- En juillet 2021, Madagascar a interdit aux chalutiers industriels de pêcher dans les eaux à moins de 2 nautiques (soit 3,7 kilomètres) du rivage.
- Les pêcheurs artisanaux, en conflit avec les navires industriels depuis des années, se sont réjouis de cette nouvelle réglementation, mais disent que la plupart des chalutiers ne la respectent pas.
- Les données de suivi des navires semblent corroborer leurs propos : au moins 14 navires auraient pêché dans la zone restreinte le long de la côte ouest ces derniers mois.
- Un chef d’entreprise du secteur a déclaré que toute incursion de ses navires était rare et accidentelle. Les organismes de réglementation affirment que des sanctions seront imposées en fonction de la gravité des violations.
Cet article est le deuxième d’une série en trois parties sur la pêche industrielle dans les eaux malgaches. La première partie se concentre sur la pêche hauturière et la troisième partie aborde les changements apportés au secteur de la pêche côtière.
NOSY FALY, Madagascar — Depuis des décennies, les tensions couvent entre les pêcheurs artisanaux malgaches et les chalutiers industriels qui opèrent près des côtes du pays. En 2017, les premiers ont appelé à la création d’une zone de pêche restreinte qui éloignerait les seconds du littoral. Ils ont enfin obtenu gain de cause l’année dernière, du moins sur le papier : le gouvernement a mis en place une réglementation interdisant la pêche industrielle à moins de 2 nautiques (Nq), soit 3,7 km, du rivage.
Les membres de la société civile ont célébré la nouvelle réglementation, qui a pris effet le 1er juillet 2021. Selon les experts, elle pourrait contribuer à protéger les habitats marins et à améliorer les moyens de subsistance des communautés côtières en augmentant la quantité de poissons et de crevettes disponibles. Cependant, ils mettent en garde contre la difficulté d’application de la réglementation. En effet, il semblerait que certains chalutiers l’enfreignent.
D’après ce que les pêcheurs artisanaux locaux ont rapporté à Mongabay, les navires continuent d’opérer régulièrement à moins de 2 Nq de Nosy Faly, une petite île juste au large de la côte nord-ouest de Madagascar.
« Je les vois tous les jours », raconte Gamal Ahmed, président d’une fédération régionale de pêcheurs à Nosy Faly et pêcheur lui-même. « Rien n’a changé. Même si cette réglementation est en place, elle n’a rien changé. »
Le suivi des navires soutient ses propos. D’après les données de Global Fishing Watch (GFW), une organisation à but non lucratif qui publie l’activité de pêche dans le monde, deux chalutiers semblent avoir pêché de manière prolongée à moins de 2 Nq autour de Nosy Faly au cours des derniers mois. Au moins 12 autres bateaux, rattachés à plusieurs sociétés, auraient fait de même sur la côte ouest. Et il ne s’agit là que des navires dont les informations de suivi sont accessibles au public, amenant la possibilité que l’infraction soit, ironiquement, la règle. Le manque de transparence sur les limites exactes de la zone restreinte ne permet malheureusement pas d’identifier clairement le caractère légal ou non de ces activités de pêche.
Pour les pêcheurs artisanaux de Nosy Faly, il n’est pas surprenant de voir les entreprises transgresser la réglementation. « Ils ne se soucient pas des règles et personne ne les arrête même lorsqu’ils enfreignent la loi », a déclaré Noelson Rakotovao, un pêcheur de 35 ans et chef d’un village sur Nosy Faly, à Mongabay à propos des chalutiers. « Quand les chalutiers viennent pêcher ici, on rentre les mains vides. »
Une infraction à la loi ?
Les deux chalutiers industriels apparemment en manquement près de Nosy Faly sont le Cap-St-André et le Cap-Saint-Augustin. D’après les données de GFW, basées sur les transmissions des systèmes d’identification automatiques (AIS) des navires, Cap-St-André a pêché régulièrement dans les eaux littorales de l’île entre le 1er juillet et le 1er décembre 2021. Cap-Saint-Augustin, quant à lui, avait gardé son transpondeur AIS éteint sur la plupart de ces périodes. Son transpondeur était toutefois actif dans la deuxième moitié du mois de juillet, permettant de confirmer qu’il a pêché près de la côte sud-est de Nosy Faly à ce moment-là. À noter que l’AIS n’est pas le système de conformité officiel utilisé par Madagascar, mais qu’à quelques exceptions près, son utilisation est obligatoire en vertu du droit international. Le système officiel de conformité ne fournit pas de données publiques.
Les bâtiments appartiennent tous deux à Réfrigépêche Ouest, une société française qui arme 10 navires sur la côte ouest de Madagascar. Réfrigépêche Ouest a rapporté à Mongabay qu’elle et sa société sœur, Crustapêche, avec laquelle elle a ensuite fusionné, ont vendu pour environ 9 millions de dollars de fruits de mer aux distributeurs du secteur en 2019.
Les bâtiments appartiennent tous deux à Réfrigépêche Ouest, une société française qui arme 10 navires sur la côte ouest de Madagascar. Réfrigépêche Ouest a rapporté à Mongabay qu’elle et sa société sœur, Crustapêche, avec laquelle elle a ensuite fusionné, ont vendu pour environ 9 millions de dollars de fruits de mer aux distributeurs du secteur en 2019.
Le directeur général de GRM, Éric Douhéret, a déclaré à Mongabay que l’entreprise respecte les limites de la zone restreinte au nord-ouest de Madagascar et n’avait pas été notifiée du moindre manquement à la règle de la part des autorités compétentes. « Si pénétration dans les zones restreintes il y avait eu, c’eût été évidemment accidentel et trop occasionnel pour avoir été estimé dangereux par le CSP [Centre de Surveillance des Pêches] qui surveille sérieusement nos positions envoyées par balise et est présent à bord même de nos chalutiers avec des observateurs. »
Selon lui, le ministère de la Pêche avait fourni des cartes et des coordonnées GPS de la zone restreinte qui ne respectaient pas exactement la limite de 2 Nq mentionnée dans la réglementation. « [C]ertaines limitations sont au-delà des 2 Miles et d’autres sont en dessous, tenant compte des particularités de la baie. » Il a cependant refusé de partager les documents en question avec Mongabay, et les fonctionnaires du ministère n’ont répondu à aucune sollicitation à ce sujet.
La réglementation, publiée à l’article 15 d’un décret ministériel, ne fait pas non plus mention de cartes ou de coordonnées GPS. Elle indique que la mesure de 2 Nq se fait à partir de la laisse de basse mer (ou ligne de marée basse) et que la pêche industrielle est interdite dans les baies, sauf autorisation expresse dans le cadre d’un plan de gestion des pêches. Après avoir émis le décret, le gouvernement a revu la démarcation à la baisse en la traçant à 0,7 Nq, soit 1,3 km, sur la côte est de Madagascar. La plupart des activités de pêche littorale se concentrent toutefois sur la côte ouest, où la limite de 2 Nq reste en vigueur. Un plan de gestion des pêches a été mis en place dans le nord-ouest, mais il ne prévoit aucune autorisation spécifique pour la pêche industrielle. Parallèlement à un appel d’offres visant à délivrer des licences de pêche, le gouvernement malgache a transmis directement aux entreprises un document d’appel à propositions qui, lui non plus, ne faisait aucune mention des cartes et coordonnées GPS évoquées par É. Douhéret.
Pour les spécialistes, il est nécessaire de rendre la création des zones d’exclusion plus claire et plus transparente. « Plus on aura de détails […] sur les zones où la pêche industrielle est interdite, mieux ce sera », a écrit Salvador Fernández Bejarano, responsable scientifique au Flanders Marine Data Center, dans un courriel à Mongabay. Le Flanders Marine Data Center opère entre autres la plateforme Marine Regions, une base de données qui répertorie les frontières maritimes à l’international. Il explique par exemple qu’il est nécessaire de démarquer clairement les baies, de savoir où elles commencent et où elles s’arrêtent.
Les représentants du secteur ne se sont pas ouvertement opposé la règle des 2 Nq, mais on peut aisément comprendre pourquoi ils préfèrent ne pas la suivre. Une part conséquente de leurs captures provient historiquement de cette zone, bien que l’importance exacte de cette part soit sujette à débat et dépende de l’endroit précis où commence la zone. Les estimations ont considérablement varié, allant de 15 à 85 %.
Si l’on juge que Réfrigépêche Ouest a bien enfreint la règle, alors il ne faut pas croire qu’elle est la seule. Selon les données de GFW, au moins 14 navires armés par d’autres sociétés semblent s’être rendus dans la zone ces derniers mois. Ils représentent près de 40 % des bâtiments pêchant sur la côte ouest, soit 35 tout au plus. Ces incursions industrielles se concentrent à des endroits précis, notamment autour de la ville de Belo Tsiribihina, dans le sud-ouest, et du cap Saint-André, au nord-ouest de Madagascar.
Le contrevenant le plus régulier à la règle des 2 Nq semble être Somapeche, une société enregistrée à Madagascar, mais appartenant en réalité à China National Agricultural Development Group Corporation, une entreprise publique chinoise. Les données de GFW montrent qu’au moins huit de ses 14 navires ont pêché à moins de 2 Nq de la côte ouest depuis l’entrée en vigueur de la règle en juillet 2021. Somapeche n’a pas répondu aux sollicitations de Mongabay sur le sujet.
Andrianivonavalona Rakotoniaina, chef de service au CSP, a confirmé à Mongabay que certains navires avaient pêché dans la zone d’exclusion et a assuré que le CSP avait réagi. « [D]ès qu’une incursion de zone a été détecté et signalé par le système, un avertissement, ou bien un rappel à l’ordre, a été envoyé à l’encontre du navire concerné et son armateur », a-t-il expliqué dans un courriel destiné à Mongabay. Selon lui, le CSP rédige un rapport annuel dans lequel les manquements seront répertoriés.
Le rôle du CSP est de collaborer avec les entreprises afin de s’assurer qu’elles prennent leurs responsabilités : « Nous ne sommes pas le chat, ou le méchant loup, qui attrape la souris à chaque fois que ce dernier commets une infraction mais c’est d’empêcher la souris à ne pas faire des bêtises. (Excusez-moi du terme.) » [sic]
Interrogé sur la question de la pénalisation des sociétés en cas d’entorse, A. Rakotoniaina a répondu : « Vous insistez toujours sur la pénalité, mais il faut toujours comprendre que la gestion de la pêche et la bonne gouvernance ne sont pas des choses faciles. Les sanctions seront à appliquer, bien sûr, mais ça dépend du degré de l’infraction commise et conformément aux réglementations. Il y a des sanctions administratives comme le non-renouvellement de la licence, il y a des sanctions pécuniaires, etc. Ne vous souciez pas, c’est notre pays et les ressources nous appartiennent et c’est à nous de les gérer. On ne va pas attendre les autres pour prendre des mesures, nous sommes tous conscients. »
Frustration locale
Des centaines de milliers de locaux pêchent dans les eaux de Madagascar et la pêche industrielle a un impact considérable sur leurs moyens de subsistance. La pêche à la crevette s’est partiellement effondrée dans la première moitié des années 2000 et ne s’est pas rétablie. Les captures de crevettes blanches indiennes (Fenneropenaeus indicus) ont nettement diminué, ce qui pourrait indiquer un déclin de la population. Les observateurs ne s’accordent pas sur les raisons de cette chute. Certains accusent les techniques destructrices des pêcheurs artisanaux, et d’autres pointent du doigt les décennies de chalutage intensif qui, en plus d’attraper de très grandes quantités de crevettes, racle les fonds marins perturbant ainsi l’habitat nécessaire au renouvellement des stocks.
En réponse à la baisse des prises de crevettes, les armateurs ont décidé de pêcher plus de poisson. D’après un rapport commandité en 2019 par l’initiative SWIOFish2 de la Banque mondiale, le nombre de prises de poissons a été multiplié par quatre entre 2008 et 2017. Cette situation a poussé l’industrie à entrer en concurrence plus directe avec les petits pêcheurs.
L’effondrement de la pêche à la crevette a été particulièrement prononcé dans le nord-ouest, où les experts ont qualifié la pêche à la crevette d’« économiquement éteinte », ce qui a pu intensifier les conflits autour des ressources restantes dans des endroits comme Nosy Faly.
La question de la pêche industrielle provoque l’agitation sur la côte, non seulement à cause de la concurrence directe autour des ressources marines, mais aussi en raison d’une répartition inégale du pouvoir. Les petits pêcheurs font part de leur frustration face au peu d’influence qu’ils ont sur les décisions prises par le gouvernement concernant le chalutage. Pendant ce temps, en mer, ils disent ne pas être bien traités par les compagnies de pêche, dont les navires dominent leurs pirogues en bois généralement propulsées uniquement par des voiles en toile.
« Lorsque nous leur [les chalutiers] signalons que nous travaillons ici, ils nous ignorent », a déclaré N. Rakotovao, le chef du village. « C’est comme si nous n’existions pas pour eux. Ils pensent qu’ils sont les rois de l’océan. »
« Lorsque notre équipement est attrapé par leur navire et que nous demandons à le récupérer, ils nous disent simplement de partir. Nous rentrons donc chez nous les mains vides et perdons notre emploi, car ils nous empêchent de gagner notre vie », a-t-il expliqué.
Roger Manoir, un vendeur de fruits de mer âgé de 50 ans qui se fournit chez les pêcheurs artisanaux de Nosy Faly, a également soulevé le problème de la perte d’équipement. Selon lui, les navires industriels détruisent souvent les filets et les palangres des petits pêcheurs sans aucune raison.
« Les chalutiers refusent toujours de reconnaître qu’ils sont en tort », a déclaré R. Manoir à Mongabay. « Je ne les ai jamais vus venir négocier s’ils ont détruit le matériel des pêcheurs locaux. J’ai envoyé les pêcheurs pour discuter avec eux, mais les chalutiers ne veulent rien savoir. »
Les résidents interrogés par Mongabay n’ont pas mentionné Réfrigépêche Ouest, mais il s’agit de la seule compagnie actuellement autorisée à pêcher autour de Nosy Faly. Ses navires sont donc probablement à l’origine de leur frustration. É. Douhéret a quant à lui déclaré que la société entretenait de bonnes relations avec les petits pêcheurs et qu’elle parvenait à résoudre à l’amiable les éventuels incidents, qu’il prétend être rares. Selon lui, Réfrigépêche Ouest et d’autres entreprises de chalutage se sont engagées auprès des représentants des pêcheurs artisanaux. Il a pris pour exemple une conférence de deux jours en juillet 2019. Il a également affirmé que l’industrie et les petits pêcheurs partagent les mêmes ressources et sont confrontés aux mêmes menaces.
« La mise en avant d’un conflit entre pêche industrielle et pêcheurs artisanaux semble être un faux problème, souvent instrumentalisé… », a-t-il déclaré.
Quel que soit l’impact de la pêche industrielle, les pêcheurs artisanaux sont aujourd’hui confrontés à des défis monumentaux. Selon G. Ahmed, président de la fédération des pêcheurs, ils travaillent plus dur pour compenser la baisse des prises, en sortant en mer plus tôt le matin. Ce n’est pourtant pas suffisant, les prises de fruits de mer ont continué à décliner, a-t-il déclaré. Un constat partagé par d’autres habitants de l’île.
« Avant, j’attrapais huit à dix kilogrammes [par jour] avec mes nasses, mais aujourd’hui, je n’attrape que trois kilogrammes, parfois seulement un kilogramme », a expliqué Martine Safarany, 41 ans, qui pêche à la nasse sur Nosy Faly depuis huit ans.
Pour les communautés de pêcheurs de Nosy Faly, la lutte pour pêcher suffisamment pour survivre ne nécessite rien de moins que l’établissement et le maintien de droits de pêche exclusifs dans les eaux côtières. Ils considèrent que les demi-mesures ne fonctionneront pas.
« Ces chalutiers ne doivent pas pêcher si près des côtes, car ils perturbent l’endroit où les poissons se rassemblent », a déclaré R. Manoir, le marchand de fruits de mer local. « Ils font fuir le poisson. Nous devons nous battre pour trouver une solution à ces problèmes. Sinon, les pauvres deviendront plus pauvres et ils ne pourront jamais s’en sortir. »
Global Fishing Watch, un organisme à but non lucratif international axé sur la gouvernance des océans et la transparence des pêches, a fourni un soutien analytique pour cet article. C4ADS, une organisation à but non lucratif basée à Washington D.C. qui a créé une plateforme de transparence de la pêche, Triton, a participé aux recherches sur les structures de propriété des sociétés mentionnées dans cet article.
Photographie de bannière : Des petits pêcheurs de Nosy Faly transportent leur prise pour la vendre. Photographie par Mongabay.
Article original: https://news-mongabay-com.mongabay.com/2021/12/madagascars-small-fishers-cheer-new-trawl-free-zone-but-do-trawlers-obey-it/