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Drapeau rouge dans l’océan Indien : les navires prédateurs européens poussent le thon au bord du gouffre

  • Les stocks de thon jaune (ou albacore) de l’océan Indien sont au bord de l’effondrement, et certains experts estiment que l’Union européenne (UE), plus gros bénéficiaire depuis des décennies, devrait en faire davantage pour sauver l’espèce.
  • Les navires contrôlés par l’UE, y compris ceux battant pavillon de petits États côtiers comme les Seychelles, se taillent la part du lion sur un marché de plusieurs milliards de dollars.
  • La surpêche pratiquée par ces thoniers senneurs et la proposition plus que timide de l’UE pour reconstituer les populations d’albacores ont provoqué un tollé. L’UE a été accusée de « néocolonialiste » et de piller les ressources dont dépendent bon nombre de pays en développement.
  • Cet article est le premier récit d’une série en deux parties dressant les impacts de la pêche au thon européenne sur l’économie et l’environnement marin des Seychelles, archipel de l’océan Indien.

Jusqu’au 9 janvier 2014, Playa De Anzoras, thonier senneur d’une capacité de stockage de 2 200 tonnes, devant son nom à une plage espagnole, fabriqué en Espagne et appartenant à des espagnols, a navigué sous pavillon espagnol. Mais le 10 janvier, le navire a troqué son pavillon espagnol pour celui des Seychelles, petit État insulaire de l’océan Indien.

Or ni l’Espagne, ni les pays d’Europe continentale ne sont des États côtiers de l’océan Indien, là où opère le Playa De Anzoras. Et pourtant, l’Union européenne y domine bel et bien les activités de pêche, et c’est aussi elle qui en profite le plus. Mongabay a découvert que cette domination s’expliquerait, en partie, par le fait que les navires, qui, comme le Playa De Anzoras, battent pavillon seychellois, sont en réalité contrôlés par des sociétés européennes.

Cela fait plus de 30 ans que les navires sous contrôle de l’UE se taillent la part du lion dans le secteur de la pêche au thon jaune (Thunnus albacares), poisson à forte valeur ajoutée. Et aujourd’hui, le stock se trouve au bord de l’effondrement. Un plan pour mettre fin à la surpêche et tenter de restaurer les stocks a d’ailleurs récemment échoué.

En effet, pas plus tard qu’en mars dernier, les discussions sur le sujet n’ont abouti à aucun accord. L’UE réclame désormais que les autres membres de la Commission des thons de l’océan Indien (CTOI), l’agence intergouvernementale chargée de la gestion de la pêche au thon dans la région, soient soumis à des restrictions plus élevées, alors que certains experts montrent justement l’UE du doigt, qui, selon eux, ne respecterait pas les règles du jeu et aurait échoué à sauver une espèce, dont elle tire tellement profit.

L’océan Indien a la particularité d’être bordé par des pays en voie de développement, dont beaucoup n’ont obtenu leur indépendance des puissances coloniales européennes qu’au siècle dernier. Certains estiment que le contrôle exercé par les États européens sur les ressources marines comme le thon n’est en quelque sorte que la continuité d’une certaine forme d’exploitation.

« L’attitude de l’UE est hypocrite et néocolonialiste », s’est écrié Nirmal Shah, directeur de l’organisation non-gouvernementale Nature Seychelles et ancien directeur de l’Autorité des pêches des Seychelles (Seychelles Fishing Authority, SFA), lors d’un entretien avec Mongabay. « Vous voyez ici certains des pays les plus riches du monde pratiquer la surpêche et rejeter ensuite la faute sur les plus pauvres. »

Des « pacotilles » pour un « trésor »

Thoniers senneurs dans le port de Victoria, aux Seychelles. Crédit photo : Rassin Vannier/Seychelles News Agency.

La pêche au thon est lucrative ; elle permet d’approvisionner un marché de plusieurs milliards de dollars. L’océan Indien est le second producteur de thon dans le monde, et la plus grande quantité de thon est pêchée dans l’ouest de l’océan Indien.

En 1982, les Nations unies ont conféré des droits souverains aux États côtiers, les autorisant à naviguer à 200 milles marins (370 kilomètres) de leur littoral, créant ainsi des zones économiques exclusives (ZEE). Les Seychelles, une nation encore jeune qui n’a gagné son indépendance du Royaume-Uni qu’en 1976, en a grandement bénéficié. Les quelque 100 iles éparpillées juste au sud de l’équateur, dans l’ouest de l’océan Indien, se partagent une ZEE de 1,37 million de km2, soit trois fois la taille de la Californie.

Les eaux seychelloises constituent le meilleur endroit pour la pêche au thon, avec le patudo (Thunnus obesus) et la bonite à ventre rayé (Katsuwonus pelamis), les principales pêches de la région.

Schéma d’une migration de thons dans l’ouest de l’océan Indien, d’après les prises des thoniers senneurs. Photo de l’ouvrage de Liam Campling/Blackwell Publishing Ltd et de John Pearce, MRAG.

Pour faire face à une rentabilité en déclin, certaines nations européennes comme l’Espagne et la France se sont tournées vers de nouvelles solutions de pêche. La formation des ZEE les a contraintes à conclure des accords avec des États côtiers plus pauvres afin de satisfaire les appétits grandissants du continent pour les produits de la mer. (L’UE est le deuxième consommateur de produits de la mer au monde après la Chine).

« Nous avons cet extraordinaire verger de pommiers, mais il nous manque l’échelle pour aller cueillir les fruits », c’est ainsi que Jeremy Raguain de la Seychelles Islands Foundation a illustré la situation. « L’UE et les autres pays, qui eux, possèdent à la fois technologies de pointe et navires ultra modernes, ont trouvé la solution pour nous ; ils nous ont dit : “Aucun problème, nous allons vous aider, car nous, nous avons l’échelle pour aller cueillir vos pommes. Et sans nous, vous ne pourriez jamais les cueillir.” »

Dans l’ouest de l’océan Indien, la Communauté économique européenne, précurseur de l’UE, avait déjà conclu des accords avec Madagascar et les petits États insulaires comme les Seychelles, l’île Maurice et les Comores, à qui il manquait les capacités financières et techniques nécessaires à l’exploitation commerciale de leurs propres ressources marines, en partie à cause des décennies de colonisation.

En 1983, l’Espagne a signé un pacte avec les Seychelles autorisant ses navires à capturer des espèces migratoires, telles que le thon, dans leurs eaux. Les premiers thoniers senneurs espagnols ont donc commencé à y opérer dès 1984. Mais après son entrée dans la CEE en 1986, l’Espagne (comme la France) a dû se conformer aux accords passés entre la CEE et les Seychelles.

Pendant longtemps, ces accords ont été critiqués pour désavantager les pays plus petits et plus pauvres aussi.

Il existe, certes, des bénéfices directs pour un pays comme les Seychelles. Les droits de pêche dans les eaux seychelloises constituent une source importante de revenus pour le pays. Le dernier protocole indique une contribution financière annuelle de l’UE de 5,3 millions d’euros.

Les armateurs européens versent également entre 80 et 85 euros par tonne de thon pêché. Une conserve de thon albacore vaut environ 17 dollars par kilogramme sur Amazon. À ce prix-là, la tonne de thon revient à 17 000 dollars.

« Oui, ils nous rapportent de l’argent, oui, ils nous paient des droits. Mais regardez ce qu’ils nous apportent réellement par rapport aux profits qu’ils encaissent », s’est indigné Shah. « Ils nous paient des pacotilles en échange d’un trésor ! »

Le thon albacore, en conserve ou en poche, capturé par des thoniers senneurs dans l’océan Indien rapporte un milliard de dollars chaque année, selon une analyse de Pew Charitable Trusts, un institut de recherche américain dédié à l’amélioration des politiques publiques. Près de 80 % du thon est capturé par des navires contrôlés par des armateurs européens.

La majorité de ces navires sont des thoniers senneurs et comptent parmi les plus gros bateaux de pêche industrielle du monde. Ils déploient dans l’eau leurs sennes coulissantes, de grands filets rectangulaires pouvant atteindre 2 km de long, qui encerclent les bancs de poissons et se referment sur eux, telle une bourse.

Illustration de la pêche à la senne. Crédit photo : l’Autorité australienne de gestion des pêches.

Un filet de pêche à travers les océans

15 thoniers senneurs battant pavillon espagnol et 12 autres battant pavillon français sont actuellement autorisés à pêcher dans l’océan Indien.

Officiellement, les Seychelles possèdent une flotte de thoniers senneurs opérant dans l’océan Indien qui rivalise avec celle de l’Espagne, la plus grande nation de pêche européenne. Mais, la flotte de 13 navires battant pavillon seychellois est en réalité contrôlée par les Européens.

Les données de l’UE et les accords de pêche révèlent que Pesquería Vasco Montañesa SA (Pevasa), membre fondateur du groupe espagnol Pevaeche, est propriétaire du Playa De Anzoras. La société Albacora SA est à la tête de quatre autres navires battant pavillon seychellois, S. Echebastar en possède trois, Inpesca deux et Atunsa un. Toutes ces sociétés sont basées dans le pays basque espagnol, bastion traditionnel de la pêche industrielle en Europe.

Les deux autres navires de la flotte seychelloise sont contrôlés par la société française SAPMER SA. Les trois bateaux qu’elle possède à l’île Maurice, autre petit État insulaire de l’ouest de l’océan Indien, constituent la totalité de la flotte de thoniers senneurs de l’ile.

Le groupe Albacora, propriétaire de quatre bateaux dans la flotte seychelloise enregistrant des revenus annuels supérieurs à 100 millions de dollars, se pose comme un acteur clé dans l’industrie. Il possède navires, conserveries et sociétés de commercialisation du thon. Petite entreprise familiale à sa création, au début des années 1970 en Espagne, le groupe opère désormais dans les océans Pacifique et Atlantique, en plus de l’océan Indien, où ses navires battent pavillons à la fois européens et seychellois.

Le pavillon de complaisance est une pratique courante, mais également controversée, qui permet aux armateurs de faire des économies d’impôts, de contourner les législations du travail, et d’éviter les mesures environnementales de contrôle et de surveillance de plus de plus en plus strictes imposées par leurs propres pays.

Pour la première fois, l’accord UE-Seychelles signé l’an dernier prévoit une contribution financière annuelle d’environ 175 000 euros, payable par les armateurs de thoniers senneurs européens pour préserver l’environnement. Il vise également à supprimer l’utilisation de dispositifs nocifs de concentration de poissons (DCP) et l’allocation d’aides qui ont contribué à une surexploitation des populations d’albacores. Toutefois, les dispositions de l’accord ne s’appliquent pas au Playa De Anzoras ni aux 12 autres navires battant pavillon seychellois, même si au final les armateurs bénéficiaires, ceux qui tirent profit des navires de pêche, sont européens.

D’après des données de l’UE, l’entreprise espagnole Pevasa est bien reconnue comme propriétaire du Playa De Anzoras, alors que pour la CTOI, c’est Breeze Ventures Limited, basé à Bélize, nation des Caraïbes, qui en serait le propriétaire. Cette société, selon l’annuaire du groupe D&B, ne comptabiliserait qu’un seul et unique employé. Si le lien entre Pevasa et Sea Breeze reste flou, force est de constater qu’il existe bel et bien des arrangements dans l’industrie de la pêche, où l’on voit couramment des sociétés plus importantes et plus solides, les propriétaires bénéficiaires, créer une ou plusieurs sociétés écrans dans des paradis fiscaux pour les désigner propriétaires de leur flotte ou d’une partie de celle-ci.

Tous les navires seychellois contrôlés par les Espagnols semblent avoir leurs propriétaires basés dans des juridictions offshore comme le Bélize, que l’on retrouve régulièrement dans la liste des paradis fiscaux de l’UE. Ni Pevasa ni aucune autre société européenne propriétaire de thoniers senneurs battant pavillon seychellois n’a souhaité répondre aux questions de Mongabay.

Le pavillon détermine le pays responsable du navire, et dans le cas de l’albacore, le quota de pêche qui doit être respecté par l’armateur. Ainsi, en naviguant sous le pavillon d’un petit État insulaire avec son propriétaire basé dans un paradis fiscal, un navire peut maximiser les profits et s’affranchir des mesures de surveillance réglementaire.

« Les pavillons de complaisance ne sont que des échappatoires », relève Vanya Vulperhorst, directrice de campagne au bureau européen de l’ONG Oceana basée à Washington. « C’est un moyen de contourner les réglementations européennes. »

« Et c’est vraiment quelque chose qui doit être contrôlé de près lorsque vous tenter de rendre la pêche plus durable », a-t-elle souligné.

Le thon jaune dans le rouge

Albacore (Thunnus albacares). Crédit photo : Laboratoire de Pascagoula du Southeast Fisheries Center (service régional américain de recherche sur les pêcheries et les ressources halieutiques) /Collection de Brandi Noble, NOAA/NMFS.

Le thon jaune de l’océan Indien n’est pas uniquement l’un des plus rentables du monde ; c’est aussi l’un des plus menacés.

Les stocks risquent de s’effondrer d’ici 2026, selon une étude commandée par la CTOI. L’organisation en charge de la gestion des thons dans l’océan Indien compte 31 membres, dont des parties locales telles que les Seychelles, et d’autres comme l’UE, la Chine et le Japon, contrôlant des flottes de pêche lointaine dans la région.

En 2016, l’organisation a lancé un plan de reconstitution des stocks de thon qui imposait aux États membres de réduire leurs prises de 15 % par rapport aux niveaux de 2014. Un rapport d’enquête de la CTOI de 2021 a révélé les activités de surpêche des thoniers senneurs battant pavillon européen en 2017 et 2018, alors que le plan de sauvetage avait déjà été mis en place.

« Tout le monde a la même obligation sur le respect des quotas », rappelle Glen Holmes, expert dans le domaine de la pêche travaillant pour le Pew Charitable Trusts. « Et l’UE en tant que bloc de pays disposant de ressources considérables a l’obligation morale de fixer les normes les plus strictes. »

La flotte de thoniers senneurs battant pavillon seychellois a aussi dépassé son quota de pêche de thon jaune en 2017 et 2018. En tant que petit État insulaire en développement, statut spécial reconnu par les Nations unies, les Seychelles ont été autorisées à choisir l’année de référence à partir de laquelle peut être calculé leur quota cible. Ainsi, au lieu de l’année 2014, avec ses 23 463 tonnes pêchées, le pays a choisi l’année 2015, lorsqu’il en a capturé 39 072 tonnes. Ceci a conduit à des quotas de pêche plus élevés dans le cadre du plan de reconstitution des stocks – un avantage de plus pour les navires européens battant pavillon seychellois.

L’ile Maurice, également reconnue comme petit État insulaire en développement, a choisi 2018 comme année de référence, lorsque le pays avait enregistré 11 322 tonnes, contre 4 844 en 2014. Par conséquent, sa flotte de thoniers senneurs est maintenant autorisée à capturer environ 10 500 tonnes de thon, soit plus du double de ses prises de 2014.

Christopher O’Brien, secrétaire exécutif de la CTOI, a expliqué à Mongabay que les quotas fixés pour l’année N+1 étaient revus à la baisse pour les flottes qui dépassaient leurs quotas l’année N, mais qu’aucune pénalité ne leur était infligée en cas d’infraction.

Les experts soutiennent que les réductions actuelles sont insuffisantes pour sauver les stocks.

« Le plan de reconstitution des stocks de thon jaune mis en place par la CTOI en 2016 a, jusqu’ici, clairement manqué son objectif de réduction des prises, ne serait-ce que de 25 %. Et c’est le ratio jugé nécessaire pour sauver les stocks de l’effondrement », conclut un rapport de la Blue Marine Foundation rédigé par Jess Rattle en 2020.

L’échec du plan de reconstitution des stocks a contraint la CTOI à tenir une série de réunions exceptionnelles pour tenter de parvenir à un consensus pour lutter contre la surpêche. Lors d’une réunion tenue en mars dernier, l’UE a proposé une maigre réduction des prises : 18 % contre 15 % auparavant. Les Maldives, autre petite nation insulaire, font pression pour une baisse plus conséquente : le pays réclame une réduction de 35 % pour les thoniers senneurs des pays développés et de 28 % pour les pays en développement.

« La proposition de l’Union européenne est moins ambitieuse », souligne Holmes. « Il y a moins de changements en jeu dans la proposition de l’UE que dans celle des Maldives. Il y a de grandes chances pour que la proposition des Maldives, elle, entraine une diminution des prises globales à un niveau qui réduira la surpêche ou la rendra impossible. »

Julio Morón Ayala, directeur général de l’Opagac (organisation des producteurs associés de grands thoniers congélateurs), qui représente l’industrie de la pêche au thon du côté espagnol, dont l’entreprise Albacora, a expliqué à Mongabay que son organisation souhaite que toutes les flottes des pays membres de la CTOI soient désormais soumises aux quotas, y compris celles qui en sont actuellement exemptes.

« Depuis 2016, la CTOI a adopté de nouvelles mesures : une réduction de 15 % des prises pour les thoniers senneurs contre 10-5 % pour les autres bateaux, épargnant ainsi la plupart des pays côtiers », a indiqué Ayala. « L’UE a donc adopté et continue d’adopter des mesures de réduction majeure des captures de thon albacore, mais d’autres bateaux ont, eux, augmenté leurs prises, ce qui contrebalance les résultats positifs qui ont été atteints. »

Quasiment tous les pays de l’océan Indien actuellement exempts de quotas sont des pays en développement, comme le Yémen et Madagascar comptant parmi les nations les plus pauvres du monde. La plupart n’exploitent pas de flottes industrielles mais des petites pêcheries dans leurs propres ZEE et approvisionnent essentiellement les populations locales. Aucune des prises de ces pays ne vient égaler de près ni de loin celles de l’UE, mais le volume combiné de ces quelques dizaines de pays a connu une augmentation ces dernières années.

Les experts estiment que sans mécanisme de contrôle efficace, l’activité illégale de la pêche viendra épuiser les stocks de thon dans la région.

Les zones d’ombre des réglementations

Même si l’on parvient à réduire les quotas, surveiller leur application sera une autre affaire.

Comme la CTOI s’appuie et compte sur l’auto-déclaration des États membres pour mener un suivi des prises, les transgressions sont difficilement identifiables. En 2018, une disparité dans les chiffres fournis sur les prises espagnoles n’a été dévoilée qu’après que la Blue Marine Foundation l’a divulguée. La CTOI a plus tard confirmé que l’Espagne avait sous-déclaré ses prises de thon albacore de 30 % cette année-là.

La capacité des Seychelles – petit État côtier dont le total des recettes gouvernementales s’élève à environ 400 millions de dollars – à contrôler des sociétés de plusieurs millions de dollars avec des propriétaires bénéficiaires établis offshore est discutable, comme l’implication de la flotte seychelloise dans l’activité de surpêche du thon albacore. Un rapport de la CTOI a révélé une formation insuffisante et un manque de soutien au regard du programme seychellois d’observation des pêches qui vise à envoyer du personnel à bord des thoniers senneurs pour collecter des données sur les prises et contrôler les activités de pêche. Le programme est en partie financé par le secteur de la pêche lui-même.

« Les armateurs peuvent librement décider du lieu d’immatriculation de leurs navires », a déclaré la délégation européenne auprès de la République de Maurice et de la République des Seychelles dans un communiqué, en réponse aux questions de Mongabay sur les pavillons de complaisance. La situation n’est jugée préoccupante qu’en cas de changements fréquents de pavillon pour « échapper aux obligations ou contourner les quotas ». Puisque bon nombre de bateaux battent pavillon seychellois depuis des années, cela ne constitue pas pour autant un abus, indique le communiqué.

« Les Seychelles doivent exercer leurs responsabilités sur leurs flottes de navires battant pavillon de leur pays et doivent rendre compte de leur bilan de conformité aux organisations régionales de gestion des pêches (ORGP) couvrant leur ZEE », poursuit le communiqué.

L’Autorité des pêches des Seychelles et le ministère de la Pêche n’ont pas souhaité répondre aux questions de Mongabay, en dépit de plusieurs tentatives.

Les armateurs voient les accords comme des moyens d’investissements et mettent en avant les bénéfices offerts aux États côtiers. « Depuis que nos opérations ont commencé dans les années 1960, certaines sociétés n’ont pas uniquement investi dans les flottes des pays côtiers, mais aussi dans les usines de transformation du thon sur le continent », souligne Ayala de l’Opagac dans son e-mail : « Dans l’océan Indien, la flotte européenne opérant depuis 1987 a développé l’industrie du thon aux Seychelles, à l’ile Maurice, à Madagascar et au Kenya, où plus de 15 000 emplois dépendent directement de la pêche au thon. »

Toutefois, les ouvriers étrangers sont surreprésentés dans le secteur. Par exemple, parmi les 2 000 employés environ d’Indian Ocean Tuna Ltd. (IOT), la plus grande conserverie des Seychelles, près de 70 % sont étrangers.

Le groupe Thai Union, qui détient la conserverie, approvisionne certaines des plus grosses marques de produits de la mer, comme John West, Petit Navire, Parmentier et Mareblu.

Pêcher à l’étranger, et si possible sous les radars

Ce n’est pas uniquement la propriété des thoniers senneurs seychellois qui est obscure – leur activité l’est également, et ils opèrent souvent sous les radars. Une analyse récente a en effet révélé que la plupart des thoniers senneurs sous contrôle espagnol ne transmettraient pas leur position GPS en continu via l’IAS, le système d’identification automatique, au mépris donc des règles fixées par le droit international.

L’IAS, qui suit à la trace les navires via leur identifiant unique alphanumérique, permet aux marins de cartographier les localisations des autres navires et de faciliter la navigation. Il joue aussi un rôle essentiel pour les États côtiers, qui, grâce à lui, peuvent surveiller l’activité des navires, pour s’assurer qu’ils n’entrent pas dans des zones protégées ou qu’ils ne pêchent pas là où ils ne sont pas censés le faire.

L’analyse, conduite par l’ONG OceanMind basée au Royaume-Uni et compilée par la Blue Marine Foundation, s’est intéressée à l’utilisation de l’IAS par les thoniers senneurs sur 850 jours entre 2017 et 2019 dans l’ouest de l’océan Indien. Elle fait apparaitre un faible pourcentage de transmissions des positions des navires battant aussi bien pavillon espagnol que seychellois.

Sur cette période de 850 jours, le Playa De Anzoras a transmis sa position moins de 40 % du temps. Et, il a fait mieux que la grande majorité d’entre eux. L’Artza, par exemple, qui appartient à Atunsa, n’a lui jamais communiqué sa position. Pour les neuf navires restants, contrôlés par l’Espagne, les taux de transmission oscillaient entre 3 % et 33 %, et étaient similaires pour les 14 bateaux de l’analyse battant pavillon espagnol.

Subventionner la pêche non-durable

Captures de thon dans les eaux seychelloises. Crédit photo : Joe Laurence/Seychelles News Agency.

La domiciliation en Europe permet aux propriétaires bénéficiaires de ces navires de toucher les subventions européennes allouées au secteur pêche. Entre les années 2000 et 2010, l’industrie mondiale de la pêche a reçu une enveloppe de plus de 8 milliards de dollars. Le groupe Albacora a bénéficié d’aides non seulement de la part de l’UE mais également du gouvernement espagnol.

Pour certains, le financement public contribuerait à maintenir à flot les pêcheries non rentables et mènerait à la surpêche.

L’UE subventionne le secteur de la pêche depuis des années tout en essayant d’éliminer les aides qui contribuent à la surexploitation des ressources halieutiques. Toutefois, de récents rapports révélant que l’UE viserait, dans le cadre du Fonds européen pour les affaires maritimes et la pêche (FEAMP), à réintroduire les subventions jugées néfastes pour le milieu marin ont suscité de vives inquiétudes.

« Entre 2021 et 2027, près de sept milliards d’euros d’argent public seront alloués à l’industrie de la pêche. Et d’innombrables études et rapports indiquent qu’une bonne partie du fonds sera en fait utilisée pour encourager la surpêche et alimenter la destruction du milieu marin », mettent en garde une centaine de scientifiques dans une lettre ouverte publiée en novembre 2020.

Ces aides soulèvent également des inquiétudes aux Seychelles où le secteur de la pêche est largement impacté par les actions de l’UE. « Pour nous, dans l’ouest de l’océan Indien d’où proviennent 40 % des captures de thon européennes, cela sous-entend probablement la fin de nos stocks de thon », a rapporté Shah aux agences de presse locales.

En mars dernier, il a expliqué à Mongabay que la réputation de l’UE se trouvait « souillée » à cause des actions de deux pays : l’Espagne et la France. « Ce ne sont même pas deux pays, mais des sociétés privées de ces deux pays appuyées, défendues et financées par l’UE. »

Thon et profits menacés

Les intérêts européens dominent les pêcheries thonières de l’océan Indien non seulement au niveau de l’offre, mais aussi de la demande.

Presque tout le thon transformé des Seychelles, de l’ile Maurice et de Madagascar est exporté, et les exportations sont en majeure partie destinées aux pays de l’UE. Les conserveries dans ces pays sont toutes approvisionnées par les flottes industrielles de thoniers senneurs européens. Les armateurs, principalement européens, sont garantis d’un « marché captif », indique un rapport de l’UE de 2017 dévoilé par le think tank IDDRI.

Ces exportations de thon ont accès en franchise de droits aux marchés européens sous des accords de partenariat économique, leur permettant de réduire 24 % des droits de douane. « En vertu des règles d’origine faisant partie des accords, les conserveries des Seychelles, de l’ile Maurice et de Madagascar ne sont autorisées à n’utiliser que le poisson capturé par leurs flottes ou par les flottes européennes », a fait observer Liam Campling, expert en commerce international de l’université Queen Mary à Londres et spécialiste du secteur. « Les règles d’origine représente un soutien massif à la flotte de pêche lointaine de l’UE, car les navires opèrent sur un marché fermé. »

La manière dont les trois pays bénéficient de ces exonérations fiscales reste toutefois floue, puisque quasiment tout le thon provient de navires contrôlés par l’UE.

« Si les Européens voulaient réellement résoudre le problème du thon albacore, ils pourraient le faire », a commenté Campling. « Mais ils ont peur des répercussions économiques. »

D’une certaine manière, la plus grosse conserverie des Seychelles, Indian Ocean Tuna Ltd. (IOT), est une bonne représentation du rapport d’inégalité qui existe entre certaines nations de l’océan Indien et l’UE. L’entreprise est sous le contrôle de Thai Union/M.W. Brands, un fournisseur de thon en conserves basé en Thaïlande. Le thon qu’elle achète provient presque exclusivement de navires de pêche appartenant à l’UE. Elle réexporte la majeure partie vers l’UE en franchise de droits, et emploie essentiellement des étrangers.

Le thon et l’argent qui en découle quittent les Seychelles chaque année, mais il n’est pas certain que les profits générés par le pays parviennent à compenser ses pertes. Ce qui l’est en revanche, c’est que ces profits se trouvent eux aussi menacés.

« Si le pire venait à se produire et les stocks de poisson à décliner au point de ne plus rien avoir à pêcher, les thoniers senneurs européens devraient alors probablement s’en aller pêcher dans un autre océan », déclare Rattle de la Blue Marine Foundation, « tandis que les États côtiers, laissés pour compte, n’auront, eux, nulle part ailleurs pour aller pêcher. Ils se retrouveraient donc coincés sur place sans poisson à pêcher. »

D’après Shah, ce ne sont pas non plus uniquement les intérêts économiques qui sont en jeu. « Cela vous semble-t-il juste, peu importe l’argent que vous gagnez, de détruire nos ressources naturelles ? » s’est-il exclamé. Avant d’ajouter : « Qu’allons-nous laisser aux Seychellois ? »

Cet article est le premier récit d’une série en deux parties dressant les impacts de la pêche au thon européenne sur l’économie et l’environnement marin des Seychelles, archipel de l’océan Indien.

Malavika Vyawahare est journaliste pour Mongabay. Retrouvez-la sur Twitter : @MalavikaVy

 
Article original: https://news.mongabay.com/2021/04/red-flag-predatory-european-ships-help-push-indian-ocean-tuna-to-the-brink/

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