- Dès le début de la pandémie de COVID-19, les primatologues sont partis du principe que les grands singes seraient susceptibles de contracter le virus et ont pris des mesures pour éviter la transmission aux populations sauvages et captives.
- Des mesures de précaution comme la fermeture aux visiteurs de parcs et de refuges ont jusqu’à présent empêché une épidémie chez les grands singes sauvages. Elles ont cependant eu un énorme impact sur l’autofinancement par le tourisme des groupes de sauvegarde de l’environnement et des agences gouvernementales.
- Un an après le début de la pandémie, la perte de revenus incite à un réexamen sérieux des modèles de financement pour la sauvegarde des grands singes qui ne dépendent pas du tourisme.
Le 11 janvier de cette année est survenu un événement à la fois redouté et attendu des primatologues : deux gorilles des plaines occidentales du San Diego Zoo Safari Park ont testé positif à la SARS-CoV-2.
Dès le début de la pandémie de la COVID-19, les experts étaient partis du principe que les grands singes seraient susceptibles de contracter le virus. En mars 2020, les spécialistes des grands singes de l’UICN ont envoyé un document offrant des conseils sur les risques existants, et la plupart des sites touristiques spécialisés dans les grands singes ont immédiatement fermé.
Il y avait de la tension dans l’air. La sauvegarde des grands singes dépend fortement des revenus du tourisme, mais à l’époque, personne ne savait combien de temps durerait la pandémie. Aujourd’hui, plus d’un an après, comment le confinement mondial a-t-il affecté la sauvegarde des grands singes en Afrique ?
« La COVID a affecté tous les aspects de nos activités », indique Karen Kemp, directrice de communication pour Friends of Bonobos, organisation basée aux États-Unis qui gère le marketing et les levées de fonds pour le seul refuge de bonobos au monde, Lola ya Bonobo, situé à Kinshasa en République démocratique du Congo (RDC).
L’année dernière, le renvoi prévu dans la nature de bonobos (Pan paniscus) a été retardé en raison de restrictions de voyage liées à la pandémie. Les discussions concernant le lancement d’une industrie offrant des treks pour observer les bonobos sont au point mort. Les programmes de sensibilisation ont été suspendus, bien que l’organisation et ses partenaires locaux aient depuis pu reprendre leurs activités éducatives, étant récemment intervenus auprès de 1 000 enfants avec une série de visites d’établissements scolaires. Les petits revenus générés par les chercheurs invités ont également diminué, ce qui a entraîné une pénurie de nouvelles recherches sur les bonobos l’année dernière. Et parallèlement à l’effondrement de ses revenus, le refuge a reçu plus de bébés bonobos qu’au cours des cinq dernières années réunies, sans doute en raison de l’augmentation de la chasse au gibier due aux difficultés créées par la pandémie, ou peut-être au succès de ses travaux de sensibilisation.
Réduire le risque
Globalement, les chercheurs spécialistes des grands singes se sont bien préparés à la pandémie en matière de santé et de sécurité. Ils connaissaient déjà les risques que les grands singes contractent des maladies humaines. Par conséquent, les masques et la distanciation sont depuis longtemps de rigueur lors des recherches sur les primates sauvages.
En février 2020, Gorilla Doctors, une organisation vétérinaire à but non lucratif dédiée à la santé et à la sauvegarde des gorilles de montagne (Gorilla beringei beringei) et des gorilles des plaines orientales, ou gorille de Grauer (G. b. graueri) en Ouganda, au Rwanda et en RDC, a instauré des prises de température quotidiennes pour le personnel, une limite d’un individu par véhicule ainsi que le lavage des mains et des bottes en entrant dans le parc. Le port du masque a été rendu obligatoire à tout moment dans les parcs.
Point positif en Ouganda et au Rwanda : le port du masque par les touristes, auparavant non exigé, contrairement à la plupart des autres sites spécialisés dans les grands singes. Depuis la reprise du tourisme, les masques sont obligatoires pour les visiteurs dans les deux pays.
Auparavant de sept mètres, la distance entre les personnes et les gorilles est passée à dix mètres ; « ceci a représenté quelques difficultés pour nos vétérinaires qui se servent des examens visuels de santé pour surveiller les signes de maladie ou de blessure », indique Kirsten Gilardi, directrice et vétérinaire en chef de Gorilla Doctors. « Ils ont dû s’en remettre davantage à leurs caméras et à leurs zooms pour examiner les blessures, opération délicate dans une végétation dense. »
Gorilla Doctors a également inclus un dépistage de la SARS-CoV-2 lors de l’examen d’échantillons fécaux de gorilles malades. À ce jour, aucun gorille n’a testé positif.
Si cela se produit, il sera peut-être difficile de maîtriser une épidémie dans la nature, surtout chez les gorilles vivant en groupes restreints. Il est par ailleurs « très difficile d’empêcher qu’un gorille ne passe d’un groupe à un autre », explique Gladys Kalema-Zikusoka, vétérinaire et fondatrice de l’organisation ougandaise à but non lucratif Conservation Through Public Health (CTPH).
L’équipe Lola ya Bonobo est habituée à protéger ses pupilles contre les maladies respiratoires, les épidémies annuelles de grippe menant parfois à des fermetures de refuges. Les bébés recueillis exigent des soins particuliers et dépendent de leur mère d’adoption (humaine). Alors, lorsque la pandémie s’est déclarée, le refuge s’est doté d’une vingtaine de membres permanents du personnel pendant cinq mois.
« L’idée que la population totale du refuge puisse être exterminée était trop traumatisante ! », s’exclame Karen Kemp. Depuis la réouverture du refuge en août dernier, les visiteurs doivent porter des masques et une visière, et une jauge de dix personnes a été mise en place.
Le tourisme en prend un coup
Dans les parcs comme le parc national des volcans au Rwanda et la forêt impénétrable de Bwindi en Ouganda, l’industrie des treks avec les gorilles de montagne est florissante. Outre la génération de revenus pour les zones rurales, la protection de l’habitat des gorilles de montagne a également permis à leur population de se développer ; en 2018, le statut de conservation de cette sous-espèce est passé de « en danger critique » à en danger.
Lorsque le tourisme a cessé, les effets se sont immédiatement fait sentir.
« Les cinq premiers mois ont été désastreux », se lamente Johannes Refisch, coordinateur du programme des Nations unies pour l’environnement (UNEP) Partenariat pour la survie des grands singes. Au Rwanda, où les permis coûtent 1 500 $ par touriste international, Johannes Refisch indique qu’ils ont accusé une perte de 120 000 $ par jour uniquement due à ces frais. Et ceci ne tient pas compte des services de transfert, de logement, de guide et de portier, des pourboires ou des souvenirs achetés par les touristes.
Pour un grand nombre de personnes, cette perte de revenus s’est très vite traduite par de la faim et, par conséquent, par du braconnage de subsistance. Pour la première fois en près de dix ans, un gorille a été abattu en 2020 en Ouganda, après que des braconniers se sont fortuitement trouvés sur le chemin d’un dos argenté. Nous ne possédons pas assez de données pour mesurer avec précision l’augmentation du braconnage de subsistance sur le continent, mais les experts conviennent que ce phénomène s’est probablement accru sur les sites de protection des grands singes ; le braconnage a parfois été rendu possible par le manque d’effectifs des forces de l’ordre sur les sites ayant des financements réduits.
Gladys Kalema-Zikusokaon indique que les revenus du tourisme en Ouganda ne représentent encore que 10 % de ce qu’ils sont habituellement. L’autorité ougandaise chargée de la faune sauvage, généralement entièrement financée par les revenus du tourisme, a dû se tourner vers des ONG pour financer des activités telles que les patrouilles de sécurité dans les parcs. Pour s’assurer que les gens mangent à leur faim et ne recourent pas au braconnage de subsistance, la CTPH a lancé le programme Ready to Grow qui a déjà distribué des semis à croissance rapide à 1 000 foyers aux alentours des parcs nationaux.
Les refuges qui dépendent du tourisme ont également été fortement affectés. Au Kenya, le Sweetwaters Chimpanzee Sanctuary, qui fait partie de la réserve Ol Pejeta Conservancy, a fermé ses portes aux visiteurs et chercheurs pendant un an pour éviter les infections. La fermeture et le manque de touristes ont « mené à de graves pertes de revenu, jusqu’à 85 % », déplore le directeur de la conservation Samuel Mutisya. Par conséquent, les salaires ont été réduits et certains coûts opérationnels non essentiels ont été suspendus.
Pour reprendre le tourisme en toute sécurité, la vaccination est essentielle. La CTPH encourage l’autorité ougandaise chargée de la faune sauvage à mettre en place des vaccins obligatoires pour les touristes, lorsqu’une grande proportion de la population mondiale aura été vaccinée.
Martha Robbins, directrice du groupe de recherche sur les gorilles au Max Planck Institute, convient que les vaccins sont une nécessité. « Le vaccin contre la fièvre jaune est obligatoire pour se rendre dans un grand nombre de pays africains », explique-t-elle. « Donc, selon moi, il n’est pas exagéré d’exiger un vaccin contre la COVID pour aller voir les grands singes, surtout vu le risque de transmission de la maladie. »
Au Rwanda, les gorilles sont d’une importance cruciale pour l’économie. Le pays a donc priorisé les travailleurs du tourisme et les agents de protection de l’environnement dans sa campagne de vaccination. Gladys Kalema-Zikusoka promeut cette approche en Ouganda et au mois de juin, plusieurs groupes touristiques et de sauvegarde, dont l’autorité ougandaise chargée de la faune sauvage, ont lancé une campagne de vaccination à Kampala. Néanmoins, ces groupes se heurtent dans les zones rurales à certaines hésitations auxquelles viennent s’ajouter des problèmes logistiques, comme l’accès aux centres sanitaires des personnes vivant dans des endroits reculés. L’une des solutions faisant l’objet de discussion est l’offre de cliniques mobiles dans les villages.
Cependant, tous les pays n’ont pas suffisamment accès aux vaccins pour prendre de telles mesures ; le pourcentage de doses de vaccins administrés sur le continent africain ne représente que 1,68 % des doses administrées dans le monde. « Corriger ce déséquilibre fait partie intégrante de la solution », indique Magdalena Bermejo, qui étudie les gorilles des plaines occidentales (Gorilla gorilla gorilla) autour du Parc national Odzala-Kokoua en République du Congo depuis 1994.
De nouvelles sources de revenus
Avec l’effondrement des revenus du tourisme, la plupart des sites ont vu leurs dépenses augmenter en raison des coûts liés à la quarantaine et aux tests, aux équipements de protection personnelle et au maintien de personnel travaillant en permanence sur site. Si les subventions d’urgence et les dons privés se sont révélés utiles, les gouvernements qui finançaient auparavant les efforts de sauvegarde ont redirigé leurs ressources vers la gestion de la pandémie dans leur propre pays. « Il n’y a pas énormément d’argent pour l’Afrique », indique Johannes Refisch.
Dans de nombreux cas, les sites recevant moins de touristes s’en sont mieux tirés pendant la pandémie en raison de leur moindre dépendance envers l’industrie. Martha Robbins chapeaute un projet portant sur la recherche et le tourisme lié aux gorilles dans le parc national de Loango au Gabon (actuellement fermé aux visiteurs). Le parc s’est lancé en 2016 dans le tourisme des gorilles ; ayant démarré petit, avec 360 touristes en 2019, le nombre de visiteurs avait augmenté avant la pandémie, et était appelé à doubler en 2020. Cette croissance aidant, le parc va continuer de dépendre des subventions pour verser ses salaires et mener ses projets d’habituation.
En République du Congo, explique Magdalena Bermejo, « il pourra être nécessaire de cesser de dépendre si fortement du tourisme et d’investir dans d’autres projets sociaux plus liés aux besoins des communautés. » Odzala demeure fermé aux touristes. Cet excès de prudence est sans aucun doute une leçon tirée des épidémies d’Ebola de 2002 à 2005 qui ont coûté la vie à des douzaines de personnes de la région et à environ 5 000 gorilles des plaines occidentales, dont des gorilles impliqués dans les recherches de Magdalena Bermejo.
Les conversations portant sur les entreprises de sauvegarde non liées au tourisme sont empreintes d’un sentiment d’urgence. La CTPH possède sa propre entreprise, Gorilla Conservation Coffee, qui a pu opérer pendant la pandémie grâce aux vols de fret, mais qui a tout de même souffert en raison de la baisse du nombre de touristes achetant du café en Ouganda. Gladys Kalema-Zikusoka explique qu’ils devront commercialiser d’autres produits locaux sur les marchés internationaux et assurer un flux continu de revenus non dépendants du tourisme. En effet, ce dernier n’est pas seulement affecté par les pandémies, mais également par l’instabilité politique, les catastrophes naturelles ou les crises financières mondiales.
Toutefois, trouver une source de revenus durable, à la hauteur de celle provenant du tourisme, assurant la protection des terres et sans dépendre des voyageurs internationaux semble encore tenir du prodige. Parmi les idées avancées, on compte l’adaptation des crédits carbone à la vie sauvage — à savoir, rémunérer les individus qui protègent une espèce de la zone protégée où ils vivent (un projet de ce type est en train d’être lancé en Namibie ; mais cela reste lié au tourisme) —, imposer des taxes en faveur de la sauvegarde aux grandes entreprises et aux petites entreprises de conservation à but lucratif, comme les fermes apicultrices ou les plantations de café cultivé sous couvert forestier, dans le but de protéger les forêts et de promouvoir la santé des écosystèmes.
Pérennisation
L’un des principaux enseignements des 12 derniers mois est que nous ne pouvons plus nous permettre d’ignorer le lien entre la santé de l’environnement et notre propre bien-être. Ayant travaillé sur le sujet pendant près de 20 ans, Gladys Kalema-Zikusoka fait l’apologie de cette cause.
Des organisations telles que Gorilla Doctors, SPAC Field Station Network, l’UNEP et la CTPH sont dédiées au concept de One Health qui traite de « la santé humaine, animale et environnementale dans son ensemble » explique-t-elle.
Maintenant, poursuit-elle, les gens comprennent enfin la raison d’être de la CTPH. « Bien que nous souffrions de la COVID, dit-elle, je suis ravie de voir que notre travail… gagne tellement en importance. »
Par exemple, la CTPH est l’une des deux organisations de conservation participant au groupe de travail ougandais sur la COVID-19. La campagne de vaccination dans les zones rurales ougandaises, qui vise à protéger les individus et les gorilles, tout en aidant à redémarrer le tourisme, est un exemple de croisement entre santé humaine et conservation des écosystèmes.
« Je n’ai pas été surprise par la survenue de cette pandémie », s’exclame Martha Robbins. « Cela a mis en lumière un grand nombre de questions qui existaient déjà dans le monde de la conservation. Mais je m’inquiète du fait que nous sommes tous fatigués. Que se passera-t-il dans six mois ou un an ? La reprise de la vie normale ? Ou devrons-nous réfléchir de manière créative pour en sortir ? Je dirais juste qu’il faut être optimiste. »
COMMENTAIRES : Utilisez ce formulaire pour envoyer un message à l’auteur de ce post. Si vous voulez publier un commentaire public, ceci peut être fait au bas de la page.
Article original: https://news-mongabay-com.mongabay.com/2021/06/for-africas-great-apes-a-post-pandemic-future-looks-beyond-tourism/