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Contre l’infestation des criquets, l’Afrique de l’Est déploie d’énormes volumes de pesticides « hautement dangereux »

  • Il a été scientifiquement prouvé que plus de 95% des pesticides actuellement utilisés en Afrique de l’Est contre les essaims de criquets sont nocifs pour les humains et autres organismes comme les oiseaux et les poissons.
  • La moitié des pesticides antiacridiens livrés à l’Afrique de l’Est depuis le début de l’infestation fin 2019, contiennent du chlorpyrifos, un pesticide responsable de lésions du cerveau chez les enfants et les fœtus, et qui est interdit en Europe.
  • Des experts, dont un ancien fonctionnaire de la FAO, reconnaissent que les pesticides utilisés « ne sont pas des choses agréables », mais affirment que le manque d’alternatives sûres et l’intensité de l’invasion des criquets ne laissent que peu de choix.

Des essaims de criquets larges de dizaines de kilomètres menacent, depuis la fin de l’année 2019, de dévaster les cultures de l’Afrique de l’Est, mettant quelque 32 millions de personnes en danger de famine.

L’infestation des criquets pèlerins, décrite en 2020 par l’Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture (FAO) comme « un fléau à proportion bibliques », est, selon les organisations humanitaires, la pire que la région ait connu depuis des décennies. En Éthiopie, la triple menace des criquets, des inondations et du Covid-19 a manqué faire basculer la région dans une crise humanitaire.

Pour faire face à l’urgence, les gouvernements ont décidé – dès le début de l’épidémie en décembre 2019- de pulvériser de larges étendues de terre avec environ 1,8 million de litres d’insecticides sur une surface approximative de 2 million d’hectares, suscitant ainsi des préoccupations quant aux potentiels impacts sur la santé et l’environnement.

Une nouvelle analyse des données de la FAO sur les achats de pesticides conduite par Mongabay, révèle que les préoccupations pourraient être bien fondées étant donné qu’il a été scientifiquement prouvé que 95,8% des pesticides délivrés aux nations de l’Afrique de l’Est sur cette période, provoquent de sérieuses lésions chez les humains et les organismes non cibles comme les oiseaux, les poissons et les abeilles.

Alors qu’aucun des six pesticides utilisés en Afrique de l’Est n’est classé comme « hautement dangereux » par l’Organisation Mondiale de la Santé, le chlorpyrifos et le fénitrothion sont considérés comme « modérément dangereux » et le malathion comme « légèrement dangereux ».

Le Pesticide Action Network (PAN), un groupe d’action contre l’emploi de pesticides, classe les trois composés comme « hautement dangereux ». Ils sont considérés comme extrêmement toxiques, inhibiteurs de la cholinestérase, cancérigènes, polluants des eaux souterraines et toxiques pour le développement.

Selon un rapport de EcoTrac, une société de conseil en environnement, trois d’entre eux sont hautement toxiques pour les poissons et les mammifères, tandis que deux sont très toxiques pour les oiseaux.

Contactée par Mongabay, la FAO affirme prendre des précautions pour limiter les risques des pesticides nocifs pour les humains et l’environnement.

Chart of pesticide use in East Africa

Selon la FAO, lorsque ces toxines sont utilisées, les personnes sont prévenues et doivent quitter les lieux durant plusieurs jours; le temps de la pulvérisation. Les pesticides doivent être pulvérisés à de très faibles volumes, avec une zone tampon de 1,500 mètres séparant les zones traitées des zones écologiquement sensibles lorsque la pulvérisation se fait par avion, et de 100 mètres quand elle se fait depuis le sol. Le personnel chargé de lutter contre les criquets doit porter des équipements de protection, et les puits ainsi que les ruches d’abeilles doivent être recouverts.

Cependant, selon Silke Bollmohr, consultante environnementale chez EcoTrac, ces mesures de sécurité ne sont pas toujours suivies en Afrique de l’Est. « Des groupes de conservation au nord [du Kenya] ont rapporté que les pulvérisateurs n’avaient pas informé les communautés. Il n’y a pas eu d’informations sur le type de pesticides utilisés et pas toujours d’avertissement en temps utile pour protéger les sources d’eau, les ruches et le bétail » a-t-elle dénoncé.

En Éthiopie, deux avions de pulvérisation et un hélicoptère se sont écrasés au sol depuis octobre 2020, suscitant davantage d’inquiétudes quant aux quantités propagées de pesticides toxiques.

Les arguments contre les organophosphorés

La plupart des pesticides utilisés en Afrique de l’Est sont des organophosphorés, un type de produit chimique développé par le conglomérat chimique allemand, IG Farben, pour les Nazis durant la Seconde Guerre mondiale et qui comprend du gaz sarin. « [Ils] suppriment une enzyme appelée Cholinesterase (AChE), qui régule les impulsions du cerveau, comme les impulsions nerveuses, dans tout le corps », a déclaré à Mongabay Patti Goldman, avocate à EarthJustice, un groupe spécialisé dans les litiges environnementaux et basé aux États Unis.

Les organophosphorés tuent les criquets en s’attaquant à leur système nerveux, mais ne font pas la distinction entre les nuisibles et les autres espèces. Alors que les cas d’empoisonnement sévère sont rares lorsque le produit est utilisé à de très faibles volumes, les organophosphorés ont récemment fait l’objet d’une plus grande surveillance à cause de leurs impacts potentiels à long terme, sur la santé humaine.

Des études de l’Université Columbia, de la Mount Sinai School of Medicine et de l’Université de Californie entre autres, ont établi un lien entre organophosphorés et lésions cérébrales chez les enfants et les fœtus. Les études ont identifié des réductions statistiquement significatives du QI, une perte de la mémoire de travail, de l’autisme, des troubles de l’attention, et des problèmes de coordination motrice associés à l’exposition.

« Utiliser [les organophosphorés] pour lutter contre les criquets peut présenter un risque pour la santé, spécialement pour les groupes vulnérables comme les femmes enceintes et les enfants », a déclaré Helle Raun Andersen, professeure associée à l’Institut de santé publique de l’université du Danemark du Sud.

Le chlorpyrifos est l’une des substances les plus dangereuses actuellement utilisées contre les criquets. Également classifié comme organophosphoré, ce pesticide a fait l’objet de grandes controverses ces dernières années.

En 2016, l’Agence américaine de protection de l’environnement (EPA) a conclu qu’il n’y avait pas d’utilisation sûre du chlorpyrifos; des effets ayant été enregistrés même aux doses observables les plus faibles. Après avoir proposé d’interdire la substance durant le second mandat du président Barack Obama, l’EPA est revenue sur sa décision pendant l’administration de Trump. Peu après sa prise de fonction, l’administration Biden a annoncé son intention de revoir l’interdiction. « Ça finira par être interdit », a déclaré Goldman. « Il faut simplement du temps ».

En Europe, l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) a rapporté en
2019 que le chlorpyrifos présente des « préoccupations liées à la santé humaine, en particulier en relation à une possible génotoxicité et une neurotoxicité environnementale ». En 2020, la commission européenne a interdit l’utilisation et la vente du chlorpyrifos dans l’Union européenne.

La même année, l’Agence européenne des produits chimiques (ECHA) a suggéré d’ajouter la substance à la liste des polluants organiques persistants (POP), un ensemble de substances chimiques reconnues comme menace grave pour la santé humaine et les écosystèmes.

Depuis que l’invasion des criquets a commencé au début de l’année 2020, 916,656 litres de chlorpyrifos ont été distribués à l’Afrique de l’Est, selon les données de la FAO. En Éthiopie seulement, la FAO a distribué 537,000 litres de chlorpyrifos, tandis que le gouvernement a acheté 145,000 autres litres. Au total, la moitié des pesticides antiacridiens délivrés à l’Afrique de l’Est depuis le début de l’infestation contiennent du chlorpyrifos.

« Le chlorpyrifos a été utilisé plus de fois que je ne le voudrais », a déclaré Graham Matthews, ancien président du Pesticide Referee Group (PRG), une entité d’experts conseillant la FAO sur l’efficacité et l’impact environnemental des pesticides antiacridiens. « Mais [ce produit] était disponible et… sans doute moins coûteux que d’autres alternatives » a-t-il ajouté.

Pulvérisation de pesticides dans une ferme au Kenya. Notons l’absence d’équipements de protection. L’usage excessif des pesticides agricoles a un impact sur la diversité et l’abondance des insectes dans les tropiques. Image par Dino Martins.

La dernière réunion du PRG remonte à 2014, lorsque le groupe a fourni à la FAO une liste de 11 pesticides contre les criquets, recommandés par ordre de priorité. Les organophosphorés figurent en dernier sur la liste et le PRG ne recommande leur utilisation qu’en « dernier recours, quand un contrôle rapide est nécessaire pour protéger les cultures agricoles dans l’environnement immédiat d’une population de criquets ».

« Les organophosphorés sont des pesticides problématiques, il n’y a pas de doutes là-dessus », a confessé à Mongabay, Mark Davis, qui a dirigé le Programme de Gestion des Pesticides de la FAO de 2007 à 2015. « Ils sont parmi les pesticides les plus toxiques lorsqu’il s’agit d’exposition humaine ou de tout organisme non cible en général. Ce ne sont pas des choses agréables ».

Toutefois, selon Davis, l’utilisation actuelle des organophosphorés contre les criquets en Afrique de l’Est est justifiée. « L’utilisation de ces produits chimiques est un signe que la surveillance et les mesures de contrôle à temps ont échoué », a-t-il confié. « [Les criquets adultes] sont d’énormes créatures qui ne sont pas faciles à éliminer. [La FAO et les gouvernements locaux], ont besoin d’armes lourdes pour en venir à bout ».

Dans une déclaration à Mongabay, un porte-parole de la FAO a déclaré: « les lourdes pluies ont fait basculer la balance en offrant des conditions favorables pour la reproduction des criquets pèlerins sur d’immenses surfaces, et la prévention n’est plus possible. Cela donne à la situation actuelle un caractère urgent ».

« En ce moment même, nous faisons face à de nombreux essaims. Dans de telles conditions, pour protéger les cultures et les pâturages, les pesticides conventionnels qui permettent des résultats rapides et efficaces sont l’outil le plus approprié ».

Mais alors que la crise se prolonge à 2021, les écologistes commencent à questionner cette logique.

Au Kenya, Greenpeace a remis en question l’utilisation de pesticides toxiques dans les opérations de lutte contre les criquets. En juin 2020, un groupe de 11 ONG a fait part de ses inquiétudes dans une lettre envoyée au Ministère de l’Agriculture.

Les biopesticides pourraient-ils offrir une alternative?

Les pesticides actuellement utilisés ne sont pas tous nocifs pour les organismes non ciblés. Certains pays, comme la Somalie, s’en remettent essentiellement aux biopesticides et aux régulateurs de croissance des insectes (RCI), qui présentent peu de risques pour la santé publique et l’environnement.

La meilleure alternative aux organophosphorés est un biopesticide constitué à partir d’un champignon appelé Metarhizium acridum. Le champignon, qui n’est pas toxique pour l’être humain et les autres espèces, s’attaque aux criquets en leur faisant concurrence pour l’eau et les nutriments.

Les criquets commencent à s’affaiblir trois à quatre jours après avoir été infectés par le Metarhizium acridum. La mortalité maximum est atteinte environ deux semaines après, alors que le champignon continue de produire des spores sur les cadavres de criquets et peut facilement se répandre à tout l’essaim. Depuis le début de l’infestation en 2020, la FAO et les gouvernements nationaux ont acheté 12 730 litres de biopesticides, moins de 1% du volume des organophosphorés achetés.

D’autres alternatives comprennent des pesticides moins nocifs, comme les RCI, qui favorisent les prédateurs des criquets, et la pulvérisation de répulsifs naturels, comme l’huile de neem. Ces alternatives tendent toutefois à être moins efficaces contre les essaims matures et n’ont été utilisées que sporadiquement en Afrique de l’Est depuis 2020. Les RCI représentent 3,4% des pesticides signalés par la FAO.

« Nous sommes coincés avec ce que nous avons »

Alors que le PRG s’est réuni à la mi-Avril, le maintien ou non des organophosphorés sur la liste des substances recommandées est incertain. « Il est peu probable que le chlorpyrifos soit recommandé si un produit moins nocif peut être utilisé », Matthews, ancien directeur du PRG, a confié à Mongabay. « Personne ne veut utiliser des produits classés comme hautement dangereux ».

Mais la situation ne montre que peu de signes d’amélioration. Ces dernières années, les infestations de criquets ont été sporadiques et interrompues par de larges périodes de récession; ce qui empêche les scientifiques de tester de nouveaux pesticides antiacridiens. « Le problème avec les longues périodes de récession entre les invasions de criquets, est que peu de nouvelles données sont disponibles », affirme Matthews.

En 2014, la FAO s’est demandé pourquoi aucun nouvel insecticide n’avait été suffisamment testé pour confirmer les doses efficaces contre les criquets. « [L’opération de lutte contre les criquets] est un marché relativement petit et imprévisible. Les entreprises n’investissent pas dans le développement de nouveaux produits chimiques, donc fondamentalement, nous sommes coincés avec ce que nous avons », a avoué Davis.

Les récentes controverses quant au chlorpyrifos et aux organophosphorés feront elles une différence? En 2015, le PRG avait déjà prévenu que les « pesticides organophosphorés sont globalement devenus l’objet d’une plus grande vigilance à cause des risques environnementaux et pour la santé. Leur utilisation dans la lutte contre les criquets pourrait être restreinte dans les années à venir ». Mais de telles restrictions viendront trop tard pour ceux qui sont déjà affectés par les récentes pulvérisations en Afrique de l’Est.

Une nouvelle vague de criquets se profile

Selon la FAO, « des progrès ont été réalisés » contre les criquets. L’utilisation intensive de pesticides toxiques, combinée à des prévisions de précipitations en dessous de la normale, fera probablement reculer la menace pour les mois qui viennent.

Mais le répit pourrait être de courte durée. De lourdes pluies alimenteraient une troisième vague d’infestation, alors que les conflits au Yémen, en Somalie et au nord de l’Éthiopie compliquent les opérations de pulvérisation. La covid-19, qui a déjà freiné les opérations de réponse en 2020, rend la situation encore plus difficile.

« Au niveau mondial, plus de 2,8 millions d’hectares ont été traités en 2020 », a déclaré Keith Cressman, responsable principal des prévisions acridiennes à la FAO, dans un récent podcast publié par l’organisation. « Le problème est que la météo continue de favoriser les criquets ».

Le réchauffement des mers signifie des cyclones plus violents et plus fréquents, plus de pluies et des conditions favorables pour la reproduction des criquets. Le changement climatique favorisant une météo propice aux criquets, utiliser des pesticides nocifs pourrait s’avérer non viable sur le long terme. En renforçant la résistance des criquets aux pesticides et en tuant leurs prédateurs naturels, l’utilisation de pesticides toxiques pourrait aggraver la prochaine crise.

 
Image de la bannière : Essaim de criquets à Samburu, Kenya. Image par Sven Torfinn/FAO.

Article original: https://news.mongabay.com/2021/04/east-africa-deploys-huge-volumes-of-highly-hazardous-pesticides-against-locust-plague/

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