Nouvelles de l'environnement

Carbone sur carbone : le pétrole et les tourbières du bassin du Congo

  • D’après les résultats de l’exploration menée dans la zone, un gisement de pétrole se trouverait sous les tourbières du bassin du Congo. Sa taille exacte n’a toutefois pas encore été estimée.
  • Les défenseurs de l'environnement et les chercheurs affirment que le CO2 piégé dans cette tourbière aussi grande que l'Angleterre, la plus grande des tropiques, rend sa conservation essentielle. En outre, elle abrite et fournit des ressources à la faune et à la flore de la région.
  • Les chercheurs estiment que la tourbière retient près de 30 milliards de tonnes de carbone, soit l’équivalent de trois ans d’émissions dues à l’activité humaine au niveau mondial.
  • Alors que les gouvernements de la République du Congo et de la République démocratique du Congo s'efforcent de développer leur économie respective, ils affirment, à l'instar de nombreux autres décideurs politiques dans le monde, que la communauté internationale a le devoir de contribuer au financement de la protection des tourbières afin d’assurer que le carbone, responsable du réchauffement climatique, y reste piégé.

Cet article est le deuxième d’une série en quatre parties sur les « les tourbières du bassin du Congo ». Lire la première partie.

L’annonce est tombée mi-2019 : un gisement de pétrole se trouve dans les profondeurs d’une section marécageuse du nord de la République du Congo (R. Congo) et pourrait presque quadrupler la production annuelle du pays. À croire qu’il attendait que le pays, déjà riche en pétrole, l’exploite. Cette augmentation de la production de près d’un million de barils par jour permettrait à l’un des plus grands producteurs d’Afrique de conforter sa position sur le marché, mais aussi d’injecter des fonds dans une économie en difficulté.

Des questions ont immédiatement été soulevées quant à la validité de ces affirmations. Particulièrement en ce qui concerne l’existence même d’une telle quantité de pétrole à cet endroit, mais aussi la façon dont les sociétés de forage pourraient accéder de manière rentable à une zone à ce point reculée. De fait, un rapport de 2015 met en doute la présence d’un « système pétrolier actif dans le bassin du Congo ». Les auteurs ont cependant pointé le manque de données géologiques sur la région à la date de publication.

La nouvelle a également fait des vagues parmi les défenseurs de l’environnement. Au-dessus du prétendu gisement se trouve un énorme dépôt de tourbe riche en CO2. La tourbe est un amas de matière organique qui ne se décompose que partiellement, car l’engorgement du sol étouffe le processus. Cette tourbière, révélée depuis peu par les chercheurs comme étant la plus grande des tropiques, s’étend sur une plaine inondable d’Afrique centrale, à cheval entre la République démocratique du Congo (RDC) et la R. Congo.

Auparavant, cette tourbière aussi grande que l’Angleterre appelée Cuvette centrale était largement inconnue de la science, ou de toute personne vivant bien au-delà de la région où elle se trouve. L’étendue et la quantité de carbone, estimée à plus de 30 milliards de tonnes métriques, ont obligé à recalculer l’importance de la tourbe tropicale. Reculée et largement intacte, cette forêt marécageuse abrite également des communautés humaines éparses, des espèces d’animaux sauvages menacées, ainsi que la plus grande réserve de CO2, un gaz qui participe au réchauffement climatique, des tourbières tropicales.

Vue aérienne de la rivière Monboyo et de la forêt tourbeuse du Parc National de la Salonga, au sud-est de Mbandaka, en RDC. Photographie par © Daniel Beltrá / Greenpeace.

Depuis la « découverte » scientifique des tourbières de la Cuvette centrale en 2017, on a cherché à la fois à comprendre ce qui retient le carbone dans le sol et à défendre la région contre une série de menaces éventuelles. Selon les chercheurs, ces marais nous protègent de changements climatiques extrêmes en empêchant, du moins pour l’instant, le carbone de s’échapper dans l’atmosphère. Bouleverser l’écosystème pourrait également entraîner des conséquences désastreuses pour la faune et les communautés humaines de la région qui dépendent de la forêt.

En réponse, les deux Congo ont signé plusieurs accords qui protègent ostensiblement les tourbières d’un certain degré de développement potentiellement nuisible. C’est le cas notamment de la déclaration de Brazzaville, signée avec l’Indonésie en mars 2018.

« Nous pensons qu’il est important que les pays qui disposent de cet écosystème travaillent ensemble pour identifier les synergies positives » a déclaré Ève Bazaiba Masudi, ministre de l’Environnement et du Développement durable de RDC, dans un courriel à Mongabay.

En 2019, quelques semaines seulement après la nouvelle concernant les potentiels gisements de pétrole, le président de la R. Congo, Denis Sassou N’Guesso, s’est engagé à protéger les tourbières lors d’une cérémonie en compagnie de son homologue français, Emmanuel Macron. Pour ce faire, il compte mettre à profit un financement de 65 millions de dollars de l’Initiative pour les forêts d’Afrique centrale (CAFI), un partenariat international axé sur la conservation des forêts et le développement économique.

Mais dans le même temps, les gouvernements ont exprimé leur souhait d’exploiter les ressources de leur sol, notamment les combustibles fossiles qui, dans le cas de la R. Congo, constituent le moteur de l’économie. Deux volontés complètement opposées qui pourraient entrer en conflit si ce projet d’exploitation du pétrole venait à aboutir. En effet, ces activités mettraient en danger l’équilibre délicat qui a maintenu les tourbières relativement intactes jusqu’à présent.

La bonne nouvelle aux yeux des chercheurs et des défenseurs de l’environnement est que la menace du forage pétrolier et gazier ne semble pas immédiate : l’absence des infrastructures nécessaires à une exploitation à grande échelle limite grandement l’accessibilité à la zone. Les chercheurs soulignent néanmoins l’urgence grandissante d’étudier les tourbières et de comprendre les processus qui maintiennent leur équilibre. Lors d’entretiens menés par Mongabay, plusieurs des personnes interrogées ont exprimé la même crainte : voir une forme de développement nuisible aux tourbières s’y installer. En d’autres termes, il est possible que cette vaste ressource, si importante pour les populations et la faune d’Afrique centrale ainsi que pour le reste du monde, ne soit détruite dans la poursuite du développement économique.

« Nous ne détenons pour l’instant qu’une compréhension limitée de la véritable étendue des tourbières », a déclaré Lera Miles, experte technique principale du Centre mondial de surveillance de la gestion de la conservation de la nature du Programme des Nations Unies pour l’environnement, dans un courriel adressé à Mongabay. « Nous devons savoir où elles se trouvent si nous voulons les protéger ! »

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Concessions et concessions

Depuis plusieurs années, la R. Congo délivre un certain nombre de concessions pétrolières et gazières sur le marché international, attirant l’attention de grands producteurs tels que le français Total et l’italien ENI. À tel point que l’une des concessions auparavant revendiquées par Total empiétait sur le parc national de Nouabalé-Ndoki, un sanctuaire riche en vie sauvage qui, depuis des décennies, accueille la recherche sur la faune unique d’Afrique centrale. Toutefois, la mise à jour de la carte des concessions pétrolières et gazières du pays de novembre 2019 semble avoir discrètement retiré le bloc pétrolier de Koli, autrefois lié à Total, de l’appel d’offres.

Malgré les critiques d’organisations de défense de l’environnement telles que Greenpeace, qui affirment que ces activités pourraient détruire les tourbières, la plupart des autres blocs figurent toujours sur les sites web du ministère des Hydrocarbures et de la Société Nationale des Pétroles du Congo (SNPC), la compagnie pétrolière du pays. D’autres signes montrent que le gouvernement semble avoir l’intention d’extraire le pétrole et le gaz qui se trouvent sous la Cuvette centrale.

En décembre 2020, CGG, une entreprise française spécialisée dans l’exploration du sous-sol qui a déjà collaboré avec Total auparavant, a annoncé qu’elle conduirait des relevés aériens afin d’estimer le potentiel des gisements de pétrole et de gaz identifiés précédemment dans le bassin de la Cuvette. Dans une publication, la CGG a souligné que les producteurs de pétrole et de gaz ont aidé au financement du projet en collaboration avec la SNPC. Cette dernière a également confirmé sur son site web que lesdits relevés étaient en cours.

« Le bassin de la Cuvette pourrait être considéré comme l’une des dernières provinces africaines à potentiellement détenir des gisements de gaz et de pétrole géants, voire supergéants », a expliqué Greg Paleolog, vice-président exécutif de la CGG. « C’est formidable de voir la SNPC et nos partenaires financiers reconnaître que l’acquisition à grande échelle de données de haute qualité peut apporter beaucoup à leurs programmes d’exploration. »

Néanmoins, la CGG s’est refusée à tout commentaire sur ses projets et les risques pour les tourbières si les relevés venaient à montrer la présence de quantités de pétrole et de gaz considérables.

De même, Total n’a pas répondu aux sollicitations de la part de Mongabay. Cependant, dans un article paru en 2019 dans l’hebdomadaire congolais Le Patriote, le PDG de Total, Patrick Pouyanné, a reconnu qu’il existait des pressions quant à l’obtention de ces données sismiques.

« Bien sûr, il y a des enjeux écologiques importants. Il faudra en tenir compte », a-t-il admis. « Mais on est prêts notamment, à acquérir des données sismiques de façon à mieux comprendre ce qui se passe dans cette zone et à aider le Congo à valoriser ses ressources. »

La RDC a, elle aussi, listé plusieurs blocs qui empiètent sur les tourbières. L’un d’eux en particulier comprend une partie du parc national de la Salonga, un site inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO pour sa population particulièrement dynamique de bonobos (Pan paniscus). En juillet 2021, la RDC a retiré ces concessions de l’appel d’offres à la suite de pressions internationales. Mais les inquiétudes demeurent quant aux contrats lucratifs avec les sociétés d’extraction de ressources. Ils pourraient en effet suffire à convaincre les gouvernements d’autoriser l’exploration dans des aires protégées établies de longue date.

Un groupe d’officiels de la République du Congo, de la RDC, du Programme des Nations Unies pour l’environnement et de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture a mené un examen de la restauration des tourbières en 2018. Photographie par Ricky Martin/CIFOR via Flickr (CC BY-NC-ND 2.0).

È. Bazaiba a rassuré quant à la stratégie de la RDC, centrée sur le souhait de « protéger les tourbières pour les peuples et la nature ».

Elle a toutefois ajouté dans un courriel adressé à Mongabay que « la RDC est un pays marqué par l’interconnexion des ressources naturelles. Il convient de bien examiner la valeur ajoutée de la conservation ainsi que celle de l’exploitation. »

Parallèlement aux efforts déployés par l’État pour inciter les entreprises internationales à monnayer ces ressources, la R. Congo a conclu des accords qui lui permettraient d’être payée pour protéger les tourbières et les autres zones forestières au sein de son territoire, en ce que leur capacité à séquestrer le carbone profite au reste du monde.

« Nous devrions faire tout ce qui est en notre pouvoir pour soutenir les deux Congo dans la protection des tourbières car, mondialement, elles jouent un rôle capital », a déclaré Susan Page, professeure et écologiste à l’université de Leicester, au Royaume-Uni. Elle fait également partie des auteurs de l’article publié en 2017 dans la revue Nature qui a quantifié la taille et la teneur en carbone des tourbières de la Cuvette centrale pour la première fois.

Les accords internationaux, tels que la déclaration de Brazzaville, visent à tirer parti de l’expérience acquise auprès d’autres tourbières tropicales et à la mettre à profit pour protéger celles du bassin du Congo. L’accord CAFI, qui apporte un financement à hauteur de 65 millions de dollars fait partie des instruments découlant de cette démarche. Toutefois, ses détracteurs affirment que même si les mesures qu’il met en place sont supposées protéger les tourbières, elles n’empêchent pas l’extraction des ressources et n’offrent aucune garantie contre les actions de développement potentiellement nuisibles.

D’après une source chez CAFI, qui a souhaité garder son anonymat en raison du caractère sensible de l’accord, ce dernier a fait un grand nombre de concessions. Il était donc, au moins en partie, un compromis.

« On est dans le vrai monde », avait alors déclaré la source. Et il est clair que sans l’assurance que le gouvernement maintiendrait un certain contrôle sur ce qu’il fait de son propre territoire, annulation des contrats d’extraction de combustibles fossiles comprise, les dirigeants de la R. Congo n’auraient peut-être pas accepté une quelconque protection de la zone.

Arlette Soudan-Nonault, ministre de l’Environnement, du Développement durable et du Bassin du Congo de la R. Congo, a déclaré auprès de Mongabay que, s’ils le souhaitaient, les dirigeants du pays seraient dans leur droit de développer les tourbières pour l’agriculture, le minage ou l’extraction.

« Ce n’est cependant pas la voie que le Président Denis Sassou N’Guesso, en tant que Président de la Commission climat du Bassin du Congo, a décidé de suivre », a-t-elle affirmé dans un courriel. La Commission climat du Bassin du Congo est un partenariat de plusieurs pays de la région. Notant que les émissions de CO2 de la R. Congo étaient bien en deçà de celles des « pays développés », elle a déclaré que son pays continuerait à respecter ses engagements envers la CAFI et d’autres accords.

En février 2020 cependant, un rapport conduit par l’ONG Global Witness a révélé des liens entre l’une des compagnies pétrolières autorisées à explorer un bloc empiétant sur les tourbières et la famille du président D. Sassou N’Guesso. Les auteurs se sont interrogés sur les impacts potentiels que l’exploration pétrolière et gazière, et par la suite l’exploitation, pourraient avoir sur une zone qui demeure largement non protégée.

En réponse au rapport de Global Witness, les responsables congolais ont réaffirmé le droit du pays au développement économique, notamment par l’utilisation des tourbières.

« [T]out en préservant les tourbières, patrimoine écologique mondial, le pays, soucieux de promouvoir son droit légitime au développement, s’est engagé à effectuer les recherches et explorations pétrolières en cours dans le total respect des règles environnementales les plus strictes », a déclaré Thierry Lézin Moungalla, ministre de la Communication de la R. Congo dans une publication sur Twitter.

Néanmoins, Colin Robertson, chargé de campagne forêts de Global Witness et co-auteur du rapport, a souligné l’urgence d’éviter les activités potentiellement destructrices dans la région.

« Si la Cuvette venait à être pleinement exploitée par les entreprises pétrolières, la majeure partie de la tourbière serait très probablement drainée afin de construire les infrastructures nécessaires, relâchant ainsi le carbone qui y est stocké », a-t-il expliqué dans un courriel adressé à Mongabay. « Il y aurait également un risque évident de pollution et de déversement de pétrole. »

Le cycle du carbone des tourbières. Image par Nieves Lopez Izquierdo/GRID-Arendal via Flickr (CC BY-NC-SA 2.0).

Pourquoi faut-il préserver les tourbières ?

Les tourbières de la Cuvette centrale s’étendent sur 145 529 km² au nord de la R. Congo et de la RDC. Cette région reculée est probablement plus connue comme habitat d’espèces sauvages qui attirent l’attention : les bonobos, les gorilles des plaines de l’Ouest et les éléphants de forêt. Mais le volume de CO2 qu’elle renferme, révélé par une équipe de chercheurs anglais et congolais, est plus impressionnant encore. Son étendue a été quantifiée pour la première fois dans l’article de 2017 publié dans Nature mentionné précédemment.

Trente milliards de tonnes métriques de carbone. C’est presque autant que ce qui est séquestré par la totalité de la forêt tropicale du bassin du Congo, la deuxième plus grande au monde, mais sur seulement 4 % de sa surface. Ce gaz s’est accumulé au cours des 10 000 dernières années, alors que l’engorgement de la région ralentissait le processus de décomposition, source de carbone, qui est normalement assez rapide dans ce type de forêt.

Pour l’instant, la majeure partie de ce gaz à effet de serre, qui contribue grandement à l’augmentation de la température dans le monde, est piégé sous terre. Les chercheurs avertissent toutefois que cela pourrait changer si l’on venait à toucher aux tourbières, par exemple en les asséchant complètement ou en y construisant des routes pour l’exploitation pétrolière. En outre, même si ce sont des risques plus localisés, des déversements ou des fuites sur les pipe-lines pourraient s’avérer destructeurs, notamment pour les communautés qui vivent dans la zone. Ces dangers ont conduit à des efforts de protection des tourbières au travers de programmes tels que la CAFI, qui finance le développement économique dans l’espoir d’inciter les gouvernements à privilégier d’autres régions. Ce faisant, la zone pourrait éviter la destruction.

L’apparente contradiction, entre collecte de fonds pour la protection des forêts et des tourbières et célébration de la possible extraction de combustibles fossiles qui pourrait s’avérer destructrice pour ces zones, a suscité la colère des groupes environnementaux. Ils considèrent en effet que l’accord de 2019 n’est qu’un « village Potemkine » visant à détourner les regards inquisiteurs des efforts d’extraction pétrolière de la R. Congo. D’autres estiment même qu’il ne contribue en rien à la conservation.

Raoul Monsembula, militant de Greenpeace, montre de la tourbe dans la forêt entourant Mbandaka, en RDC. Photographie par © Daniel Beltrá/Greenpeace.

Peu après la signature de l’accord, Simon Counsell, ancien directeur général de l’ONG de défense de l’environnement Rainforest Foundation UK (RFUK), a confié à Mongabay qu’il était « peu probable qu’il protège la moindre forêt ».

Selon lui, les clauses autorisent le défrichage des forêts « en cas de développement d’infrastructures et d’activités d’extraction, hors secteur agroalimentaire, jugées d’importance vitale pour l’économie nationale ». Il note également que les activités minières ou d’extractions de pétrole et de gaz ne sont pas explicitement interdites, l’accord appelant seulement à la « minimisation » des impacts négatifs que ces activités pourraient avoir

Un avis partagé par Tal Harris, responsable de la communication internationale de Greenpeace : « Ils n’ont certainement pas produit une lettre d’intention qui protège étroitement les tourbières ou les forêts. »

Il semblerait même que cette contradiction ne soit pas un cas isolé. En 2016, les responsables de la RDC ont signé une lettre d’intention d’une valeur de 200 millions de dollars pour protéger les forêts du pays. Deux ans plus tard en revanche, le pays a également ouvert un appel d’offres pour des concessions pétrolières qui empiètent sur les tourbières. En décembre 2018, alors que son mandat touchait à sa fin, le président Joseph Kabila est même allé jusqu’à signer un contrat avec une compagnie pétrolière sud-africaine concernant un bloc dont une partie empiétait sur le parc national de la Salonga.

Si la déclaration de Brazzaville, qui a réuni la R. Congo, la RDC et l’Indonésie autour de la préservation des tourbières tropicales, donne aux chercheurs et aux défenseurs de l’environnement une raison de rester optimistes, ils demeurent convaincus qu’il est nécessaire de mieux comprendre ce type de zone humide.

Selon Joe Eisen, directeur général de la RFUK, il est également important de prendre en compte les menaces auxquelles elles sont confrontées, dont notamment le forage pour l’extraction de pétrole ou de gaz.

« Tout projet de développement mal planifié engendre clairement des risques impor-tants en termes d’impacts directs et cumulés, car des zones relativement intactes sont exposées à l’effet domino entraîné par la déforestation », a-t-il ajouté dans un cour-riel.

Mangabey noir (Lophocebus aterrimus) dans la réserve scientifique de Mabali en RDC. La Cuvette centrale est plus connue pour la faune unique qu’elle abrite dont les bonobos, les gorilles des plaines de l’Ouest et les éléphants de forêt. Photographie par © Daniel Beltrá / Greenpeace.

La dépendance au pétrole

Au cœur du problème se trouve l’incertitude du milieu scientifique quant aux impacts que l’exploration pétrolière ou gazière pourrait avoir sur les tourbières du bassin du Congo. Il est certain que la construction de routes peut potentiellement détourner ou modifier le régime hydrologique capital au ralentissement du processus de décomposition à l’origine de la tourbe. De même, des fuites sur les pipe-lines, voire des déversements, pourraient produire des effets dévastateurs non seulement sur la tourbe, mais également sur la faune sauvage et les communautés humaines qui en dépendent.

Les chercheurs tels que S. Lewis, second auteur de l’article de Nature en 2017, soulignent qu’on en ignore encore beaucoup trop sur les tourbières pour savoir quelles conséquences l’exploitation d’hydrocarbures pourrait entraîner. S. Lewis, phytoécologiste et professeur à l’Université de Leeds et à l’University College de Londres, pense que la recherche sur les tourbières dans les tropiques a environ un siècle de retard sur les travaux similaires dans les régions tempérées. Parmi les autres axes de recherche, lui et ses collègues étudient présentement les effets de l’extraction du pétrole et du gaz sur les tourbières tropicales.

En attendant d’en savoir plus, de nombreux chercheurs conseillent la prudence dans l’approche des tourbières.

Il se peut aussi que les gouvernements du Congo proposent des concessions qui incluent les tourbières et certaines forêts non pas en vue d’en extraire des hydrocarbures, activités pour lesquelles ces zones semblent prévues, mais pour protéger le CO2 qu’elles renferment. Si, par exemple, il existe une menace imminente de développement, que ce soit pour l’exploitation forestière, agricole ou pétrolière, les gouvernements pourraient faire valoir que le carbone présent dans ces endroits risque d’être libéré dans l’atmosphère.

C’est là l’une des façons dont ils pourraient monétiser leur production : au travers de traités, qu’ils soient internationaux et financés ou privés. Mais curieusement, le financement par le biais de la REDD+ (réduction des émissions dues à la déforestation et à la dégradation des forêts) ou d’autres mécanismes financiers conçus pour protéger les forêts et le CO2 qui y est séquestré pourrait également inciter à coucher sur le papier des plans qui entraîneraient la dégradation d’écosystèmes fragiles.

Edward Mitchard, professeur de géographie mondiale à l’université d’Édimbourg et co-auteur de l’article de 2017 paru dans Nature, soupçonne quant à lui que ce sera le cas : « Si vous avez des plans qui donnent l’impression que vous développez quelque chose, il est peut-être plus probable qu’à l’avenir vous receviez de l’argent de la part du programme REDD », a-t-il expliqué à Mongabay. « J’ignore si c’est que font les gouvernements. Ils pourraient très bien avoir des plans de développement économique qui inclue véritablement l’exploitation de ces zones. »

La compagnie pétrolière française Total a par exemple étudié la possibilité d’obtenir une concession en R. Congo et de ne pas l’exploiter afin de compenser ses émissions de carbone ailleurs, selon les informations de Mongabay..

L’octroi d’un financement pour renoncer à l’exploitation du pétrole et du gaz pourrait être un moyen pour la communauté internationale de financer la protection de l’énorme réserve de CO2 de ces pays. Mais les chercheurs soulignent qu’il s’agit d’un dépôt qui ne se développe pas particulièrement vite. L’un des arguments en faveur de la compensation du CO2 par le biais de la conservation des forêts est que si elles sont préservées et poursuivent leur croissance, elles continueront à absorber une quantité appréciable de carbone. Ce qui ne sera pas le cas si elles sont abattues au profit de plantations de palmiers à huile.

Bien que les tourbières absorbent en permanence un peu du carbone de l’atmosphère, la véritable valeur pour le climat des endroits tels que la Cuvette centrale réside dans le CO2 qui y est stocké depuis des milliers d’années. Malheureusement, cette valeur ne s’inscrit que très maladroitement dans la conversation sur les compensations. Alors même que son importance pour le climat est incontestable puisque si le gaz s’échappait, il accélèrerait grandement le réchauffement climatique.

Des experts du bassin du Congo du Royaume-Uni et de la RDC prélèvent les premiers échantillons dans les tourbières. Photographie par © Kevin McElvaney / Greenpeace.
Afin de protéger les tourbières de toute forme de développement potentiellement nuisible, la République du Congo et la RDC ont signé plusieurs accords, dont la Déclaration de Brazzaville en mars 2018. Image reproduite avec l’autorisation du Programme ONU-REDD.

« Si vous voulez évaluer la valeur d’une terre pour sa séquestration du carbone, vous devez examiner la quantité de CO2 qu’elle piège chaque année, et à ce niveau, les tourbières sont nulles », a expliqué Julie Loisel, professeure adjointe et spécialiste des écosystèmes à l’A&M Texas, à College Station. « Quelques petites mousses absorbent un peu de carbone, mais sans plus », a-t-elle ajouté. « Je les vois plus comme un compte épargne. »

“There’s no additionality,” Loisel added. “I see them more as savings accounts.”

En d’autres termes, la valeur se trouve sur le compte principal, ce qui correspond au carbone déjà stocké, et il s’accumule petit à petit, ce sont les « intérêts ». Les forêts saines, elles, ne détiennent pas de stock initial aussi vaste et dense. Au contraire, elles « placent des sommes » constantes et relativement considérables sous la forme de carbone extrait de l’atmosphère, ce qui en fait d’importants freins au réchauffement climatique tant qu’elles continuent de croître.

Mais existe-t-il des solutions gagnantes pour le pays, qui lui permettraient de conserver les tourbières tout en en tirant quelque chose de précieux ? Les chercheurs comme K. Roucoux, maîtresse de conférences et paléoécologue spécialisée dans les tourbières amazoniennes à l’université de St Andrews, pensent qu’il est possible d’extraire le pétrole qui se trouve sous la tourbe avec un minimum d’impacts négatifs. Une telle stratégie emprunterait énormément aux techniques de forage off shore et nécessite d’utiliser des hélicoptères et des plateformes « flottantes » plutôt que des routes et infrastructures au sol.

Elle note toutefois l’ironie de la situation : tenter d’empêcher le carbone de s’échapper tout en essayant d’extraire des hydrocarbures qui, de toute façon, se transformeront en gaz à effet de serre dans l’atmosphère.

« Ça ne doit évidemment pas être fait. Ce serait ridicule », a-t-elle affirmé.

S. Lewis, quant à lui, pense que l’extraction de pétrole dans la Cuvette centrale pourrait se révéler inintéressante économiquement en raison des coûts élevés que cela engendrerait. En effet, deux des raisons pour lesquelles les tourbières sont à ce point intactes sont leur emplacement reculé et, pour l’instant, la quasi-absence d’infrastructures. Pour S. Lewis, il faudrait environ vingt ans, sinon plus, pour passer de la phase d’exploration, dans laquelle se sont visiblement engagées des entreprises telles que CGG, à l’extraction.

« D’ici 20 ans, nous n’utiliserons probablement plus autant de pétrole. De plus, le pétrole des tourbières du Congo central, s’il existe en quantité suffisante, sera trop cher pour concurrencer celui provenant d’autres pays sur un marché qui sera alors bien plus restreint », a-t-il expliqué.

Dans cette optique, les répercussions de l’exploitation des gisements de pétrole et de gaz pourraient ne servir à rien.

« Nous pourrions détruire les tourbières au début de la phase de prospection sans que les gouvernements ou les habitants de la région en tirent le moindre bénéfice », a-t-il ajouté. « Car il n’y aura pas de marché pour ces hydrocarbures. »

En outre, les pays plus riches évaluent également les coûts et les avantages de continuer à utiliser et à investir dans une ressource qui modifie radicalement le climat de la planète et, par conséquent, la façon dont nous vivons.

« Le Royaume-Uni et les États-Unis se posent déjà la question : va-t-on continuer avec cet ancien modèle économique dominé par les hydrocarbures ? »

Cette logique ne signifie pas que la R. Congo ou la RDC ne poursuivront pas l’extraction de pétrole et de gaz comme levier au développement. Surtout si les dirigeants y voient la seule option pour soutenir l’économie de leur pays.

Aux États-Unis, par exemple, la fracturation hydraulique pour l’extraction de gaz naturel ou d’huile de schiste existait des dizaines d’années avant que la demande énergétique et les progrès technologiques ne rendent le procédé rentable.

« Si vous êtes la RDC et que vous avez désespérément besoin d’argent, alors la production de pétrole peut représenter une réelle opportunité au cours des prochaines décennies », a exposé E. Mitchard. « Malheureusement, le fait que ce ne sera pas le pétrole le moins cher du marché ne veut pas dire qu’ils ne l’extrairont pas. »

Selon Colin Robertson, membre de Global Witness, il y a, quoi qu’il arrive, des répercussions importantes à l’exploitation des hydrocarbures, mais c’est d’autant plus vrai dans les tourbières.

« À ce stade, ouvrir de nouveaux gisements de pétrole, où que ce soit dans le monde, ne nous permettra pas de limiter le réchauffement climatique à 1,5 °C », a-t-il affir-mé en référence à l’objectif de freiner la hausse mondiale des températures fixé dans l’Accord de Paris de 2015. « De plus, nous savons que la Cuvette est une zone écolo-giquement sensible composée de tourbières et de forêts riches en carbone. Tout in-vestissement dans la prospection pétrolière dans cette région semble donc grossiè-rement irresponsable. »

Photographie de bannière : Des experts du bassin du Congo du Royaume-Uni et de la RDC prélèvent les premiers échantillons dans les tourbières. De gauche à droite: Raoul Monsembula (Greenpeace RDC), Valentin Engabo (Lokolama chef de communauté), Corneille Ewango (University of Kisangani, RDC), Simon Lewis (University of Leeds, Royaume-Uni.), Greta Dargie (University of Leeds, Royaume-Uni). Photographie par © Kevin McElvaney / Greenpeace.

John Cannon est rédacteur chez Mongabay. Retrouvez-le sur Twitter : @johnccannon

Citations:

Dargie, G. C., Lewis, S. L., Lawson, I. T., Mitchard, E. T., Page, S. E., Bocko, Y. E., & Ifo, S. A. (2017). Age, extent and carbon storage of the central Congo Basin peatland complex. Nature, 542(7639), 86-90. doi:10.1038/nature21048

Delvaux, D., & Fernandez-Alonso, M. (2014). Petroleum Potential of the Congo Basin. Geology and Resource Potential of the Congo Basin, 371-391. doi:10.1007/978-3-642-29482-2_18

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