Nouvelles de l'environnement

La ruée vers le « diamant noir » consume les forêts ougandaises

  • En 2018, à peine plus de 42 % des Ougandais avaient accès à l'électricité, une grande partie de la population n'ayant pas les moyens d'y accéder. Déjà en 2016-2017, 90 % des ménages utilisaient le bois pour la cuisson, et seulement 15,5 % d'entre eux utilisaient le charbon de bois dans les régions rurales, contre 66,4 % dans les zones urbaines.
  • Les familles utilisant le charbon de bois représentent environ 23 % de la population totale, ce qui signifie que quelques 10,7 millions d'habitants, sur un pays qui en compte 46,8 millions, sont dépendants du charbon de bois pour la préparation de leurs repas, d'après des chiffres récemment publiés par l'ONU.
  • Les producteurs de charbon de bois s'efforcent de répondre à cette explosion de la demande, dégradant et épuisant ainsi la couverture forestière, et achetant désormais des arbres fruitiers sur des terres privées pour en faire des briquettes de charbon. De nombreux producteurs ne possèdent pas les permis requis par le gouvernement, ils abattent donc des arbres et font du charbon dans une illégalité totale.
  • L'industrie du charbon de bois, en plein développement, détruit les forêts et la biodiversité ougandaises, tandis que la combustion des briquettes est la cause de maladies respiratoires et d'autres problèmes de santé, et que les émissions de carbone contribuent au réchauffement climatique mondial.

KAKUMIRO, Ouganda — la forte résolution des producteurs ougandais à tirer profit de l’envolée de la demande de charbon de bois utilisé pour la cuisson, particulièrement dans les zones urbaines, entraîne une dégradation de l’environnement à grande échelle, menaçant ainsi la santé des populations et de la faune sauvage. La pression est tellement forte sur les forêts que les arbres fruitiers des terres privées sont achetés, abattus et brûlés pour les transformer en combustible polluant.

D’après le résumé de l’enquête 2016-2017 Uganda National Household Survey , la dépendance du pays aux combustibles issus de la forêt, dont le bois et le charbon de bois, est énorme, avec 90 % des foyers qui les utilisent pour cuisiner. Dans les zones urbaines, l’utilisation du charbon de bois a augmenté de 12,4 % entre 2012/2013 et 2016/2017. D’après le Bureau des statistiques de l’Ouganda, cette évolution de la consommation, avec l’utilisation du charbon dans les villes qui met sous pression les forêts des zones rurales, semble se poursuivre aujourd’hui.

Cette envolée de la demande pousse les producteurs de charbon de bois, opérant en grande partie sans les permis requis par les autorités, tout comme les revendeurs, à dévorer les forêts à un rythme effréné pour suivre le rythme de ce commerce lucratif.

Joseph Muchombero, habitant de Kakindo, dans la région de Kakumiro qui se trouve à 210 kilomètres à l’ouest de la capitale Kampala, travaille depuis longtemps déjà dans la production de charbon de bois. Il a envoyé tous ses enfants à l’école, dit-il, avec l’argent gagné dans le commerce du charbon, qu’il appelle le « diamant noir. »

Par le passé, il produisait du charbon en coupant les arbres d’une réserve voisine, mais la zone est maintenant complètement dégradée par l’occupation humaine, l’agriculture et le déboisement pour obtenir du combustible. Aujourd’hui, pour produire son charbon, il est contraint d’abattre des arbres fruitiers qui poussent sur sa propre terre pour rester rentable.

« Je suis dans le secteur du charbon depuis 20 ans. La production de charbon a toujours été ma seule source de revenus, » déclare Joseph Muchombero. « Avant on trouvait les arbres nécessaires à la production dans une réserve forestière, mais les forêts n’existent plus. Maintenant, nous devons utiliser les arbres fruitiers, comme des jacquiers et des manguiers de nos propres terres pour maintenir la production. Il y a une forte demande de charbon de bois en Ouganda et nous devons répondre à cette demande. »

Pour atteindre ses objectifs de production de plus en plus contraignants et pour livrer ses clients, Joseph doit aller encore plus loin. « À cause de la dégradation de la forêt, je dois acheter les arbres fruitiers de mes voisins qui veulent subvenir aux besoins de leurs familles. Je les paye pour couper leurs arbres, jacquiers, manguiers et avocatiers, » explique-t-il. Il brûle ensuite les arbres pour en faire du charbon.

En quelques minutes, une source de nourriture durable est abattue et perdue, le bois transformé en briquettes et vendu, menaçant ainsi la future sécurité alimentaire de ces communautés rurales et privant la faune sauvage des fruits de ces arbres.

A mango tree with its branches cut down for charcoal production in Kibaale district uganda
Manguier avec ses branches coupées pour la production de charbon dans le district de Kibaale. Photo : Alex Tumuhimbise.

Un problème local, national et mondial

Cette destruction inexorable et alarmante des ressources naturelles n’est pas seulement un problème dans le district de Kakumiro, ou en Ouganda. Le charbon de bois est utilisé comme source d’énergie depuis les temps anciens. En 2019, il y avait encore 2,4 milliards de personnes dans le monde qui utilisaient le bois, et le charbon de bois, pour la cuisson, chez les ménages comme dans les petites entreprises.

C’est là un problème majeur pour les forêts de la planète, et pour la santé des populations affectées par la pollution issue de la combustion du charbon. La combustion du charbon contribue également au réchauffement climatique et affecte la stabilité du climat. « On estime que l’énergie issue du bois et charbon de bois produit 1 à 2,4 Gt (gigatonnes) d’équivalent dioxyde de carbone (CO2e) par an, soit 2 à 7 % du total des émissions de gaz à effet de serre (GES), » selon l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) de l’ONU.

La FAO ajoute que l’Afrique subsaharienne (ASS), dont l’Ouganda fait partie, ” est responsable d’un tiers des émissions de GES issus de la combustion du bois. » Essentiellement, le charbon de bois restera « une importante source d’énergie en ASS jusqu’en 2040, avec une demande croissante de la part des zones urbaines. » Cette demande est certainement liée à la croissance démographique et au manque d’accès à une électricité encore trop chère, selon un rapport de la FAO.

A locally made charcoal stove.The commonly used source of energy for cooking in both rural and urban areas
Réchaud à charbon de bois de fabrication locale. Le charbon de bois est une source d’énergie communément utilisée pour la cuisson dans les zones rurales et urbaines, mais il est très polluant. Photo : Alex Tumuhimbise.
Part d’utilisation des différents combustibles utilisés pour la cuisson en Ouganda 2012-13 et 2016-17. Source : 2016-2017 Uganda National Household Survey.

L’Ouganda est un bon cas d’étude : selon le rapport de l’2016-2017 Uganda National Household Survey de 2016-2017, 80,8 % des foyers ruraux utilisaient le bois pour la cuisson alors que seulement 15,5 % utilisaient le charbon de bois sur cette période de deux ans. Mais dans les zones urbaines, alors que seulement 22,3 % des foyers urbains utilisaient le bois pour la cuisson, 66,4 % utilisaient le charbon de bois. On remarque aussi que bien que l’utilisation du bois et du charbon de bois ait diminué entre 2012-13 et 2016-17, l’utilisation du charbon de bois pour la cuisson dans les villes a nettement augmenté pendant cette période.

Selon les données les plus récentes de l’ONU, les Ougandais utilisant le charbon de bois pour la cuisson représentaient environ 23 % de la population totale (en baisse après les 29,8 % de 2016-17), mais cela signifie que près de 10,7 millions d’habitants sur une population de 46,8 millions sont dépendants des « diamants noirs » pour cuire leurs repas.

« Le charbon de bois est principalement utilisé dans les foyers urbains pour la cuisson. Il est apprécié car il est fiable, pratique, accessible et disponible à un prix stable. Les incertitudes qui entourent la disponibilité et le prix élevé du gaz de pétrole liquéfié ont entraîné une plus grande dépendance des nombreux foyers urbains envers le charbon de bois, » selon une évaluation menée en 2019 par l’Autorité nationale de gestion de l’environnement de l’Ouganda.

Le commerce du charbon de bois est particulièrement dynamique et lucratif dans les villes ougandaises. Gerald Mbuse est un négociant en charbon de bois de Kampala, en activité depuis plus de cinq ans. Bien qu’il soit obligé de quitter la ville et de camper dans des régions rurales pour obtenir son produit, il parvient à bien gagner sa vie. Il achète des sacs de charbon de bois à bas prix à la campagne qu’il revend ensuite trois fois le prix à son retour en ville.

Food vendors roast plantain with a charcoal stove.There are numerous such small vendors in Uganda
Un vendeur de rue fait griller des bananes plantains sur du charbon de bois. Les petits vendeurs de ce type qui cuisent sur le charbon de bois sont nombreux en Ouganda et dans toute l’Afrique subsaharienne. Photo : Alex Tumuhimbise.

Sur un site de production de charbon de bois à Kakindo, Gerald Mbuse achète un sac de charbon pour 8 $ (environ 30 000 shillings ougandais). Il revend ce même sac en ville à Kampala pour 27 $ (100 000 shillings).

« Le commerce du charbon est profitable mais risqué, à cause de la réglementation forestière gouvernementale. Je fais des bénéfices surtout quand je viens acheter aux producteurs locaux. Je dois voyager de district en district pour remplir mon camion de charbon, » explique-t-il. « La demande de charbon est élevée dans les bidonvilles de Kampala parce que les gens n’ont pas les moyens de cuisiner au gaz ou à l’électricité. »

Le commerce du charbon de bois ougandais est bien organisé, avec une chaîne d’approvisionnement qui part des producteurs dans les forêts des régions rurales, passe par des intermédiaires qui transportent la marchandise et arrive aux revendeurs en détail qui opèrent dans les zones urbaines à forte densité de population. Le commerce s’appuie non seulement sur les petits vendeurs, qui opèrent au sac, mais aussi sur des gros fournisseurs qui transportent des chargements de charbon en camions depuis les zones rurales vers les villes ougandaises.

Les réserves forestières les plus dégradées sont celles de la région d’Albertine, dans l’ouest du pays, et couvrent entre autres les districts de Kangombe, Bujogoro, Kinaka, Ruzaire, Muziizi, Nakuyazo et Guramwa. La réserve la plus affectée est celle de Kangombe, dans le district de Kbaale, qui a perdu approximativement un million d’arbres en raison de l’exploitation du charbon de bois. La perte de ces forêts a un effet dévastateur sur la biodiversité du territoire, et à terme sur l’industrie du charbon de bois elle-même qui doit chercher toujours plus loin pour trouver des arbres.

A young man on a truck loaded with charcoal in Nkoko sub-county,Kakumiro district Western Uganda
Jeune homme sur un camion chargé de charbon de bois dans le sous-comté de Nkoko, district de Kakumiro, dans l’ouest du pays. Les négociants en charbon de bois, petits et grands, voyagent souvent à travers plusieurs districts en vue de collecter du charbon à vendre en ville. Photo : Alex Tumuhimbise.

Une production illégale

Selon la loi ougandaise du National Forestry and Tree Planting Act de 2003, les autorités nationales ou locales ne peuvent posséder les forêts ni avoir autorité sur l’exploitation forestière des terres privées. Néanmoins, la loi stipule également qu’un agent forestier du district peut émettre des directives à l’intention d’un propriétaire d’arbres ou de produits forestiers situés sur des terres privées, pour exiger d’eux qu’ils gèrent les ressources de manière professionnelle et durable.

En outre, tous les producteurs de charbon de bois doivent avoir un permis de production, mais beaucoup des producteurs en activité dans des lieux comme Kakumiro, si ce n’est la plupart, n’ont pas de permis.

Christopher Baguma, agent de la protection des ressources naturelles du district de Kakumiro, reconnaît que plusieurs producteurs de charbon de bois opèrent illégalement dans le district et représentent un grave danger pour l’environnement.

A local chaorcoal producer at work in Kakindo sub county,Kakumiro district-Uganda-BY ALEX
Producteur de charbon de bois au travail dans le district rural de Kakumiro. Les autorités reconnaissent que plusieurs producteurs de charbon de bois de premier plan opèrent illégalement dans le district et représentent une grave menace pour l’environnement. Photo : Alex Tumuhimbise.
L’exportation du charbon de bois est un commerce important : Camions chargés de charbon de bois sur la route du Sud-Soudan, dans le district de Kakumiro en Ouganda. Photo Alex Tumuhimbise.

« Il est vrai que nous avons dans le district des producteurs de charbon illégaux qui continuent à dégrader la couverture forestière. Ils sont passés des plantations forestières privées aux réserves forestières de l’État comme celle de Kihayimira dans le Kasambya et Guramwa qui est complètement épuisée, » explique Christopher Baguma. « La production du charbon de bois est une activité forestière qui doit être menée par un professionnel titulaire d’un permis. C’est une activité qui détruit la couverture forestière tout particulièrement si elle est menée illégalement. » La loi est appliquée, ajoute-t-il. « Nous avons mené des actions, saisi du matériel et du charbon. »

Christopher Baguma assure que plusieurs variétés d’arbres sont à la limite de l’extinction dans le district suite à cet abattage illégal qui mène à l’épuisement des ressources.

« Pour faire durer l’industrie du charbon de bois, il faudrait que les gens connaissent les variétés d’arbres les plus adaptées à la production. Celles-ci sont l’Albizia coriaria, Markhamia lutea et les palmiers. »

Selon l’autorité forestière nationale (National Forestry Authority, NFA), plus de 73 000 hectares de forêts privées sont déboisés chaque année en Ouganda, et plus de 7 000 hectares de réserves forestières protégées sont détruits tous les ans pour l’industrie du bois et du charbon de bois.

Les tronçons de bois sont empilés et recouverts de terre avant d’allumer un feu à combustion lente à l’intérieur pour transformer le bois en charbon. Cette méthode traditionnelle de fabrication du charbon est utilisée dans de nombreux endroits à travers le monde. Photo Alex Tumuhimbise.

L’enjeu de la sécurité alimentaire

Christopher Baguma affirme que la récente attaque contre les arbres fruitiers pour en faire du charbon est très grave car elle pose un risque pour la sécurité alimentaire en Ouganda et pour les moyens de subsistance des producteurs agricoles ruraux.

« Une fois les arbres fruitiers coupés pour le charbon, la génération suivante se trouve menacée à cause de la perte des fruits comme source de nourriture. Les arbres une fois disparus, la population est en danger, » explique-t-il avant d’ajouter : « N’oubliez pas que les arbres fruitiers sont aussi une source de revenus. »

Selon lui, l’Ouganda brûle littéralement ses ressources alimentaires durables. La fabrication traditionnelle du charbon de bois demande de grandes quantités de bois et implique le processus irréversible de la combustion du bois. Outre la destruction des arbres, de 15 à 20 % du charbon de bois produit est perdu entre le transport et le stockage.

En Ouganda, la coupe sans discernement d’arbres pour la production commerciale de bois de chauffage a contribué de manière significative à la réduction de la couverture forestière naturelle et des zones boisées.

A jackfruit tree
Fruit du jacquier. La récente attaque contre les arbres fruitiers pour en faire du charbon est très grave car elle pose un risque pour la sécurité alimentaire en Ouganda et pour les moyens de subsistance des producteurs agricoles ruraux. Photo : Alex Tumuhimbise.

Selon une étude gouvernementale nationale sur le charbon de bois de 2015, les districts de la région de Bouganda, un royaume traditionnel bantou, sont les leaders de la production de charbon de bois dans le pays, avec 40,9 % du total, vient ensuite la région du nord avec 39,5 %.

Cette étude a également montré que les districts de la région du centre étaient la source principale du charbon fourni à la ville de Kampala (63,4 % du total). Les principaux districts fournisseurs de charbon dans la région centrale près de Kampala sont Nakasongola, Nakaseke, Luwero et Kyakwanzi. Kampala est le premier marché du charbon de bois dans le pays et il n’est pas étonnant que cette ville de 1,5 millions souffre d’une pollution atmosphérique significative, causée par les transports, l’industrie et la combustion du charbon de bois et des déchets.

L’étude a également révélé que le charbon est le combustible préféré pour le chauffage et la cuisson dans les zones urbaines d’Ouganda, par les foyers et par les entreprises commerciales. L’étude a démontré que la consommation de charbon représentait environ 40 000 tonnes, dont 300 000 sont consommées à Kampala. Une partie du charbon de bois produit en Ouganda est également exportée vers les pays voisins, comme le Kenya.

A charcoal production site near a wetland in Kyankwanzi district
Un site de production de charbon de bois près d’un marécage dans le district de Kyankwanzi. Photo Alex Tumuhimbise.

Aucun changement à l’horizon

Aidah Naziwa fait partie des centaines de petits vendeurs du canton de Kakumiro. Comme des milliers de vendeurs à travers le pays, elle utilise le charbon de bois pour griller les aliments (viande et frites de patates douce) qu’elle vend aux voyageurs et aux jeunes travailleurs aux revenus modestes de sa ville.

Bien que le canton de Kakumiro soit relié au réseau électrique national, les vendeurs comme Aidah n’ont pas les moyens de payer l’électricité pour faire fonctionner leur entreprise de subsistance.

« Ici nous utilisons tous le charbon de bois pour griller la viande et d’autres aliments pour nos clients, » explique-t-elle. « Nous ne pouvons pas nous permettre d’utiliser le gaz ou l’électricité car nos revenus sont très bas. »

Le coût n’est pas le seul obstacle au changement. En 2018, à peine 42,65 % des Ougandais avaient accès à l’électricité, selon la Banque mondiale. Tant que les vendeurs de rue et autres entreprises de petite taille, ainsi que les foyers urbains et ruraux, ne verront pas leur revenus augmenter et leur accès à l’électricité facilité, le besoin de charbon de bois et autres combustibles à base de bois restera constant, et c’est là une tendance inquiétante pour l’avenir de l’Ouganda et celui du climat mondial.

Charbon de bois conditionné dans des sacs sur un petit marché le long de la route Hoima-Kampala en Ouganda. Photo Alex Tumuhimbise.

Photo en bannière: Une femme grille du poulet sur un barbecue à charbon dans le district de Kakumiro, en Ouganda. Photo : Alex Tumuhimbise.

 
Article original: https://news.mongabay.com/2021/06/rush-to-turn-black-diamonds-into-cash-eats-up-ugandas-forests-fruits/

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