- Ces dernières années, le Nigeria est devenu un important point de transit pour le commerce illégal de pangolins – l’animal à écailles mangeur de fourmis connu pour être le mammifère le plus trafiqué au monde.
- Les trafiquants, voyant les espèces de pangolins asiatiques devenir de plus en plus rares, se tournent désormais vers les quatre espèces africaines et transforment le Nigeria en une véritable plaque tournante pour le commerce d’écailles et de viande entre l‘Afrique et l’Asie de l’Est.
- Au sein du parc national de Cross River, habitat de l’insaisissable pangolin à ventre blanc, le chercheur Charles Emogor s’efforce à la fois d’étudier l’espèce et de coopérer avec les communautés locales pour lutter contre le braconnage.
- « Tant que notre gouvernement n’admettra pas que notre pays est devenu une véritable plaque tournante du trafic de pangolins, je crains que nous ne continuions de voir le commerce illégal de leurs écailles s’intensifier et leur viande devenir de plus en plus présente sur les étalages des marchés de viande de brousse », a-t-il déclaré.
LE PARC NATIONAL CROSS RIVER (Nigeria) – Au début, notre aventure n’était pas censée être aussi être simple. Pendant des jours, nous avons sillonné les forêts tropicales de montagne, nous sommes frayés des chemins à travers la brousse et les lianes tire-bouchons, avons évité des éboulements de justesse, et nous sommes transformés en proie pour les fourmis légionnaires sous des pluies torrentielles – le tout, sans résultat. Nous voici maintenant à 30 minutes de marche du campement, le long d’une piste bien tracée en plein cœur de la jungle, et à moins de trois heures de voiture de l’une des grandes métropoles nigérianes. Et déjà, nous apercevons quelque chose, notre regard se fige sur une paire d’yeux luisants que le scientifique nigérian Charles Emogor estime « très prometteuse ».
Le garde forestier Cyril Ogar braque sa lampe de poche dans sa direction. Telle une série de flashs d’appareil photo, l’arc du faisceau de sa torche illumine en quelques clichés la forêt tropicale plongée dans l’obscurité : tout d’abord les feuilles des parasoliers, puis la lueur métallique des fusils omniprésents des gardes forestiers, et soudain un arbre, et accrochée aux branches blanches qui s’entrelacent comme des toiles d’araignées semble apparaitre la raison même de notre visite. Il ne s’agit, pour le moment, que d’une silhouette et d’une paire d’yeux luisants. Mais je prie déjà pour que ce soit un pangolin.
« Ses yeux sont proches l’un de l’autre, et il a un museau pointu. Ça exclut donc le potto », dit Emogor en esquissant un sourire.
À peine a-t-il prononcé ces mots qu’il quitte déjà la piste et se rue dans l’obscurité du sous-bois. Je reste figé sur place et dirige mes jumelles vers la mystérieuse silhouette.
Nous nous trouvons dans l’aire d’Oban du parc national de Cross River, une zone de forêt tropicale de 2 800 km2 à la frontière entre le Nigeria et le Cameroun, qui rejoint le parc national camerounais de Korup. La région abrite des espèces telles que l’angwantibo doré (Arctocebus aureus), le picatharte du Cameroun (Picathartes oreas), et le primate le plus rare du monde, le gorille de la rivière Cross (Gorilla gorilla diehli), classé en danger critique d’extinction. Notre objectif est de trouver un pangolin à ventre blanc – et si possible de l’équiper de radio-étiquettes.
Avec leurs écailles couleur cuivre qui se chevauchent, leurs griffes en forme de cimeterre et leur langue aussi longue que leur corps, les pangolins sont devenus si emblématiques du trafic international d’espèces sauvages que nous avons parfois tendance à oublier que ce ne sont que de petits animaux friands de fourmis et de termites.
Sur les huit espèces existantes au monde, le pangolin à ventre blanc (Phataginus tricuspis) semble fait pour la vie arboricole. Également connu sous le nom de pangolin des arbres, il possède une longue queue ferme et préhensile, lui permettant de s’accrocher aux troncs et aux branches. Avec des caractéristiques proches de celles des callosités des doigts du grimpeur, sa queue, au fil du temps, se transforme en une sorte de coussinet épais.
« Les pangolins sont des créatures tellement originales, que vous pourriez penser qu’ils ont été créés par un enfant à l’imagination débordante », fait observer Emogor.
Des tonnes d’écailles
Nul ne sait combien de pangolins à ventre blanc sont encore en vie à l’état sauvage aujourd’hui. En théorie, son aire de répartition s’étend en Afrique d’ouest en est. On le retrouve aussi en Angola et au nord-ouest de la Zambie. Mais en réalité sur le terrain, l’habitat de la drôle de créature à écailles se réduit à quelques parcelles. Les scientifiques mettent aujourd’hui en garde contre son déclin massif. En 2019, l’espèce a vu son statut de conservation passer de « vulnérable » à « en danger d’extinction » sur la liste rouge de l’UICN. Cette évolution est bel et bien caractéristique de la chute libre d’une espèce – et le commerce illégal au Nigeria est en train de percer son parachute.
Trois semaines seulement avant notre visite, les autorités douanières de Lagos avaient saisi 7,1 tonnes d’écailles de pangolins, soit l’équivalent de 42 gorilles à dos argenté ou de 16 ours polaires mâles, destinées aux marchés internationaux de médecine traditionnelle. Toutefois, ces chiffres ne dévoilent qu’une infime partie de l’implication du Nigeria dans le trafic mondial de pangolins qui agit tel un tsunami et contribue à cimenter son statut de mammifère le plus trafiqué au monde.
Selon les scientifiques, la demande croissante, essentiellement chinoise et vietnamienne, de viande et d’écailles de pangolins est le principal facteur de l’extinction de l’espèce. Elle est, en effet, convoitée par ces pays pour sa viande de luxe et pour ses écailles utilisées en médecine traditionnelle – la poudre d’écailles de pangolins est employée pour traiter les problèmes d’articulations comme les problèmes d’allaitement – et beaucoup moins d’attention est portée au rôle disproportionné d’autres nations dans la coordination de la crise du pangolin.
À mesure où les espèces asiatiques se sont raréfiées, conséquence du commerce illégal, le braconnage s’est quant à lui déplacé vers les terres africaines. Le Nigeria a ainsi pris une position centrale dans le trafic international de pangolins africains.
Selon Emogor et ses estimations, au cours des dix dernières années le Nigeria a été impliqué dans des saisies de plus de 190 000 kilogrammes d’écailles – récoltées après le massacre de 625 944 à 996 353 pangolins. Certaines de ces saisies étaient destinées au marché nigérian en provenance d’autres pays, d’autres avaient transité par le Nigeria ou avaient été confisquées à l’intérieur du territoire. Mais l’image qui en ressort est claire : le Nigeria est devenu une importante plaque tournante pour le trafic de certains des mammifères terrestres les plus rares au monde.
« Nous ne pensions tout simplement pas tomber sur des saisies d’écailles de pangolins aussi énormes », me confie Emogor. « Le Nigeria est passé du statut de pays consommateur à une importante plaque tournante du trafic mondial, orchestrant la logistique de quantités massives d’écailles de pangolins depuis les pays africains de leur aire de répartition. »
Emogor, doctorant originaire l’État de Cross River à l’université de Cambridge, joue un rôle capital dans les efforts visant à protéger les pangolins à ventre blanc vivant à l’état sauvage. Il estime que sans programme communautaire de conservation et sans surveillance de l’application des lois, le pangolin à ventre blanc ne survivra pas très longtemps, pas même dans son bastion verdoyant du sud-est du Nigeria.
Selon lui, la lutte contre la vague de braconnage qui met en péril les populations de pangolins au Nigeria nécessite une modification de l’attitude des communautés à l’égard de l’espèce ainsi que la mise en place de mesures d’encouragement en vue de garantir leur protection. À cet effet, Emogor ajoute qu’il prévoit de lancer un programme de conservation communautaire rémunéré en vue d’inciter les communautés locales à protéger les pangolins au sein de la forêt tropicale au lieu de participer à sa disparition.
Si nous parvenons à trouver et à étiqueter un pangolin cette nuit, nous arriverons à mieux comprendre les comportements et la taille de l’aire de répartition des pangolins à ventre blanc, et nous obtiendrons des informations vitales pour leur conservation.
Trouver l’introuvable
Je règle mes jumelles. Je vois Cyril, le garde forestier, utiliser simultanément sa torche pour éclairer la canopée, qui scintille à 30 mètres devant lui, et pour se frayer un chemin ici et là à travers les sous-bois épais. À cette distance et vu de cet angle, il n’est toujours pas possible d’identifier quoi que ce soit, hormis une ombre informe dessinée par le faisceau de sa lampe de poche. Mais ce dont nous sommes certains, c’est que quelle que soit la créature, elle bouge ! Telles des bougies flottantes, la lueur se déplace en continu le long d’une liane torsadée et se dirige vers le ciel.
Quand enfin nous parvenons à clairement distinguer la créature à travers une minuscule ouverture de la taille d’un judas dans la canopée, à ce moment précis, nous pouvons affirmer qu’il s’agit bien d’un pangolin. Les écailles de son dos brillent telle une pomme de pin dorée. Sa longue queue lui offre un contre-poids dans sa ruée à travers la cime des arbres.
Plus tard, Emogor m’explique que certaines des équipes en charge du suivi des pangolins ont dû escalader des arbres encore plus hauts que celui-ci pour aller chercher les petits animaux et les ramener sur la terre ferme afin de leur fixer des émetteurs GPS sur la queue.
« Celui-ci est trop rapide, même pour nous », grimace Emogor en voyant le pangolin disparaitre dans la cime des arbres. « Vous avez de la chance, peu de gens ont vu un pangolin dans son milieu naturel. »
Quand Emogor a pour la première fois proposé son sujet de thèse de doctorat sur les pangolins à ventre blanc, sa plus grande crainte a été de n’en trouver aucun. Il avait déjà participé pendant près de deux ans à la coordination des patrouilles de gardes forestiers dans le parc national de Cross river dans le cadre du programme soutenu par la Société de conservation de la vie sauvage (Wildlife Conservation Society en anglais, WCS) pour protéger le gorille de la rivière Cross en danger critique d’extinction. Et pendant tout ce temps, il n’a vu en tout et pour tout que deux pangolins : deux cadavres en vente le long d’une route.
Dès le début, Emogor savait qu’il allait avoir besoin de deux choses en abondance : la chance et l’expertise. Pour l’expertise, il s’est adressé à la communauté de chasseurs, car ces derniers connaissaient le terrain mieux que quiconque. Quant à la chance, il a compris qu’elle était clairement de son côté quand il a capturé et étiqueté un pangolin dès sa première nuit de travail sur le terrain.
Depuis cette date, Emogor, son équipe de gardes forestiers endurcis et les anciens chasseurs ont parcouru des centaines de kilomètres de forêt tropicale de basse altitude, ont suspendu des pièges photographiques aux troncs des arbres et scruté la canopée à l’aide de leur torche en quête de pangolins errant dans la nuit. Au total, ils ont maintenant localisé 15 pangolins et ont pu ainsi compiler une série unique de données, leur permettant de s’immiscer dans la vie secrète de l’un des mammifères les plus insaisissables du monde.
En Août 2020, Emogor a filmé la première vidéo (à sa connaissance) d’un pangolin à ventre blanc nageant en liberté. Alors que nous nous mettons à l’abri sous un arbre aux racines tentaculaires avant l’arrivée imminente d’une pluie diluvienne, il me montre fièrement sa vidéo tout en chassant les gouttes de pluie de son smartphone.
« Vous voyez de quelle façon il utilise sa queue ? Comme le crocodile pour se déplacer dans l’eau ! » s’exclame-t-il d’un ton jovial, visionnant déjà la vidéo une nouvelle fois.
Aussi utile la compréhension de l’environnement naturel des pangolins à ventre blanc puisse-t-elle être pour la conservation de l’espèce, elle ne garantira pas à elle seule sa protection. Selon Emogor, le gros du travail au Nigeria repose sur une collaboration directe avec les communautés de chasseurs et sur une entente avec les autorités gouvernementales pour garantir la mise en place de mesures efficaces contre le braconnage.
Si l’application des lois pour la protection de la faune semble ferme en théorie, elle est pratiquement inexistante en pratique, d’après Emogor. En dépit des lois fédérales interdisant à la fois la chasse et le commerce des pangolins, très peu de poursuites judiciaires ont été menées ces dix dernières années.
Dans le cadre de ses efforts pour mettre fin au déclin des populations de pangolins, Emogor a récemment équipé de dispositifs de suivi GPS des groupes de chasseurs opérant illégalement à l’intérieur du parc national. Les chasseurs resteront anonymes. Mais il prévoit d’utiliser ces données, recueillies non sans peine, pour l’aider à comprendre la durabilité des habitudes des chasseurs ainsi que la répartition des zones de chasse. Il a également lancé une campagne d’information dans les écoles situées à proximité de la réserve afin de sensibiliser les élèves à l’impact de la chasse sur les populations de pangolins et sur leur vulnérabilité.
« La plupart des gens ne savent pas que les pangolins ne donnent naissance qu’à un seul petit après quatre à huit mois de gestation. La longue gestation et le faible taux de natalité accroissent considérablement la vulnérabilité des pangolins et leur risque d’extinction », souligne-t-il.
La lutte contre le déclin des populations de pangolins est devenue le cheval de bataille d’Emogor, le faisant voyager du cœur du parc national de Cross River aux jungles bétonnées d’Abuja et de Lagos, et au-delà.
Derrière des clôtures surmontées de barbelés, Emogor examine les containers d’expédition et entreprend une fouille des sacs d’écailles de pangolins saisis par la douane pour quantifier l’implication et le rôle du Nigeria dans l’intensification du commerce de l’espèce à travers le continent. Dans les villes encerclant le parc, il coordonne les recensements sur les marchés de viande de brousse en vue de détecter et d’évaluer tout changement survenu dans les habitudes d’abattage des pangolins.
Il espère que ses recherches à la fois en forêts, sur les marchés et dans les terminaux d’exportation lui permettront de combler les vides juridiques autour du trafic de pangolins au Nigeria. Quelle est la quantité de pangolins abattus sur le sol nigérian destinée à la consommation locale et quelle est celle qui alimentera la demande asiatique croissante ? Et quelles sont les régions du continent africain où la demande de pangolins est si forte qu’elle en vide les forêts nigérianes ?
Ces questions demeurent essentielles pour une coordination efficace des efforts de conservation, mais une chose est sûre, souligne Emogor : « Tant que notre gouvernement n’admettra pas que notre pays est devenu une véritable plaque tournante du trafic de pangolins, je crains que nous ne continuions de voir le commerce illégal de leurs écailles s’intensifier et leur viande devenir de plus en plus présente sur les étalages des marchés de viande de brousse. »
Il fut un temps où le Nigeria abritait trois des huit espèces de pangolins recensées dans le monde : le ventre blanc, le ventre noir (Phataginus tetradactyla) et le pangolin géant (Smutsia gigantea), tous étaient alors fréquemment aperçus par les fermiers et les chasseurs nigérians. Mais, dans de nombreuses régions du pays, le pangolin géant a aujourd’hui entièrement disparu, victime de la perte de son habitat et de la chasse excessive.
« Je dis souvent aux chasseurs avec lesquels je discute que s’ils continuent de tuer les pangolins, le ventre blanc aura la même destinée que le pangolin géant », nous rapporte Emogor. « J’espère juste que quand ils décideront de m’écouter, il ne sera pas trop tard. »
Retirer le pangolin du menu
Le jour suivant, assis sous le toit en tôle étouffant d’un restaurant de bord de route très populaire aux abords du parc national de Cross river, Emogor me montre les résultats de l’application laxiste des lois en matière de protection de la faune.
Des piles de brochettes de porc-épic sont en cours de fumage sur une grille métallique au-dessus d’un feu de bois. À la place des habituels jappements, glapissements et grognements, les céphalophes, les blancs-nez et les potamochères émettent maintenant des crépitements au-dessus des flammes nues. Tout ceci est illégal.
« Le fait que les gens soient suffisamment confiants pour afficher une telle activité illicite démontre bien à quel point l’application des lois est déplorable », se lamente Emogor.
Au moment où nous observons la scène, des clients se garent et viennent acheter des petits sacs contenant des ressources de la forêt avant de poursuivre leur voyage. Toutes les demi-heures, une moto boueuse s’arrête sur un parking sablonneux pour livrer aux propriétaires du restaurant une autre fournée d’animaux sauvages chassés illégalement. Soudain, une altercation éclate entre un client et l’un des propriétaires du restaurant au sujet du prix d’une assiette de porc-épic émincé à la tomate.
Emogor regarde la scène d’un air songeur, puis se tourne vers moi.
« La semaine dernière », dit-il entre ses dents, « ce restaurant avait du pangolin au menu. »
Image de bannière : Charles Emogor, doctorant à l’université de Cambridge, examine un pangolin à ventre blanc capturé, étiqueté avec un dispositif de suivi GPS et relâché dans le parc national de Cross river dans le cadre des efforts visant à analyser et à comprendre la vie à l’état sauvage du mammifère le plus trafiqué au monde. Crédit photo : Charles Emogor.
Article originale: https://news-mongabay-com.mongabay.com/2021/10/tracking-white-bellied-pangolins-in-nigeria-the-new-global-trafficking-hub/