « Alors oui. la création de ces 15 concessions [KFBS] est vraiment, vraiment, vraiment problématique ».
Tout droit vers les signatures
Les communautés dépendantes de la forêt sont censées être au cœur des projets REDD+, ce qu’aspirent à devenir les concessions de conservation en RDC. L’un des principaux objectifs est de réduire les émissions de gaz à effet de serre dues à la déforestation et à la dégradation des forêts. Par exemple, en proposant, aux populations locales des alternatives à l’agriculture sur brûlis.
Mais les populations d’Isangi, un territoire luxuriant qui abrite des léopards (Panthera pardus) et des pangolins géants (Smutsia gigantea) dans le nord de la RDC, ont appris la nouvelle cinq mois après la signature du contrat.
En décembre 2021, les représentants de la société ont fourni la dernière tranche de compensation pour leurs activités d’exploitation forestière —toitures en tôles et d’autres matériaux— et ont fait signer aux chefs locaux un protocole social, qui est nécessaire pour que les concessions puissent délivrer des crédits carbone. L’Administrateur du Territoire et le Coordinateur Environnemental de la province étaient parmi les participants à la réunion.
Dans le document, KFBS a accepté de verser 3 500 dollars par mois à chacune des communautés et 8 % des futures ventes des crédits carbone, ainsi que de les tenir informées des fluctuations de prix.
Perez Bolengelaka a assisté à la réunion en tant que représentant de la société civile à Isangi. Il affirme que KFBS n’a pas discuté des plans financiers et techniques, ni expliqué les activités du projet, au-delà de mentionner de façon générale la conservation de la nature. Il n’y a eu aucune discussion sur les alternatives qu’ils fourniraient aux personnes qui dépendent de l’agriculture itinérante et de l’exploitation forestière artisanale, dit-il.
« L’examen de toutes ces informations et l’organisation d’une véritable consultation aurait pris des jours, mais le but de la réunion était l’obtention directe des signatures», déclare M. Perez. « C’est dommage. Cela aurait pu être un véritable partenariat ».
La forêt tropicale en jeu
La forêt tropicale du Congo ne ressemble à aucune autre. Elle est plus difficile à pénétrer, plus vierge et constitue un puits de carbone plus puissant que ses homologues d’Asie du Sud-Est et d’Amérique du Sud. Ce n’est que récemment que des scientifiques ont confirmé que le Bassin du Congo possède les plus grandes tourbières tropicales du monde, un type de zone humide forestière qui emprisonne des milliards de tonnes de carbone dans le sol, accumulées sous forme de matière organique semi-décomposée pendant des milliers d’années.
Près d’un tiers des concessions de KFBS se trouvent sur des tourbières, et plusieurs d’entre elles empiètent sur une aire protégée à Oshwe, dans la province de Maï-Ndombe, dans le sud-ouest de la RDC.
Deux des titres à Oshwe appartenaient à la société sœur de KFBS, Sodefor, jusqu’à ce que Nyamugabo les a attribués à la société congolaise Groupe Services en tant que concessions forestières en juin 2020. En octobre 2021, des juristes congolais ont formellement demandé au Conseil des Ministres de suspendre ces contrats pour violation du moratoire sur l’attribution de nouvelles concessions forestières.
Ce qu’ils ne savaient pas, c’est que Nyamugabo avait déjà réattribué les concessions contestées neuf mois plus tôt. Elles étaient de nouveau entre les mains de Norsudtimber ; désormais, comme des titres de conservation.
L’un de ces juristes était Augustin Mpoyi. En apprenant la nouvelle, il secoue la tête d’un air incrédule. « Ce n’est pas possible… c’est un scandale ».
Jeff Mapilanga, de l’Institut congolais pour la conservation de la nature (ICCN), affirme que les concessions privées, y compris de conservation, ne devraient pas empiéter sur les aires protégés. « Nous n’avons commencé à en entendre parler qu’avant le sommet des Nations unies sur le climat à Glasgow », dit-il.
Contrats litigieux
Le contrat de Norsudtimber est le dernier d’une série de contrats litigieux signés par Nyamugabo, un protégé de l’ancien président de la RDC Joseph Kabila. Ce dernier fait actuellement face à des accusations de détournement de 138 millions de dollars.
En 2021, la société civile congolaise a entrepris une action en justice contre l’ancien ministre de l’Environnement, une première dans l’histoire du pays. Les ONG, menées par Codelt, ont accusé Nyamugabo d’avoir illégalement alloué une zone de forêt de la taille du Danemark. C’est dans ce contexte que le gouvernement a admis « l’illégalité de nombreux contrats », deux semaines seulement avant le sommet climatique COP26 d’octobre et novembre 2021. Il s’agissait notamment de six concessions de conservation attribuées à Tradelink, une société fondée par des investisseurs belges et italiens ayant un passé dans l’exploitation forestière et minière.
Lors du sommet sur le climat, l’Union Européenne et le Royaume-Uni se sont engagés à verser 1,5 milliard de dollars pour protéger les forêts du Bassin du Congo, tandis que l’Initiative pour les Forêts d’Afrique Centrale (CAFI) a annoncé un accord de dix ans, qui alloue 500 millions de dollars pour les cinq premières années. Le CAFI est financé par la Belgique, la France, l’Allemagne, les Pays-Bas, la Norvège, le Royaume-Uni, la Corée du Sud et l’UE.
L’initiative CAFI aide actuellement la RDC à remplir les conditions pour lever le moratoire sur l’attribution de nouvelles concessions forestières industrielles. Cette mesure a été mise en place il y a 20 ans pour empêcher le pillage des forêts équatoriales à la suite de la deuxième guerre du Congo, qui a officiellement pris fin en 2003. Des ONG internationales de défense de l’environnement telles que Greenpeace et Rainforest Foundation UK affirment que le pays n’est pas prêt à mettre fin à cette interdiction.
« En fait, il est plus facile de contrôler une concession forestière que de contrôler une forêt ouverte à toutes sortes d’activités informelles, y compris l’exploitation non réglementée par les communautés locales et même les groupes organisés », déclare François Busson, un expert en ressources naturelles qui a travaillé avec la Commission des Forêts d’Afrique Centrale. Cela, dit-il, tant que les nouvelles concessions soient exploitées légalement.
« Pas dans l’intérêt du public »
Nous avons présenté les conclusions de cette enquête aux concessionnaires. Dans une réponse par courriel, KFBS a déclaré : « Vos descriptions des faits, qui ne sont pas expressément contestées, doivent être comprises comme n’étant pas pertinentes pour nous et ne méritant pas de [réponse] de notre part ».
Dans une déclaration séparée, KFBS a affirmé que le ministère de l’environnement dirigé par Nyamugabo n’a pas considéré le transfert des concessions comme de nouvelles allocations au sens de la loi. Les sociétés, dit KFBS, ont suivi les directives établies par les autorités à l’époque.
KFBS a refusé de partager toute preuve appuyant sa position sur la légalité supposée des conversions de concessions. « Notre groupe n’a pas l’intention de fournir des informations qui ne sont pas d’intérêt public ou dont la divulgation n’est pas demandée par la loi ou par une décision de justice ».
Nyamugabo n’a pas répondu aux demandes de commentaires par courriel.
Toutefois, l’expert juridique Augustin Mpoyi souligne que si une entreprise souhaite modifier la vocation d’une concession forestière, elle doit d’abord la restituer à l’État. L’État peut alors la réattribuer en tant que concession de conservation, mais en suivant le processus de consultation publique décrit dans la loi.
Audits non publiés
Dix jours avant le sommet climatique de la COP26, où la RDC s’est présentée comme un « pays solution », le président Félix Tshisekedi a demandé un audit des concessions forestières de la RDC et la suspension de tous les « contrats douteux ».
La première exigence de l’accord de 500 millions de dollars avec CAFI était la publication, avant la fin 2021, d’un audit réalisé l’année précédente par l’Inspection Générale des Finances (IGF) du pays. L’analyse visait toutes les concessions attribuées ou transférées depuis juillet 2014. Les résultats n’ont pas encore été publiés.
En 2021, CAFI a également commandé un examen indépendant de la légalité des titres d’exploitation forestière, mené par un consortium hispano-bulgare avec un financement de l’Union Européenne.
Les enquêteurs ont eu accès à un rapport d’étape interne, dans lequel les experts ont fait part de leur frustration face à la « non-coopération des administrations publiques à tous les niveaux ». Les responsables de l’environnement et les exploitants forestiers ont fait valoir que l’équipe de l’UE n’avait pas l’autorisation officielle du Ministère de l’Environnement. Et ils avaient raison.
« Cela soulève des doutes quant à la volonté réelle de l’administration forestière de faciliter la révision, même si elle est officiellement engagée dans [l’accord avec CAFI] et en est le principal bénéficiaire », indique le rapport de juin.
Le gouvernement de la RDC a fini par publier le document deux mois après que le chef de la délégation de l’UE en RDC l’ait demandé. Et ce n’est qu’un des nombreux obstacles qui ont activement retardé l’examen, repoussant l’échéance de neuf mois, à avril 2022.
Bien que l’examen soit prévu depuis 2017, la difficulté des enquêteurs à accéder aux données, y compris les plus élémentaires, retarde encore les conclusions sur la légalité des concessions forestières de la RDC.
Conflits d’intérêts
Une initiative de gestion forestière de quatre ans cofinancée par l’Agence Française de Développement (AFD) et CAFI a également pris du retard en raison d’obstacles administratifs en RDC. En juin 2021, la société de conseil française Forest Resources Management (FRM) a été présélectionnée, avec plusieurs autres sociétés, pour aider le ministère de l’Environnement à mettre en œuvre le programme. Une des tâches du poste était de permettre à des observateurs congolais indépendants de mener leurs propres audits des concessions industrielles.
FRM a toutefois été écartée de la liste des candidats sélectionnés après qu’un chercheur a mis en évidence un conflit d’intérêts manifeste dans une chaîne de courriels, envoyés à l’AFD et à des responsables congolais et que l’auteur de l’enquête a pu consulter. « FRM entretient des relations commerciales de longue date avec bon nombre des exploitants forestiers les plus notoires de la RDC ; y compris deux d’entre eux qui représentaient 81 % de la production totale de bois industriel déclarée en 2018 », a souligné le chercheur. Cela inclut le groupe Norsudtimber.
Selon le chercheur, FRM semble avoir commencé son processus d’embauche pour le programme plus de quatre mois avant que le ministère congolais ne lance un appel d’offres pour le contrat. La description du poste était presque identique aux objectifs du projet AFD-CAFI, a-t-il ajouté.
FRM n’a pas répondu aux demandes de commentaires. L’AFD a déclaré que les retards du programme étaient dus à des « conditions préalables administratives », ajoutant que le processus d’embauche de nouveaux consultants s’achèverait en mars.
Malgré les obstacles à la mise en lumière des concessions forestières illicites, les bailleurs de fonds sont également déterminés à revoir, d’ici 2024, l’essor des concessions de conservation —dont beaucoup sont contrôlées par des exploitants industriels actuels ou anciens qui cherchent à diversifier leur portefeuille.
Commerce de crédits carbone
La lutte contre le réchauffement climatique permet aux investisseurs de gagner légitimement de l’argent en prenant soin du climat et en protégeant certains des écosystèmes les plus beaux et les plus vulnérables de la planète. Les projets REDD+ en RDC, par exemple, peuvent tirer profit de la vente de crédits carbone à des entreprises ou des particuliers qui souhaitent compenser leurs émissions en finançant la conservation des forêts congolaises. Chaque crédit, appelé « unité de carbone vérifiée », correspond à une tonne métrique d’émissions de dioxyde de carbone.
C’est ce que la famille américaine Blattner a fait en RDC depuis qu’elle a converti sa concession forestière d’Isangi en titre de conservation en 2009. Les archives montrent que le projet REDD+ d’Isangi, dans le nord de la province de la Tshopo, a vendu plus d’un million de crédits carbone à des dizaines d’entités du monde entier.
Parmi les entités qui ont acheté des crédits Isangi figurent la compagnie aérienne américaine Delta Airlines, la municipalité de Davos, en Suisse, la société de voyage britannique Exodus Travels, la société de logistique suédoise Scanlog et des universités telles que l’université Marymount de Californie et l’université de Tasmanie. Une grande partie des crédits ont été vendus à 15 dollars via la plateforme Stand for Trees, soutenue par l’USAID, l’Agence américaine pour le développement international.
Contrairement aux actions échangées en bourse, les prix des unités de carbone vérifiées peuvent faire l’objet de négociations privées, ce qui signifie qu’il est impossible pour les observateurs de calculer combien une entité a gagné en additionnant les crédits qu’elle a vendus. Dans les pays où la gouvernance est faible, les capacités techniques limitées et l’opacité financière généralisée, les choses se compliquent.
La grande question
Lorsqu’on lui a montré les chiffres du projet REDD+ d’Isangi, Félicien Malu, le coordinateur environnemental de la Tshopo à l’époque, les a regardés d’un air absent. « Je n’avais aucune idée qu’ils avaient vendu des crédits », a-t-il déclaré, bien qu’un rapport de suivi du projet affirme que les interactions avec ce dernier et d’autres autorités sont fréquentes. Joseph Mimbenga, administrateur du territoire d’Isangi, a déclaré que le projet n’avait jamais organisé de consultations mensuelles avec lui, comme l’indique le rapport de suivi pour la période 2014-2019, qui n’est toujours pas validé depuis 2020. Les responsables du projet lui ont dit qu’ils n’avaient jamais vendu de crédits carbone depuis sa création en 2009, a-t-il ajouté. Les communautés ont la même information.
Les crédits carbone appartiennent à l’État congolais, et les opérateurs privés doivent demander l’autorisation de les vendre avant de déclarer les transactions. L’idée est que les autorités et les organisations de la société civile à tous les niveaux puissent accéder aux données pour demander des comptes aux projets REDD+.
À présent, aucune personne ou institution en RDC n’a une vision complète de qui vend quoi, et des bénéfices qu’ils ont, s’il y en a. Même des inspecteurs du Ministère des Finances de la RDC s’avouent incapables de contrôler efficacement les finances des projets de carbone forestier dans le pays.
Alors, comment les administrations publiques en RDC, qui n’ont ni les compétences ni les ressources les plus élémentaires, sont-elles censées savoir combien d’argent elles devraient recevoir, et quand, des projets REDD+ ? « C’est la grande question », déclare Hassan Assani, coordinateur national REDD+, dont le propre service opérait autrefois depuis une structure préfabriquée sous un manguier à Kinshasa. « Pour l’instant, cela dépend surtout de la bonne volonté des projets ».
L’auteur de cette enquête a demandé aux propriétaires du projet REDD+ d’Isangi comment ils déclarent les transactions de crédits carbone. Dans leurs réponses écrites, ils ont déclaré avoir soumis les transactions de crédits carbone au registre national REDD+ en mars 2020. Mais la Coordination Nationale REDD+ de la RDC, l’organisme chargé de la surveillance, affirme ne détenir aucune donnée sur le projet. « Notre dossier sur le projet REDD+ d’Isangi est vide », a déclaré l’organisme. « Peut-être se sont-ils engagés avec d’autres autorités ».
Les responsables du projet Isangi REDD+ ont déclaré qu’ils communiquaient avec les « acteurs gouvernementaux » et les rencontraient au niveau provincial. Ils n’ont pas fourni de détails supplémentaires. Ils ont affirmé que le projet n’a pas toujours fait l’objet d’une déclaration de revenu net annuel et, par conséquent, le partage de bénéfices avec le gouvernement n’a pas été enclenché. Néanmoins, ils honorent des accords avec les communautés, ont-ils dit.
Lors de sa prise de fonction en avril 2021, la nouvelle ministre de l’Environnement, Eve Bazaïba, a promis de lutter contre la corruption. Elle s’est également engagée à créer une autorité nationale pour les marchés de carbone afin d’assurer la transparence et la collecte des taxes. L’annonce de Bazaïba, connue localement sous le nom de « Dame de fer », est intervenue alors que le président Tshisekedi demandait que le prix des crédits carbone soit multiplié par vingt afin de préserver la deuxième plus grande forêt tropicale du monde.
Un an plus tard, les failles réglementaires, la faible gouvernance et le manque de transparence continuent de laisser la porte ouverte aux abus potentiels des investisseurs et des fonctionnaires étrangers, notamment par le biais de l’évasion fiscale.
« Les entreprises et les fonctionnaires opportunistes peuvent facilement profiter de l’ignorance des gens sur les marchés du carbone », a déclaré un expert REDD+ du ministère des Finances, qui s’est exprimé sous couvert d’anonymat par crainte de représailles. « Contrairement aux arbres, vous ne pouvez pas les voir être abattus et évacués hors de la forêt. Et, de toute façon, certaines personnes sont intouchables ».
Peu d’investisseurs sont présents en RDC depuis plus longtemps que les membres de la famille Blattner. L’un d’entre eux est Elwyn Blattner, propriétaire du Groupe Blattner Elwyn, qui a déclaré un jour avoir fait fortune en RDC en achetant des terres à des prix dérisoires et en rachetant des entreprises de ressortissants belges qui avaient fait faillite après l’arrivée au pouvoir de Mobutu Sese Seko en 1965.
À 33 ans, Elwyn Blattner contrôlait déjà plus de 15 millions d’hectares en RDC, une superficie plus grande que la Grèce. « J’appelle cela le Far West », disait-il à l’époque, parlant sans le savoir pour des générations d’investisseurs étrangers à venir. « Si vous êtes prêt à prendre le risque, il y a un horizon ouvert là-bas.».
Cet article a été publié à l’origine en espagnol dans El País/Planeta Futuro.
Image de la bannière : Une pirogue traversant une zone humide dans le territoire de Basoko, au nord de la RDC. Le bassin du Congo possède les plus grandes tourbières tropicales du monde, un type de zones humides boisées qui emprisonnent des milliards de tonnes de carbone dans le sol, accumulées sous forme de matière organique semi-décomposée pendant des milliers d’années. Image: Gloria Pallares/El País.
Révision du texte en français: David Breger.