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Le Cambodge se lance dans la révision de son processus de titrage foncier en faveur des communautés autochtones, jugé trop complexe

  • Depuis 2009, le Cambodge dispose d’une procédure juridique permettant aux communautés autochtones d’obtenir des titres de propriété sur leurs terres traditionnelles.
  • Sur les quelque 455 communautés autochtones du Cambodge, 33 ont obtenu des titres fonciers.
  • Les personnes qui se sont engagées dans le processus de titrage des terres autochtones témoignent d’un processus lent et laborieux, et même les demandeurs ayant obtenu gain de cause ne se voient souvent accorder qu’une fraction de leurs terres coutumières.
  • En réaction, le Cambodge a cette année lancé une révision de son processus de titrage des terres communales. Les personnes responsables de cet examen elles-mêmes affirment ne pas en connaître ses motivations ou ses répercussions potentielles.

Depuis des générations, les autochtones du peuple Kuy exploitent les montagnes et les cours d’eau de la commune de Romtom, au Cambodge, pour assurer leur subsistance. Toutefois, ces traditions ont été bouleversées au début des années 2010 lorsque Delcom, une société d’extraction d’or malaisienne, a commencé à miner ces terres et à interdire leur accès aux mineurs artisanaux, qui se retrouvent confrontés à des gardes armés. À cette époque, les mineurs rapportaient que certains de leurs pairs étaient partis à l’étranger dans l’espoir de trouver du travail, tandis que ceux qui restaient dans le pays se retrouvaient ruinés.

Quelques années plus tard, la communauté a dû faire face à de nouvelles pressions imposées par la société Delcom. Celle-ci commence alors à s’étendre davantage, grignotant les terres agricoles et étouffant à nouveau les moyens de subsistance des communautés Kuy. S’estimant victimes d’une nouvelle injustice, les résidents se sont livrés à des militants écologistes. Au cours des entretiens, une femme a fait mention d’un homme qui était selon elle responsable de la zone, sans savoir qu’il s’agissait en réalité d’un général influent cité dans plusieurs litiges fonciers notoires.

À l’insu des populations riveraines, la mine d’or de Delcom a été transférée d’un conglomérat malaisien au profit d’investisseurs chinois, dans le cadre d’une transaction dont les détails restent gardés du public.

En vertu du droit cambodgien, une procédure juridique devrait permettre aux Kuy de revendiquer leur droit de propriété et d’exploitation des terres qu’ils occupent depuis des générations. Cependant, à la fin de l’année 2020, les résidents Kuy se battent toujours pour faire valoir ces droits. Comme la plupart des communautés autochtones du Cambodge, ils n’ont pas réussi à obtenir gain de cause.

Les lois cambodgiennes, pourtant très strictes en matière de protection des terres autochtones, s’avèrent en réalité très lentes à mettre en application, et entravées par des concessions foncières.

Cette année, alors que le prix des terres s’envole et que le pays transforme des espaces protégés en aires privées, le gouvernement cambodgien lance un examen de son processus de titrage des terres communes et de l’exploitation des terres autochtones dans son ensemble. Les raisons qui ont motivé cet examen, et la manière dont les droits fonciers des autochtones pourraient changer en conséquence, sont encore incertaines. Mais les ONG et les défenseurs des droits des autochtones affirment que pour protéger véritablement les cultures autochtones et leur relation avec les forêts cambodgiennes, les processus d’enregistrement et de protection des droits fonciers des populations autochtones devront être fondamentalement transformés.

Ruisseau dans la forêt tropicale et chute d’eau au Cambodge. Photographie par Rhett A. Butler/Mongabay.

Le processus de titrage des terres autochtones

En 2007, le Cambodge a accepté la déclaration des Nations unies sur les droits des autochtones. Ce texte accorde explicitement aux groupes autochtones le contrôle des territoires qu’ils occupent, afin de les exploiter ou de les mettre en valeur comme ils le souhaitent, « parce qu’ils leur appartiennent […] traditionnellement. » Deux ans plus tard, le gouvernement a changé ses lois en octroyant aux populations autochtones le droit de propriété de leurs terres traditionnelles, et en détaillant la procédure à suivre pour le revendiquer.

Depuis lors, 33 communautés ont obtenu des droits fonciers, soit seulement 7 % des 455 communautés autochtones connues au Cambodge, selon des données compilées par le réseau cambodgien à but non lucratif du Forum des ONG.

Le processus est complexe : avant qu’un village autochtone et l’ONG qui l’assiste puissent commencer à arpenter les terres pour en revendiquer la propriété, une communauté autochtone individuelle doit être reconnue par les autorités provinciales et le ministère du Développement rural du Cambodge, puis présenter une demande d’immatriculation au ministère de l’Intérieur. Selon les données du Forum des ONG, environ un tiers des communautés autochtones du Cambodge a suivi cette procédure.

L’étape suivante consiste à cartographier et à désigner des zones pour les habitations, les terres agricoles de rotation des cultures, les lieux de sépulture ancestraux et les forêts et montagnes spirituelles. Généralement, une ONG locale intervient pour fournir les coordonnées GPS et dresser la carte. Celle-ci est ensuite présentée au ministère de l’Aménagement du territoire, de la planification urbaine et de la construction qui valide la zone, s’assure qu’il n’y a pas de chevauchement avec d’autres usagers des terres et, enfin, délivre le titre de propriété.

Les titres fonciers autochtones s’accompagnent également de la condition de protéger une partie de la forêt, généralement liée à la communauté en tant que lieu de sépulture ancestral et espace ayant une valeur spirituelle.

Selon les données du Forum des ONG, 86 communautés ont actuellement des demandes en cours de traitement, tandis que 33 autres ont déjà obtenu des titres fonciers.

Des enfants traversant un champ à vélo dans une zone rurale du Cambodge. Quarante ans après la destruction des registres fonciers par les Khmers rouges, de nombreux habitants des zones rurales disposent uniquement de titres fonciers à la valeur discutée, voire aucun. Photographie par Bryon Lippincott via Flickr (CC BY-ND 2.0).

Les registres fonciers du Cambodge, marqués par les conflits

Tous les registres fonciers du Cambodge ont été détruits pendant le régime des Khmers rouges (1975-1979), dans le cadre des efforts déployés par les dirigeants totalitaires pour supprimer la propriété privée et faire du Cambodge un État agraire radical et isolé.

La loi foncière cambodgienne a finalement été rétablie en 2001, mais la propriété foncière reste ambiguë. Dans les provinces, il est plus courant de posséder des titres délivrés par le gouvernement local, à la légitimité contestée, contrairement à ceux accordés par le gouvernement national. D’autres ne possèdent aucun titre foncier, car démontrer la propriété d’une terre est complexe et repose généralement sur la preuve qu’une famille ou une communauté l’a occupée pendant de nombreuses générations.

La propriété foncière, pour les autochtones comme pour les non-autochtones, a également été affectée par une campagne de concession foncière qui a débuté au début des années 2000 à des fins économiques. Au cours de celle-ci, le gouvernement a accordé d’immenses étendues de terres appartenant au domaine public à des sociétés privées. Ce programme a été suspendu après avoir été critiqué sur la scène internationale en raison de la déforestation et de l’accaparement de terres dans et autour des concessions, mais le gouvernement a continué à accorder d’immenses territoires sans fournir d’explications publiques.

Le Premier ministre cambodgien, Hun Sen, a annoncé en juillet dernier que les personnes pouvant prouver qu’elles vivaient dans une aire protégée depuis plus de dix ans pouvaient obtenir des titres fonciers. Cela a entraîné une campagne d’arpentage intense dans la province de Mondulkiri au second semestre de l’année et révélé de nombreuses concessions foncières illégales, accordées par des fonctionnaires locaux et nationaux.

Parallèlement, les prix fonciers augmentent dans tout le pays, les terrains du centre-ville de Mondulkiri coûtant jusqu’à 1 500 dollars le mètre carré selon certains agents immobiliers, et la valeur des terrains provinciaux augmente également à mesure que le pays développe de nouveaux projets touristiques.

Un bâtiment de l’ancien village autochtone de Kbal Romeas, au Cambodge, décoré d’une peinture murale en septembre 2020 après son inondation causée par le barrage hydroélectrique de Lower Sesan II. Photographie par Danielle Keeton-Olsen.

Pros and cons of the current process

Pheap Sophea, responsable du programme de gouvernance des ressources naturelles pour le Forum des ONG, a déclaré que le programme cambodgien d’attribution de titres de propriété aux autochtones a permis de « préserver la culture traditionnelle et les bonnes habitudes, de protéger la sécurité foncière et d’améliorer les moyens de subsistance des communautés autochtones », tant pour les communautés qui ont reçu les terres que pour celles dont la demande est en cours de traitement. Toutefois, selon lui, plusieurs aspects du processus doivent être simplifiés et clairement communiqués aux populations autochtones qui sont sur le point de recevoir des titres fonciers ou qui y sont éligibles.

Les ONG de base qui soutiennent les communautés autochtones ont des critiques plus ciblées.

Yun Lorang, coordonnateur de l’Alliance des peuples autochtones du Cambodge, affirme que le processus prend trop de temps : au moins trois ans sont nécessaires.

« Aucune procédure n’a donné de résultats parfaitement satisfaisants », explique-t-il à Mongabay.

Il précise que les titres fonciers approuvés garantissent certes la propriété de certaines des terres que les communautés autochtones détiennent, mais ils ne couvrent jamais totalement la zone effectivement exploitée depuis des décennies. La loi n’autorise l’attribution en qualité de terres autochtones qu’aux terres appartenant au domaine public et limite la superficie que les peuples autochtones peuvent utiliser à des fins spirituelles : 7 hectares de forêt sacrée et de lieu de sépulture ancestral.

« Les terres sacrées et les lieux de sépulture font plus de 7 hectares chacun », continue M. Lorang. « D’après les règles et les pratiques coutumières, la superficie des terres communautaires dépasse 5 000 hectares, mais le gouvernement n’en offre que 1 000 à 1 500 hectares. »

Les revendications territoriales des autochtones empiètent souvent sur les terres destinées au développement des entreprises, et dans cette situation c’est généralement l’intérêt économique qui l’emporte.

Lorsque le réservoir du barrage hydroélectrique Lower Sesan II a été inondé, il a divisé deux villages autochtones en communautés distinctes. Des milliers de familles sont allées vivre dans des rangées de domiciles bâtis à la chaîne le long de la route nationale 78, tandis qu’un petit groupe a récupéré les restes de leurs foyers sans la moindre intention de les abandonner.

Le peuple autochtone Bunong de Kbal Romeas, l’un des deux villages situés le long de la rivière Sesan qui a été immédiatement touché par les inondations du barrage, a perdu ses foyers, son école, son centre de santé et, plus dramatique encore, son lieu de sépulture ancestral.

S’appelant eux-mêmes les « Vieux Kbal Romeas », les résidents restants ont reconstruit leurs maisons sur une section de terre défrichée qui faisait partie de leur zone d’agriculture en rotation, bien qu’une femme témoigne qu’elle considérait le nouveau territoire comme une « terre hostile » et portant malheur.

Les Vieux Kbal Romeas ont réussi à être reconnus en tant que communauté autochtone officielle par le ministère de l’Intérieur et ont été autorisés à reconstruire leurs domiciles par les autorités de la province de Stoeng Treng en 2018. Ils ont commencé à délimiter leurs terres avec l’aide du groupe de base Organisation des peuples autochtones du Cambodge en vue d’une demande de titre de propriété, mais se sont retrouvés en concurrence avec une concession de caoutchouc qui avait réaffirmé ses revendications territoriales.

« Nous craignons de ne pas pouvoir gagner ce combat. Ils disposent d’une grande influence », a déclaré Sran Lanj, la dirigeante de la communauté des Vieux Kbal Romeas en septembre 2020. « Ma communauté et moi sommes impuissants. Ils font pression sur nous pour que nous acceptions [leur offre], et c’est comme s’ils nous obligeaient à leur céder nos terres ».

Après avoir cartographié leur territoire en vue d’obtenir un titre foncier autochtone, les Vieux Kbal Romeas estiment qu’ils possèdent environ 7 000 hectares de terres dont ils souhaitent obtenir le contrôle, même si la moitié est en réalité inondée.

Au lieu de cela, le gouvernement leur a proposé 941 hectares, ce que les résidents ont refusé.

« Neuf cent quarante et un [hectares] de terres sont suffisants pour un tel nombre de familles », a déclaré Minh Sichay, directeur du département des terres de la province de Stoeng Treng. « Cela devrait être acceptable. Pourquoi exigent-ils 3 500 hectares ? »

Sran Lanj, chef de la communauté autochtone Bunong dans le village des Vieux Kbal Romeas au Cambodge, fait la vaisselle après le petit-déjeuner chez elle en septembre 2020. Photographie par Danielle Keeton-Olsen.

La révision

Plusieurs ONG, ainsi que la Commission des droits de l’homme des Nations Unies et un groupe de protection de l’environnement ont tous confirmé à Mongabay que le ministère de l’Intérieur cambodgien procédait à un double examen : à la fois celui des communautés autochtones immatriculées, et de leurs droits fonciers collectifs (tant les demandes que les titres accordés). Aucune des parties prenantes n’a déclaré connaître le motif de cette révision.

M. Sophea, du Forum des ONG, a souligné que son organisation travaillait avec le ministère pour procéder à l’enquête des communautés autochtones, afin de déterminer leur niveau de compréhension et leur expérience du processus de titrage foncier, et comment ils désirent utiliser leurs terres.

Le questionnaire qu’il aide le ministère à élaborer permettrait également de savoir si des terres sont vendues illégalement dans les zones communautaires autochtones : plusieurs fonctionnaires de la province de Mondulkiri ont été accusés de faciliter la vente de terres dans les territoires autochtones.

L’enquête concernera 22 communautés autochtones, dont sept ont reçu des titres fonciers collectifs et 15 ont déposé des demandes d’enregistrement de leurs terres, a précisé M. Sophea.

Il estime que l’enquête ne sera pas terminée avant la mi-juin 2021, voire plus tard, en raison de la nouvelle vague de cas de COVID-19 au Cambodge. Le porte-parole du ministère de l’Intérieur, Khieu Sopheak, a affirmé que le ministère ne faisait que sonder le programme mais qu’il ignorait ce qui allait en résulter. Le porte-parole du ministère de l’Aménagement du territoire, Seng Lot, n’a souhaité répondre à aucune question, déclarant à un journaliste par téléphone qu’il était « extrêmement occupé ».

Pradeep Wagle, représentant des Nations unies pour les droits de l’homme au Cambodge, a annoncé dans une déclaration écrite que le gouvernement suivait les recommandations formulées par les experts des droits de l’homme de l’organisation dans un rapport de 2019. Parmi les dizaines de recommandations qu’ils ont formulées, les représentants de l’ONU ont exhorté le Cambodge à simplifier le processus de titrage foncier destiné aux autochtones. M. Wagle a réitéré la suggestion dans sa réponse, bien qu’il n’ait pas apporté plus de précision sur les changements qui devraient être apportés aux lois et au processus.

« Le processus actuel est complexe, long, coûteux et alourdi par diverses formalités techniques », a-t-il déclaré. « Les réformes suggérées garantissent la rentabilité du processus et proposent des étapes raisonnables et moins lourdes pour que les communautés autochtones puissent obtenir un titre foncier collectif. »

Avant cette révision, M. Sophea a déclaré que son organisation avait travaillé avec les ministères de l’Intérieur, du Développement rural et de l’Aménagement du territoire pour apporter des améliorations au système de titrage foncier, notamment en raccourcissant la procédure d’enregistrement et en simplifiant les exigences concernant les cartes préliminaires dressées par les communautés.

M. Sophea révèle également que le ministère de l’Environnement, qui a autorité sur toutes les aires protégées terrestres, était notablement absent. Le ministère a le pouvoir de rejeter toute demande de titre foncier si celle-ci chevauche une aire protégée, un pouvoir déjà exercé sur les demandes de neuf communautés, selon les données du Forum des ONG.

M. Sophea indique que tout au long de 2019 et 2020, le Forum des ONG a organisé une série de réunions sur les questions relatives à la gouvernance foncière et aux chevauchements entre les droits coutumiers autochtones et les aires protégées, mais, bien qu’ils aient été invités à trois réunions, les fonctionnaires du ministère de l’Environnement n’y ont pas participé.

Il poursuit : « Le Forum des ONG espère que le ministère de l’Environnement participera au dialogue, car les populations autochtones jouent un rôle important dans la conservation de la biodiversité ». Les communautés autochtones du monde entier ont démontré qu’elles assuraient une protection environnementale des terres et des eaux parmi les meilleures, les plus efficaces et les moins coûteuses.

Yun Lorang, coordonnateur de l’Alliance des peuples autochtones, soutient cette déclaration, notant que les demandes de titres fonciers sont le plus souvent bloquées par les gouvernements locaux et le ministère de l’Environnement, en particulier dans les cas où les revendications foncières chevauchent des aires protégées.

De par son travail avec les communautés autochtones de la province de Mondulkiri, M. Lorang estime que les réformes ne peuvent pas s’arrêter à la loi et à sa mise en œuvre. Son association travaille directement à l’organisation de 13 des 42 communautés de Mondulkiri, afin de plaider de manière unifiée pour leur reconnaissance par les institutions provinciales et le gouvernement national.

Il dit espérer que ces communautés pourront travailler ensemble pour faire pression sur les ministères de l’Intérieur et du Développement rural afin d’obtenir leur soutien. « C’est un travail extrêmement politique et technique », a-t-il confié. « Nous avons besoin des ministères pour influencer les gouvernements locaux, car ils ne soutiennent pas [les peuples autochtones] et les ONG. »

Deux hommes poussent leur moto sur une route inondée, le 22 septembre 2020, pour rejoindre ce qui était auparavant la zone habitée de Kbal Romeas, dans la province cambodgienne de Stoeng Treng, qui a été inondé par le barrage hydroélectrique Lower Sesan II. Photographie par Danielle Keeton-Olsen.

 
Article original: https://news.mongabay.com/2021/04/cambodia-puts-its-arduous-titling-process-for-indigenous-land-up-for-review/

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