Nouvelles de l'environnement

Tenir l’agriculture et l’exploitation forestière à distance dans les tourbières du Congo

  • Les tourbières du bassin du Congo sont peut-être les tourbières les mieux conservées sous les tropiques, mais les menaces de l’exploitation forestière, de l’agriculture et des industries minières pourraient provoquer leur dégradation rapide, selon les scientifiques.
  • En 2021, le gouvernement de la République démocratique du Congo (RDC) a annoncé qu’il prévoyait la fin d’un moratoire sur l’émission de nouvelles concessions qui est en place depuis près de vingt ans.
  • La décision suscite des inquiétudes au sein des groupes de défenseurs de l’environnement qui disent que le moratoire devrait rester en place pour protéger la part de la RDC de la deuxième forêt tropicale du monde.
  • Aujourd’hui, les limites des concessions d’exploitation forestières chevauchent les tourbières, et même si certaines entreprises déclarent qu’elles ne couperont pas d’arbres poussant sur de la tourbe, les défenseurs de l’environnement disent que toute émission de nouvelles concessions d’exploitation forestière en RDC serait irresponsable.

Cet article est le troisième dans notre série en quatre parties « Les tourbières du bassin du Congo ». Lire la première partie et la deuxième partie.

Le moratoire sur les concessions forestières signé en 2002 était censé consolider les protections des forêts en République démocratique du Congo (RDC). Face à une corruption généralisée dans le secteur du bois, les dirigeants du pays s’étaient mis d’accord pour arrêter d’attribuer à des entreprises des contrats pour couper du bois.

Cette décision n’a pas arrêté toute l’exploitation forestière ou la déforestation, dont une grande partie s’est développée rapidement avec la population croissante de la RDC et le déblaiement pour plus de terres agricoles, dans cette nation riche en bois (seul le Brésil à davantage de forêts tropicales). Et cela n’a pas non plus arrêté l’émission de nouvelles licences d’exploitation de concessions à des sociétés étrangères. Par exemple, le gouvernement a attribué des milliers de kilomètres carrés de forêt à deux groupes forestiers chinois en 2018. Greenpeace Afrique estime que l’ancien ministre de l’Environnement a autorisé 40 000 kilomètres carrés de concessions forestières «illégales » pendant son mandat.

Toutefois, tant que le moratoire de la RDC était en place, il semblait que la combinaison d’une législation forestière renforcée, de protections renforcées pour les forêts permanentes et de financements en faveur du développement économique en lien avec la protection de la forêt pourrait aider à sauver les étendues immenses de forêt tropicale de la RDC.

Plus récemment, les membres de la communauté des défenseurs de l’environnement espéraient également que le moratoire continuerait à envelopper l’énorme tourbière de la Cuvette centrale au milieu de cette forêt.

Mais en juillet 2021, le destin des tourbières et des forêts plus généralement semblait compromis lorsque le conseil des ministres de RDC a annoncé qu’il soutiendrait un projet de la ministre de l’Environnement, Ève Bazaiba Masudi, de mettre fin au moratoire.

« Le moratoire est une disposition qui a fait son temps. Le pays doit évoluer », a déclaré Bazaida à Mongabay dans un e-mail. Mais elle a ajouté, des travaux sont en cours pour identifier « des aires à haute valeur pour la conservation, notamment les tourbières ».

Vue aérienne de la forêt de tourbière près de Mbandaka en République démocratique du Congo (RDC). Image © Daniel Beltrá / Greenpeace.

De telles promesses ne sont guère rassurantes pour les défenseurs de l’environnement.

« Avec le chaos actuel dans le secteur de la forêt et l’absence de plan d’occupation des sols, cette mesure est une menace à la fois pour les gens et pour la nature », a dit Irène Wabiwa Betoko, responsable de campagne avec Greenpeace Afrique, dans une déclaration après l’annonce. « Au lieu de donner le feu vert à de nouvelles voies de destruction, la RDC a besoin d’un plan pour promouvoir la protection permanente de la forêt, incluant la gestion par les populations qui vivent à l’intérieur et en dépendent

Selon Greenpeace, 80 % des tourbières du bassin du Congo, qui s’étendent sur la frontière entre la RDC et la République du Congo, coïncident avec des concessions pour le bois, l’agriculture ou le pétrole et le gaz. Les concessions d’exploitation forestières seules occupent 18 % des tourbières.

« Si le moratoire de la RDC sur l’exploitation forestière est levé, nous estimons que la quantité de dioxyde de carbone risquant d’être relâchée serait de plus de 10 milliards [de tonnes], l’équivalent de près de 200 ans des émissions nationales de carbone de la Norvège », a dit dans un e-mail Joe Eisen, directeur exécutif de l’ONG de défense de l’environnement Rainforest Foundation UK (RFUK).

Néanmoins, par rapport à d’autres pays riches en tourbe sous les tropiques, en particulier ceux en Asie du Sud-Est, les tourbières du bassin du Congo restent aujourd’hui relativement épargnées. Elles représentent également un bastion pour les plantes et les animaux sauvages. Corneille Ewango, un maître de conférence en botanique à l’Université de Kisangani en RDC, dit que lui et son équipe ont trouvé 110 espèces de plantes dans le recensement initial d’une seule parcelle dans les tourbières.

« Et nous en trouvons encore d’autres », Ewango a dit lors d’une présentation à la conférence sur le climat 2021 (COP26).

Au total, les tourbières du bassin du Congo couvrent 145 529 kilomètres carrés, soit à peu près la taille de l’Angleterre, dans les régions septentrionales de la République du Congo et de la RDC.

Les tourbières d’Indonésie et de Malaisie ont probablement des milliers d’années de plus, et la tourbe s’étend plus profondément sous le sol que dans les tourbières du bassin du Congo. Mais elles ont subi un développement intense, des forêts ayant été déblayées dans de nombreux endroits et l’eau ayant été drainée, principalement pour rendre le terrain plus hospitalier pour les plantations de palmiers à huile, de bois et d’autres matières premières rémunératrices.

La tourbe se forme lorsque de la matière végétale s’accumule dans des lieux qui sont inondés. L’eau ralentit, voire arrête la décomposition qui se produirait normalement, créant une boue riche en carbone et un écosystème unique qui sert à ancrer toutes sortes d’autres espèces uniques.

Les changements touchant les tourbières tropicales d’Asie du Sud-Est ont perturbé cet équilibre, ce qui a conduit de nombreuses d’entre elles à arrêter de stocker du carbone sous terre et à devenir une source continue d’importantes émissions de carbone. Des scientifiques disent que le type de développement qui s’est produit en Asie du Sud-Est pourrait ravager de la même façon la Cuvette centrale.

Les recherches visant à mieux comprendre les tourbières d’Afrique centrale et à identifier ce que nous devons faire pour les protéger continuent, « Le principal message de ces recherches sera, ne faites pas ce que l’Asie du Sud-Est a fait avec ses tourbières », dit dans une interview Susan Page, une professeur et écologue à l’Université de Leicester au Royaume-Uni.

« À notre connaissance… sur la base des données que nous avons, elles continuent à accumuler du carbone », a dit Page des tourbières de la Cuvette centrale. « C’est vraiment, vraiment important. »

Page étudie les tourbières tropicales depuis les années 1990, en particulier celles de l’Asie du Sud-Est. En 2017, elle était également membre de l’équipe qui a déterminé pour la première fois l’étendue des tourbières du bassin du Congo.

Simon Lewis, un co-premier auteur sur cet article, qui a été publié dans la revue Nature, dit que le destin d’une grande partie de la tourbe en Asie du Sud-Est devrait servir d’avertissement à la République du Congo et la RDC.

« Nous avons déjà vu le genre de trajectoire dystopienne consistant à prendre les tourbières, les assécher, les convertir en plantations de palmiers à huile ou de plantations de bois à croissance rapide » en Asie du Sud-Est, a dit Lewis. Suivre cette trajectoire dans le bassin du Congo pourrait entraîner « des incendies hors de contrôle qui viennent avec la saison sèche et tous les problèmes environnementaux, climatiques et sanitaires qui en découlent », a-t-il ajouté.

Des canaux de drainage dans des tourbières, Central Kalimantan, Indonésie. Image de James Anderson / World Resources Institute via Flickr (CC BY-NC-SA 2.0).

Asséchées, mais pas disparues ?

Normalement, dans les forêts tropicales, le processus de décomposition commence presque au moment où une feuille ou une brindille tombe au sol. L’environnement chaud et humide offre les conditions idéales pour que les bactéries et les champignons commencent à mettre en pièce la matière organique. Mais lorsque l’eau s’accumule dans ce système, peut-être à cause d’inondations régulières à cause d’une rivière ou de précipitations abondantes touchant une zone à basse altitude, cela arrive presque à arrêter cette désintégration. Sur des centaines, voire des milliers d’années, tant que les conditions comportent une saturation en eau et un apport régulier de matière organique, couches sur couches de matière organique partiellement décomposée s’accumulent en ce que l’on appelle de la tourbe.

Les tourbières reculées du bassin du Congo semblent s’être formées il y a environ 10 600 ans, vers la fin de la dernière période glaciaire, alors que les températures et l’humidité ont commencé à augmenter en Afrique équatoriale. Aujourd’hui, elles abritent un éventail d’espèces sauvages, notamment près de 400 espèces de mammifères, et il s’agit de l’un des rares refuges d’espèces menacées comme les éléphants de forêt, les bonobos, les chimpanzés et les gorilles des plaines. Ces vastes zones marécageuses nourrissent également des populations de poissons et de palmiers qui aident à subvenir aux besoins des petites populations humaines de la région.

Mais, c’est le carbone contenu dans la tourbe qui a retenu l’attention du monde. Du fait qu’une grande partie de la matière organique n’est pas décomposée comme elle l’aurait été sur le sol d’une forêt plus sèche, elle retient une grande partie de son carbone. Avec le temps, ces couches l’enferment, l’empêchant de s’échapper dans l’atmosphère où il contribuerait au réchauffement du climat mondial.

La recherche a montré que la tourbe est incroyablement dense en carbone. Lewis, Page et leurs collègues estiment que ces tourbières contiennent quelque 30,4 milliards de tonnes de carbone. Cela représente la même quantité que celle émise à l’échelle mondiale en trois ans d’activités humaines. L’entière forêt tropicale du Congo contient à peu près la même quantité dans tous ses arbres couvrant plus de 30 fois la taille de la Cuvette centrale.

Une autre étude de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture a trouvé que la quantité de carbone présente dans un hectare de forêt primaire très haute est à peu près la même que celle qui se trouve dans une couche de tourbe de 30 centimètres sur la même surface. Cette densité amplifie les conséquences de la perturbation des tourbières, écrivent les auteurs de l’étude qui a été publiée en 2019.

« Une couche si fine de tourbe est plus facilement détruite par une gestion inappropriée, le simple passage d’une charrue, par exemple, que cela n’est le cas pour la perte du carbone stocké dans une forêt tropicale, où même après l’abattage et le brûlage, les racines et les souches demeurent », écrivent-ils.

Formation de tourbières tropicales. Les tourbières reculées du bassin du Congo semblent s’être formées il y a environ 10 600 ans, vers la fin de la dernière période glaciaire, alors que les températures et l’humidité ont commencé à augmenter en Afrique équatoriale. Image de Nieves Lopez Izquierdo/GRID-Arendal via Flickr (CC BY-NC-SA 2.0).
Corneille Ewango de l’Université de Kisangani en RDC explique comment se frayer un chemin dans les tourbières du bassin du Congo alors que l’équipe internationale fait ses premiers pas sur le terrain. Image © Kevin McElvaney / Greenpeace.

Cette destruction rapide pourrait avoir lieu sans que l’on connaisse les vastes ressources en carbone stockées à l’intérieur. D’où le besoin, selon les scientifiques, de mieux comprendre les tourbières, leur étendue complète et ce qui les a maintenues intactes jusqu’à maintenant. Les planificateurs économiques n’étant pas familiers avec leur valeur peuvent simplement les voir comme un espace vide sur la carte, prêt pour le développement de deux pays qui en ont désespérément besoin.

En particulier, de nombreux experts s’inquiètent du « retour » en Afrique tant vanté du palmier à huile. La plante qui produit la majorité de l’huile de palme mondiale en Asie du Sud-Est est en fait originaire d’Afrique. Le palmier à huile africain a remplacé des forêts et des tourbières dans de grandes parties de l’Indonésie et de la Malaisie au cours des dernières décennies. Aujourd’hui que la plupart des zones les plus fertiles sont utilisées, les producteurs ont commencé à chercher ailleurs pour des terres utilisables.

Installer des cultures industrielles dans les tourbières serait une erreur, a dit Edward Mitchard, professeur de cartographie mondiale à l’Université d’Édimbourg et co-auteur de l’étude publiée dans Nature qui a cartographié les tourbières de la Cuvette centrale en 2017.

« De grandes portions du [bassin du Congo] ont déjà été dégagées, des portions qui ne sont pas particulièrement bien utilisées pour l’agriculture ou même pas utilisées du tout pour l’agriculture en ce moment », a dit Mitchard. « Je ne comprends pas pourquoi vous ciblez les zones de tourbe pour l’agriculture. »

En Asie du Sud-Est, de manière générale, la stratégie a été d’assécher les tourbières pour les rendre plus hospitalières aux cultures commerciales qui pourraient ne pas être très productives dans un sol imbibé d’eau. Mais retirer l’eau qui enraye la décomposition déséquilibre le système entier.

« Si elle s’assèche », explique Mitchard, « les champignons et les bactéries des tropiques sont très efficaces pour prendre ce carbone et le libérer dans l’atmosphère, il pourrait donc être relâché assez rapidement. »

Mais même si la Cuvette centrale n’est pas asséchée complètement, déblayer les forêts existantes au-dessus de la tourbe affecterait sa capacité à accumuler du carbone, a expliqué Ian Lawson, maître de conférence et paléoécologue à l’Université de St Andrews en Écosse et également co-auteur de l’article publié dans Nature en 2017.

« Si vous enlevez les plantes, ça ne veut pas dire que vous garderez la tourbe parce que vous devrez continuellement ajouter de la biomasse pour qu’elle ne se dégrade pas », explique Lawson. « Si vous retirez la couverture forestière, vous perdez du carbone, quoi que vous fassiez. »

Toutes les données indiquent la nécessité d’appliquer les leçons apprises en Asie du Sud-Est.

« Il serait malavisé de reproduire le modèle d’assèchement et de culture des tourbières qui a été vu dans certaines régions du monde, avec tous les risques associés d’incendie, d’émissions de gaz à effet de serre et de brume », a dit à Mongabay par e-mail Lera Miles, spécialiste principale au Centre mondial de surveillance de la conservation de la nature du Programme des Nations unies pour l’environnement.

Miles a mentionné que l’Indonésie a mis en place une agence gouvernementale ayant pour but précis de restaurer les tourbières. Mais étant donné le temps nécessaire pour que la tourbe se forme, a-t-elle ajouté, « nous devons faire tout notre possible pour assurer que cette voie soit évitée pour les autres tourbières tropicales. »

Vue aérienne d’une plantation de palmiers à huile à Ingende en RDC. Image © Daniel Beltrá / Greenpeace.

Les leçons de l’Asie du Sud-Est

Jusqu’à récemment, la perte des tourbières en Asie du Sud-Est était un peu un dommage caché de l’essor du palmier à l’huile dans la région. La perte des forêts et avec elle des habitats vitaux pour la biodiversité a été beaucoup plus apparente.

« La menace principale qui pèse sur ces réserves de carbone [tourbières] vient du changement non durable de l’utilisation des sols, en particulier l’assèchement des tourbières pour l’agriculture intensive, tel que les plantations de palmier à huile », a dit dans un e-mail à Mongabay Jiren Xu, un chercheur postdoctorant en modélisation des écosystèmes à l’Université de Glasgow. « Les émissions de gaz à effet de serre provoquées par la dégradation des tourbières deviennent la source principale de carbone dans de nombreux pays riches en tourbe. »

« Ces tourbières ont subi des pertes catastrophiques de carbone », a déclaré Andrew Baird, professeur en étude des zones humides à l’Université de Leeds, dans une interview. L’équivalent d’une décennie de développement peut détruire 50 cm de tourbe, a-t-il ajouté (souvenez-vous qu’un seul hectare de tourbe de 30 cm d’épaisseur contient autant de carbone qu’un hectare de forêt tropicale primaire intacte).

Les tourbières dans de nombreuses régions d’Asie du Sud-Est « émettent du carbone à une vitesse assez élevée dans l’atmosphère », a ajouté Baird.

Ensuite, il y a les incendies en Indonésie qui ont fait les gros titres en 2015. Comme dans de nombreux endroits dans le monde, les agriculteurs en Asie du Sud-Est utilisent souvent le feu pour dégager le sol et le préparer pour planter. Mais, lorsque le sol lui-même est composé de tourbe riche en carbone, il peut également prendre feu, se propageant parfois plus vite que s’y attendent les agriculteurs. Ces incendies remplissent l’air de fumée, sans parler des centaines ou milliers d’années de carbone accumulé. Des études estiment que la fumée a provoqué 100 000 décès prématurés dans la région, et déclenché la libération de 15 millions à 20 millions de tonnes de carbone chaque jour à leur comble, soit plus que la quantité produite chaque jour par les États-Unis.

Mais, l’Indonésie n’est pas le seul endroit où des leçons peuvent être tirées du passé, a dit Lawson.

« Nous sommes inquiets parce que les tourbières du monde entier ont souffert », a-t-il dit. « Je me trouve dans l’est de l’Écosse, et c’est un paysage qui devrait comprendre de nombreuses tourbières. Mais il n’en reste pas beaucoup. Elles ont toutes été creusées et brûlées et asséchées et littéralement détruites », et cela se passe depuis des siècles, a-t-il ajouté.

« Il s’agit d’une ressource qui peut être perdue très facilement », a dit Lawson. « Vous n’avez pas besoin d’une technologie de pointe ; nous pouvons les [assécher] avec des moulins à vent ».

Toutefois, les gouvernements travaillent pour éviter ce qui s’est produit avec la tourbe dans les zones tempérées et en Indonésie.

« Aujourd’hui nous avons toutes ces connaissances que nous n’avions pas », a dit Susan Page.

En 2018, la République du Congo et la RDC ont rejoint l’Indonésie en signant la déclaration de Brazzaville, qui représente un engagement en faveur de la protection et de la restauration des tourbières sur la base de ce qui a été appris de décennies d’exploitation forestière et d’agriculture dans des zones riches en tourbe dans l’Asie du Sud-Est. Défenseurs de l’environnement et scientifiques citent l’accord comme une raison d’être optimiste pour le destin de la Cuvette centrale.

Déforestation sur une tourbière pour une plantation de palmiers à huile dans le Bornéo indonésien en 2012. Image de glennhurowitz via Flickr (CC BY-ND 2.0).

Paludiculture : promesse ou piège ?

Dans des pays comme l’Indonésie, la paludiculture est l’une des options envisagées comme un moyen de faire reculer la destruction des tourbières, au moins dans une certaine mesure. Elle implique d’établir des parcelles agricoles ou des plantations de bois au-dessus des tourbières sans les assécher complètement. En théorie, cette pratique pourrait être une option gagnant-gagnant, permettant à l’agriculture et l’agroforesterie de faire vivre les populations locales tout en conservant suffisamment d’eau dans la tourbe pour préserver le carbone à l’intérieur.

« Là où les tourbières ont déjà été asséchées pour l’agriculture et la sylviculture, pour le bien du climat, la meilleure option est de les réhumidifier », a dit Lera Miles. « S’il est encore nécessaire de cultiver le sol, la paludiculture (agriculture ou sylviculture humide) semble la voie logique à suivre. »

En réalité, toutefois, cultiver des arbres pour le bois ou des cultures dans des conditions marécageuses semble limité à des cas particuliers et vient avec son propre ensemble de facteurs de complication.

« Je pense que cela a du sens dans un pays comme le Royaume-Uni, où nous avons dégradé 80 % de nos tourbières », a dit Mitchard.

La paludiculture pourrait également être utile dans certaines parties de l’Indonésie qui ont déjà été asséchées ou brûlées en raison de sa capacité à atténuer la perte de carbone.

« Il est facile de voir certaines de ces choses fonctionner sur une échelle relativement petite », a dit Mark Harrison, un écologue et chercheur postdoctoral à l’Université d’Exeter, dans une interview à Mongabay.

Harrison étudie les tourbières, principalement en Asie du Sud-Est. Il a souligné que seuls certains arbres et plantes poussent bien dans un environnement inondé.

La paludiculture représente « un énorme changement pour les agriculteurs », a dit Miles, « et si nous envisageons sérieusement cette transition, les mesures incitatives agricoles devront changer pour l’encourager », a-t-il ajouté. « Toutefois, je ne recommanderais certainement pas de convertir des tourbières intactes en paludiculture. »

Réinonder des tourbières qui ont été asséchées est un pas dans la bonne direction, a dit Page.

« Super », a-t-elle dit, « moins d’émissions de carbone dans l’atmosphère. »

Mais, Page a ajouté, cela empêche aussi les minéraux et les nutriments d’aller jusqu’aux systèmes racinaires des plantes comme ils le feraient dans un sol plus sec. Dans ce cas, les agriculteurs ont besoin de plus d’engrais organique et inorganique, ce qui mène à des émissions de CO2 plus élevées ainsi qu’à l’émission de gaz à effet de serre comme le protoxyde d’azote.

Tous les scientifiques à qui Mongabay a parlé s’accordent pour dire que la paludiculture pourrait avoir une application limitée en matière de technique de restauration dans certaines circonstances. Mais une sylviculture ou agriculture lucrative qui maintient les stocks de carbone de la tourbe et lui permet de s’accumuler à une vitesse proche de celle observée dans la nature n’est pas encore possible à une large échelle.

« C’est comme chasser la licorne », a dit Page. « Les licornes existent peut-être, mais nous n’en avons pas encore vu. »

Personne ne préconise non plus la paludiculture comme une sorte de compromis dans la Cuvette centrale.

« Le danger pour les deux Congos, c’est que les gens entendent parler de la paludiculture [et pensent], « c’est la solution », a dit Page.

Alors, quelle est la prochaine étape pour ces tourbières presque en parfait état, étant donné leur importance établie pour nous tous ?

Tourbière dégagée pour l’agriculture à Central Kalimantan, Indonésie. Image de Anna Finke/CIFOR via Flickr (CC BY-NC-ND 2.0).

Une solution naturelle

Des financements en faveur du développement économique en RDC et en République du Congo provenant de sources telles que le Green Climate Fund et par des mécanismes tels que l’ONU REDD+ (programme pour la réduction des émissions liées à la déforestation et la dégradation de la forêt) sont vus comme l’une des façons de faire avancer les pays boisés vers leurs objectifs financiers, tout en conservant leurs forêts sur pied.

Les tourbières sont également mentionnées expressément dans l’Accord de Paris de 2015 comme un moyen de faire face au changement climatique, et leur restauration et protection est une voie qu’un nombre croissant de pays du monde suivent.

La plupart des signataires des accords de Paris ont inclus des solutions naturelles, telles que la restauration des tourbières dans leurs engagements pour lutter contre le changement climatique, connus dans l’accord comme des contributions déterminées au niveau national (CDN), a expliqué Jiren Xu.

Pour la RDC, le président Félix Tshisekedi s’est engagé à diminuer les émissions de carbone de son pays de 17 %, en plus d’aider à régénérer les forêts pour revenir à une couverture forestière de 60 % d’ici à la fin de la décennie. Les dirigeants ont également négocié un contrat de 500 millions de dollars avec l’Initiative pour la forêt de l’Afrique centrale dont les partisans disent qu’il protégera les forêts et les tourbières du pays.

« La communauté internationale doit aider à payer pour protéger les forêts du bassin du Congo, mais les gouvernements dans la région doivent également s’engager à protéger ces tourbières et forêts des industries nocives », a dit Eisen de RFUK. Il a dit qu’il semble que les pays eux-mêmes n’aient pas complètement incorporé la valeur du carbone des tourbières dans leurs plans. « Cela ressemble à une occasion ratée que les tourbières de la Cuvette, l’un des puits de carbone les plus importants de la planète, soient à peine évoquées dans les CDN de la RDC ou [de la République du Congo].

Denis Sonwa, un chercheur principal au Centre de recherche forestière internationale (CIFOR) au Cameroun, a dit que ce type de financement est essentiel pour les pays comme la République du Congo et la RDC « pour qu’ils puissent être récompensés pour les mesures de conservation qu’ils prennent pour protéger ces écosystèmes spécifiques ».

La ministre de l’Environnement Bazaiba a dit que protéger les tourbières faisait partie de la « vision nationale ».

« La RDC veut maintenir la fonctionnalité écologique des tourbières tout en faisant en sorte que les efforts de conservation servent à améliorer les vies des communautés locales et des peuples autochtones », a-t-elle déclaré à Mongabay.

Mais la promesse de protection et de leadership sur le front climatique est difficilement conciliable avec la décision de mettre fin au moratoire sur l’exploitation forestière de la RDC, qui risquerait d’entraîner la destruction de forêts dans le bassin du Congo, selon des groupes de défenseurs de l’environnement.

Tourbière tropicale en RDC. Image © Kevin McElvaney / Greenpeace.

Eisen a dit que mettre fin au moratoire était « incompatible avec les engagements internationaux de protéger cette ressource vitale pour les générations futures ».

« L’accent devrait sûrement être mis sur la réduction du secteur, pas sur son expansion », a-t-il dit.

C’est particulièrement vrai pour les tourbières, selon les spécialistes. En République du Congo, la Congolaise industrielle des bois (CIB), une entreprise d’exploitation forestière certifiée par le Forest Stewardship Council (FSC) a apparemment des opérations sur six concessions qui contiennent des tourbières, selon des documents du FSC. La société mère de CIB est la société Olam basée à Singapour, qui produit une part importante des produits alimentaires et industriels du monde, y compris de l’huile de palme.

Les limites des concessions datent du début des années 2000, a dit Steven Fairbairn, directeur des affaires extérieures de CIB dans un e-mail, et environ 21 % des concessions sont des tourbières. Mais ces zones ne courent pas de risque, selon lui.

« Ces zones n’ont jamais été coupées et sont protégées de toutes activités d’exploitation forestière et de développement commercial », a dit Fairbairn. « Nous nous engageons à ne pas convertir de tourbières, quelle que soit leur profondeur », ce qui est une directive de gestion des terres parmi d’autres énoncées dans la politique Living Landscapes Policy (politique de gestion des paysages vivants).

« Les tourbières doivent rester des “zones interdites” à toutes les activités industrielles », a dit Betoko de Greenpeace Afrique. « Les tourbières du bassin du Congo sont souvent décrites comme une “bombe au carbone” et c’est pour une bonne raison. »

Plus de 20 ONG de protection de l’environnement locales et internationales ont publié un rapport en 2019 appelant à l’arrêt de toutes ces activités dans les tourbières.

En République du Congo, le président Denis Sassou Nguesso a signé un contrat de 65 millions de dollars dans le cadre de l’Initiative pour la forêt de l’Afrique centrale en 2019 qui protégerait en apparence les tourbières de certains types de développement. Mais des concessions pétrolières ouvertes à des appels d’offres sur un site internet du gouvernement dans le pays chevauchent des parties importantes de la portion nationale de la Cuvette centrale, ce qui a conduit certains spécialistes à se demander si les intentions du président de protéger la ressource sont sincères.

Dans le même ordre d’idées, la RDC a récemment ouvert neuf parcelles à la prospection pétrolière et gazière de son côté des tourbières.

Étant donné les menaces auxquelles les tourbières ont l’air de faire face du fait de la progression des secteurs miniers et de l’agriculture, les scientifiques disent qu’il est impératif de continuer les recherches qui fournissent une meilleure compréhension non seulement de l’étendue et de la teneur en carbone des tourbières du bassin du Congo, mais aussi un sens de leur fragilité face au genre de changements que l’agriculture ou le forage apporteraient.

Actuellement, les chercheurs ne savent pas à quel point ces tourbières sont proches d’un point critique. La Cuvette centrale reçoit significativement moins de précipitation que les tourbières en Asie du Sud-Est et en Amazonie. Cela peut signifier qu’à mesure que le climat continue de se réchauffer, l’évolution des conditions météorologiques qui en résulte pourrait commencer à assécher les tourbières, ce qui pourrait les faire passer de puits de carbone à source d’émission. En ce moment, les chercheurs se concentrent sur l’étude de la tourbe ancienne en profondeur pour analyser les effets des changements climatiques passés, des informations qui pourraient aider les scientifiques à déterminer comment les tourbières répondront aux tendances actuelles.

Par exemple, une étude de 2019 dans la revue Nature Climate Change a révélé que la longueur de la saison sèche de juin à août s’est étendue dans les trois à quatre dernières décennies.

Andrew Baird et ses collègues travaillent sur des modèles pour aider à faire ces prédictions. Il a souligné que la durée de l’année où il y a de la pluie fait partie de l’équation, avec la quantité.

« Ce n’est pas seulement une question de quantité de précipitations sur toute l’année », a dit Baird. Il a expliqué que des saisons des pluies plus courtes, même si elles apportent plus de précipitations, pourraient ne pas être suffisantes pour maintenir la tourbe. Mais, il a également dit que ces questions et bien d’autres restent sans réponse, d’où la nécessité de davantage de recherche et de modélisation qui aideront à percer les secrets des tourbières.

« Nous ne voulons pas seulement comprendre le système en lui-même, mais aussi comment il interagit avec le climat », a dit Baird, « et donc comment le changement climatique l’affectera et quelles répercussions cela aura en retour ? »

 
Image de bannière : Un agriculteur prépare son champ à côté du village de Lokolama. Image © Kevin McElvaney / Greenpeace.

John Cannon est un reporteur titulaire de Mongabay. Retrouvez-le sur Twitter : @johnccannon

 
Citations:

Dargie, G. C., Lewis, S. L., Lawson, I. T., Mitchard, E. T., Page, S. E., Bocko, Y. E., & Ifo, S. A. (2017). Age, extent and carbon storage of the central Congo Basin peatland complex. Nature, 542(7639), 86-90. doi:10.1038/nature21048

Jiang, Y., Zhou, L., Tucker, C. J., Raghavendra, A., Hua, W., Liu, Y. Y., & Joiner, J. (2019). Widespread increase of boreal summer dry season length over the Congo rainforest. Nature Climate Change9(8), 617-622. doi:10.1038/s41558-019-0512-y

Lindsay, R., Ifo, S.A., Cole, L.E.S., Montanarella, L, & Nuutinen, M., (2019). Peatlands — the challenge of mapping the world’s invisible stores of carbon and water. UNASYLVA, 70(2019/1), 46–57.

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