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Des adoptions sans lien de parenté chez les bonobos pourraient relever d’un certain altruisme, indique une étude

  • Deux femelles bonobos ont été observées à élever des bébés extérieurs à leur groupe dans la réserve scientifique de la Luo en République démocratique du Congo, révèle une étude.
  • Ces adoptions sans lien de parenté feraient figure de première chez les grands singes.
  • Les chercheurs ignorent toujours pourquoi ces bonobos ont choisi d’adopter des bébés étrangers à leur groupe, mais il pourrait s’agir, selon eux, d’un désir de renforcer les alliances actuelles et futures inter- et intragroupes.
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Nahoko Tokuyama a avoué ne pas en croire ses yeux quand elle a vu une femelle bonobo porter un bébé inconnu sur son dos au sein de la réserve scientifique de la Luo en République démocratique du Congo (RDC). Âgée de 18 ans, cette femelle, nommée Marie, avait déjà deux enfants – Margaux, deux ans, et Marina, cinq ans. Et comme elle n’avait pas donné naissance récemment, il semblait étrange que soudain elle ait un bébé, a indiqué Nahoko Tokuyama.

« Je n’en croyais pas mes yeux ; jamais je n’aurais pu imaginer une chose pareille », confiait à Mongabay Nahoko Tokuyama, professeure adjointe au CICASP (Center for International Collaboration and Advanced Studies in Primatology, un institut visant à renforcer la coopération internationale en primatologie) et au Centre de recherches en primatologie de l’université de Kyoto. « Je connaissais précisément le nombre de petits dans le groupe, et soudain il y en avait un de plus. Alors j’ai compté et recompté [et] j’ai finalement décidé de prendre une photo du petit bonobo. Ensuite, j’ai dû me rendre à l’évidence. Et là, quelle surprise ! »

Première photo prise par Nahoko Tokuyama de Marie et des trois bébés bonobos, dont Flora. Photo de Nahoko Tokuyama.

Nahoko Tokuyama et ses collègues ont étudié les comportements de Marie et de son groupe pour tenter de comprendre la situation. En avril 2019, ils ont suivi et observé Marie transporter le bébé, l’épouiller, en prendre soin et partager sa nourriture avec lui. Les chercheurs ont fini par l’identifier. Il s’agissait d’un bébé femelle, Flora, la petite de Fula, une femelle bonobo d’un autre groupe. On ignore ce qui est arrivé à Fula, mais d’après les chercheurs, Marie a bel et bien adopté Flora, bien qu’elle ne lui soit pas apparentée et qu’elle provienne d’un groupe différent.

Cette adoption n’est d’ailleurs pas un cas isolé. En octobre 2019, les chercheurs ont observé une situation similaire au sein d’un autre groupe de bonobos. Cette fois, c’est une femelle post-ménopausée du nom de Chio qui a adopté une jeune femelle bonobo de 3 ans, Ruby, originaire elle aussi d’un autre groupe.

« Pendant des années, la guerre civile en RDC nous a empêchés d’observer les bonobos, c’est pourquoi ces grands singes sont sous-étudiés », a expliqué Nahoko Tokuyama, auteure principale de la nouvelle étude. « Nous ignorons si l’adoption intergroupe est fréquente ou s’il s’agit du premier cas. Ce que nous ignorons aussi, c’est la raison pour laquelle ces deux cas ont été observés dans un court laps de temps. »

Marie avec trois bébés bonobos (Marie, en haut à gauche ; Flora, au milieu, et Margaux, à droite). Photo de Nahoko Tokuyama.

Le bonobo (Pan paniscus), l’un des quatre grands singes, partagerait environ 98,7 % de son ADN avec l’homme, soit environ le même ratio que le chimpanzé. Mais si l’adoption est courante entre humains (sans lien de parenté), les chercheurs n’avaient encore jamais observé de grands singes adopter des petits étrangers à leurs groupes. Comme l’a rapporté Nahoko Tokuyama, on sait déjà que les femelles chimpanzés peuvent adopter des orphelins apparentés, mais on sait aussi qu’elles se montrent généralement agressives envers les jeunes chimpanzés étrangers à leurs groupes.

« Si les chimpanzés voient des bébés de groupes différents aux leurs, ils peuvent aller jusqu’à les tuer », a-t-elle précisé. « Mais chez les bonobos, dans le cas de notre étude tout au moins, c’est le bébé d’un autre groupe qui a été accepté, et aucun comportement agressif envers ce petit n’a pu être observé. C’est une découverte vraiment fascinante dans le monde animal. »

Les raisons de l’adoption de petits bonobos étrangers par Marie et Chio restent, certes, un mystère, mais les chercheurs penchent pour un désir de renforcer des alliances actuelles et futures intra- et intergroupes.

Flora jouant avec un bébé de son groupe adoptif. Photo de Nahoko Tokuyama.

Nahoko Tokuyama et son équipe ont dû brusquement interrompre leur étude au sein de la réserve scientifique de la Luo en raison de la pandémie de Covid-19. Ils ont toutefois continué à collecter des rapports d’assistants locaux sur le terrain. En octobre 2020, Marie continuait de prendre soin de Flora, et Chio de Ruby.

« L’adoption de bonobos sauvages dépasse le cercle du groupe social et ne dépend pas nécessairement des liens de parenté ni des relations sociales préexistantes entre mères adoptives et biologiques », ont commenté Nahoko Tokuyama et ses collègues dans l’étude. « Les cas actuels d’adoptions intergroupes peuvent relever de l’altruisme, de leur amour des bébés, et/ou d’une tolérance sociale élevée envers les individus étrangers à leurs groupes. En tenant compte de ces faits, nous serons plus à même de comprendre et d’analyser l’adoption chez les humains. »

Les bonobos sont classés en danger par l’UICN, avec une estimation de la population vivant à l’état sauvage de seulement 15 000 à 20 000 individus en 2016. Les principales menaces pesant sur l’espèce sont le braconnage, la perte d’habitat et la propagation des maladies, essentiellement transmises par les humains.

Marie portant Flora (à gauche) et Margaux (à droite). Photo de Nahoko Tokuyama.

John Hart, expert en bonobos et directeur scientifique de la Fondation Lukuru spécialisée dans les recherches sur la faune sauvage en RDC, a trouvé l’étude extrêmement intéressante.

« C’est une étude absolument fascinante, et même s’il reste quelques points à éclaircir (comme [ce] qu’il est advenu des mères biologiques dans les deux cas, et comment ces transferts se sont produits), la preuve ADN que les bébés bonobos et leurs mères adoptives ne sont pas biologiquement liés confirme que ces cas d’adoption sans lien de parenté sont bien réels », a rapporté Hart dans son e-mail à Mongabay.

« Les bonobos sont difficiles à observer à l’état sauvage, peut-être encore davantage que les chimpanzés ; beaucoup d’attitudes peuvent être subtiles et complexes à analyser », a-t-il précisé. « Ces observations sont le résultat d’un suivi à long-terme, avec certains individus suivis sur plusieurs années. »

Marie portant l’enfant adoptée (Flora, en bas à droite) et son enfant biologique (Margaux, en haut à gauche). Photo de Nahoko Tokuyama.

Nahoko Tokuyama a elle aussi souligné l’importance des études à long-terme sur des espèces comme le bonobo pour permettre de telles découvertes.

« Cela fait presque 50 ans que nous étudions [ces groupes], et ce sont les premiers cas [que nous ayons observés] », a-t-elle déclaré. « Nous voulons poursuivre cette étude à long-terme pour pouvoir analyser d’autres cas comme celui-ci, car ils donnent vraiment matière à réflexion. »

 
Citations:

Hobaiter, C., Schel, A. M., Langergraber, K., & Zuberbühler, K. (2014). ‘Adoption’ by maternal siblings in wild chimpanzees. PLOS ONE, 9(8), e103777. doi:10.1371/journal.pone.0103777

Tokuyama, N., Toda, K., Poiret, M., Iyokango, B., Bakaa, B., & Ishizuka, S. (2021). Two wild female bonobos adopted infants from a different social group at Wamba. Scientific Reports, 11(1). doi:10.1038/s41598-021-83667-2

 
Image de bannière : Marie épouillant Flora. Photo de Nahoko Tokuyama.

Elizabeth Claire Alberts est journaliste pour Mongabay. Suivez-la sur Twitter @ECAlberts.

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