- La population de chimpanzés en Afrique de l’Ouest a subi une chute dramatique depuis les années 1960, passant d’environ 1 million d’individus à moins de 300 000 aujourd’hui.
- Dans toute l’Afrique de l’Ouest, un réseau de sanctuaires fournit des abris pour les chimpanzés sauvés des trafiquants.
- Les membres de l’Alliance panafricaine des sanctuaires affirment que leur travail ne s’arrête pas à la simple prise en charge des singes, mais qu'il s’étend à la protection des populations sauvages de chimpanzés et au soutien des personnes qui partagent leur habitat.
Dans les années 1960, on estimait à 1 million la population de chimpanzés sauvages en Afrique de l’Ouest. Aujourd’hui, il y en a moins de 300 000. Les effets de la destruction de leur habitat, de la chasse et du trafic d’animaux sauvages se font sentir : les chimpanzés ont désormais complètement disparu de quatre pays de la région. Ainsi, le chimpanzé occidental (Pan troglodytes verus) est la seule des quatre sous-espèces de chimpanzés à être déclarée en danger d’extinction.
En première ligne de cette bataille pour sauver le chimpanzé occidental se trouve un réseau de sanctuaires. Ces refuges peuvent avoir un effet considérable sur les pays où ils sont établis : ils s’occupent des animaux tout en essayant de stabiliser les populations, de renforcer les lois, et d’empêcher le développement de commerce illégal d’animaux sauvages.
Vingt-trois organisations opèrent dans le cadre de l’Alliance panafricaine des sanctuaires (APAS), qui a été établie en 2000 et qui s’occupe aujourd’hui de 915 chimpanzés dans 13 pays différents. De nombreux animaux s’y retrouvent suite la une destruction de leur habitat, car les forêts sont rasées pour l’agriculture, l’exploitation forestière et les industries extractives, ainsi que pour le développement des infrastructures, décimant des groupes familiaux et laissant de jeunes chimpanzés à l’abandon.
D’autres chimpanzés auront souffert aux mains des chasseurs, auront été victimes d’un commerce lucratif où les adultes sont abattus pour la viande de brousse et les plus jeunes sont venus sur les marchés noirs pour devenir des animaux de compagnie ou des divertissements dans les hôtels, les cirques et les zoos d’Afrique et au-delà.
Soutenir les efforts de lutte contre le trafic
Si les défenseurs de l’environnement soutiennent largement le travail des sanctuaires, certains ont critiqué le fait qu’ils utilisent des fonds qui pourraient être mieux mis à profit pour protéger les populations sauvages, que leurs méthodes manquent de rigueur scientifique, et qu’ils se concentrent trop sur l’animal individuel au lieu de prendre en compte la situation générale de la conservation.
Selon Greg Tully, directeur général de l’APAS, les sanctuaires offrent aux autorités un lieu où placer les chimpanzés confisqués. Là où ils n’existent pas, le trafic sévit, les autorités ferment les yeux et le pays devient souvent une plaque tournante du commerce illégal.
« Dans les pays n’ayant pas de sanctuaires, l’application des lois sur la faune est beaucoup plus faible », explique G.Tully. « La police et les organismes chargés de faire respecter la loi ne veulent pas arrêter quelqu’un en possession d’un chimpanzé vivant s’il ne peut être placé nulle part. Ils ne veulent pas devoir s’occuper d’un bébé chimpanzé pour les 50 prochaines années ».
Ces dernières années, la Côte d’Ivoire est devenue un centre de trafic animalier, les efforts visant à créer un sanctuaire national pour les chimpanzés étant au point mort.
« La destruction de l’environnement est à un niveau qu’on ne voit pas ailleurs en Afrique », confie Estelle Raballand, qui travaille en Afrique de l’Ouest depuis 25 ans, dont les 3 dernières années ont été consacrées à des initiatives pour créer le sanctuaire Akatia, près de la capitale ivoirienne, Abidjan.
Environ 80 % des forêts du pays ont été rasées entre 1960 et 2010. Le gouvernement « a refusé de créer un sanctuaire durant de nombreuses années. Maintenant, ils ont perdu presque toutes leurs forêts et presque tous leurs chimpanzés », dénonce E.Raballand. « Ils n’ont aucune gestion du commerce d’animaux sauvage. »
Les quelques chimpanzés confisqués sont envoyés au zoo, qui ne possède ni la capacité ni les compétences pour s’en occuper, explique-t-elle.
Mais Estelle Raballand dit garder espoir. Un nouveau mémorandum d’accord est sur la table, qui pourrait établir le sanctuaire Akatia Le gouvernement de la Côte d’Ivoire n’a pas souhaité répondre aux demandes de Mongabay pour confirmer si le mémorandum allait être accepté, et n’a pas souhaité faire de commentaire sur sa gestion du commerce d’animaux sauvages.
David Greer, qui a également travaillé dans le domaine de la conservation des primates pendant 25 ans, avec notamment une mission au WWF et la gestion d’un sanctuaire d’animaux sauvages, confirme que les sanctuaires jouent un rôle essentiel dans la conservation des chimpanzés. Mais il craint également qu’à moins d’adopter une approche plus proactive pour faire respecter la loi, ces sanctuaires pourraient devenir une décharge où les riches viendraient se débarrasser du symbole de leur statut en toute impunité.
« Concrètement, ils déposent ces animaux sur le pas de la porte du sanctuaire, sans aucune répercussion », nous dit David Greer. Il précise que lorsque les sanctuaires acceptent un animal, une partie de l’accord avec les autorités doit impliquer que les braconniers, les commerçants et ceux qui possèdent illégalement des chimpanzés soient poursuivis et que des peines appropriées soient prononcées.
« Les sanctuaires et les grandes organisations de protection de la faune doivent faire tenir parole au gouvernement, déclare-t-il. Ils doivent faire respecter la loi et mettre en place des mesures dissuasives ».
« Dans de nombreux pays africains, les lois sur la faune sont malheureusement obsolètes, explique M. Tully, le directeur de l’APAS. Les pénalités peuvent être de quelques dollars, et peut-être une nuit en prison, ce qui, pour quelqu’un qui gagne des milliers de dollars en faisant de la contrebande d’espèces menacées, fait partie de son travail ».
Bien qu’il soit largement favorable aux sanctuaires, M. Greer estime qu’il existe d’autres moyens de soutenir le mouvement global de conservation. « Ils fournissent un cadre humain pour que ces animaux puissent y passer le reste de leur vie, mais cela implique aussi certaines responsabilités. Beaucoup de sanctuaires travaillent dans une bulle et ne sont pas nécessairement aussi coopératifs qu’ils pourraient l’être », admet-il.
Il précise que la plupart d’entre eux sont réticents à être audités ou à révéler des détails sur leurs activités, leur performance et leur impact sur la conservation. En conséquence, « il est difficile de mesurer si ces activités ont un impact positif sur les objectifs de conservation sur le terrain ».
Greer ajoute que les gestionnaires des sanctuaires sont passionnés, mais qu’ils sont rarement formés à la conservation. « Certains d’entre eux sont tellement occupés à assurer le bien-être des animaux qu’ils maintiennent en captivité qu’ils n’ont plus assez de temps pour élaborer une stratégie ou pour contrôler l’impact des projets », regrette-t-il.
Beaucoup doivent également faire face à la nouvelle menace du COVID-19. « Les grands singes sont très sensibles aux maladies respiratoires humaines, car nous partageons 98 % de notre ADN », explique M.Tully. En conséquence, les sanctuaires prennent des précautions supplémentaires pour minimiser le risque d’infection au coronavirus des animaux. De nombreux employés restent sur site 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 pour réduire le risque de mettre les chimpanzés en contact avec le virus.
Kay Farmer, qui a contribué à la création du sanctuaire de Limbe au Cameroun et qui a depuis obtenu un doctorat sur la réintroduction des chimpanzés, décrit les sanctuaires comme « un exemple très visible d’échec de la conservation ». Si la conservation fonctionnait, explique-t-elle, les chimpanzés ne viendraient pas dans les sanctuaires.
Il n’est pas toujours facile de comprendre la raison pour laquelle ils existent. « Leur raison d’être est de sauver ces animaux, qui arrivent dans des conditions épouvantables, précise-t-elle. La majorité sont traumatisés, déshydratés, ils peuvent avoir des blessures par balle… ils sont des experts pour appliquer un triage… et remettre ces animaux sur pied ».
La gestion d’un sanctuaire se fait souvent au jour le jour, admet K.Farmer, et la lutte pour trouver des financements est constante. « Les sanctuaires n’ont tout simplement pas le temps ou les revenus nécessaires pour effectuer des audits et recueillir des données et des statistiques. Quand vous devez nourrir vos animaux et payer votre personnel, un plan stratégique n’est souvent pas votre priorité », déplore-t-elle.
Kay Farmer ajoute qu’une distinction a également été faite entre le bien-être individuel des animaux, comme cela est pratiqué par les sanctuaires, et la protection au niveau de la population générale, ce que défendent les groupes de conservation. C’est pourquoi beaucoup de grands donateurs ne veulent tout simplement pas donner aux sanctuaires.
« Il n’y a tout simplement pas assez de fonds et les gens se considèrent comme des concurrents », déclare-t-elle.
Cette concurrence théorique pour les fonds est une autre raison pour laquelle les sanctuaires ont été critiqués, mais c’est un point que Tully s’empresse de réfuter : « L’argent pour la conservation et l’argent pour le bien-être des animaux sont deux pots d’argent différents » dit-il, et quelques donateurs donnent aux deux.
Au-delà du bien-être des animaux
Si le bien-être des chimpanzés est leur objectif principal, de nombreux sanctuaires jouent également un rôle beaucoup plus important. En 1999, Raballand a pris le poste de chef de projet au Centre de conservation des chimpanzés (CCC) dans le parc national du Haut Niger en Guinée. Celui-ci se targue aujourd’hui d’avoir la plus forte densité de chimpanzés de toutes les zones protégées d’Afrique de l’Ouest.
Le sanctuaire contribue à la gestion du parc national et fournit des gardes forestiers pour les patrouilles anti-braconnage et les patrouilles d’exploitation forestière. Il participe aussi de manière significative à l’économie locale en achetant plus de 5 tonnes de nourriture par mois et en employant 30 employés permanents.
Le centre travaille également avec les villages locaux. En intégrant les communautés dans les initiatives de conservation, explique Estelle Raballand, les gens deviennent des « moteurs du changement » et développement un plus grand respect de la biodiversité locale, ce qui réduit considérablement les conflits entre les humains et les chimpanzés.
« Le développement communautaire et l’éducation sont une partie essentielle de notre action », déclare M.Tully. Les sanctuaires sont là sur le long terme, ce qui leur permet d’établir la confiance avec les communautés, de jouer un rôle dans la réduction de la pauvreté et de développer de meilleures relations avec les autorités.
« Les sanctuaires ne se contentent pas de s’occuper des animaux. Ils entretiennent des relations étroites avec le gouvernement et ont fait pression durant des années pour obtenir des changements et pour que les responsables gouvernementaux comprennent que ces chimpanzés ont une valeur en tant qu’espèce emblématique », explique Tully.
Le sanctuaire de Tacugama, en Sierra Leone, a été fondé par le Sri Lankais Bala Amarasekaran en 1995. Depuis, son succès repose sur un mélange de travail acharné et de diplomatie habile.
« D’autres sanctuaires et organisations de protection de la nature parlent de barrages routiers et de problèmes avec le gouvernement. Je n’ai jamais connu cela, admet B. Amarasekaran. Nous travaillons en étroite collaboration avec le gouvernement et ils ne nous considèrent pas comme une entité extérieure. Tacugama est considéré comme l’un des leurs ».
L’une des réalisations principales de Bala Amarasekaran a été de persuader le gouvernement de déclarer le chimpanzé comme animal national. Il a ainsi pu faire pression pour que des changements soient également apportés aux lois obsolètes sur la faune de Sierra Leone, et pour donner au nouveau symbole national une plus grande protection contre les trafiquants et les braconniers. « Vous ne pouvez pas faire du chimpanzé l’animal national et ne pas avoir de lois pour le protéger », souligne-t-il.
Pourtant, Amarasekaran dit qu’il veille à ce que le mérite revienne au gouvernement, et non pas au sanctuaire. « Vous vous concentrez sur l’objectif, pas sur celui qui l’a réalisé ».
Babar Turay, responsable de la conservation auprès de l’autorité nationale des zones protégées de Sierra Leone, une agence du ministère de l’Agriculture, des Forêts et de la Sécurité alimentaire, a travaillé en étroite collaboration avec Amarasekaran. « Si nous n’avions pas Tacugama, où emmènerions-nous tous ces chimpanzés capturés ? se demande-t-il. Est-ce que vous les capturez simplement et les renvoyez dans la forêt ? [Alors] ils seront vulnérables et les gens les captureront à nouveau ».
En raison de leur autonomie, B.Turay estime que les sanctuaires ont un rôle important à jouer pour « faire du bruit », sensibiliser la communauté locale et internationale, et forcer les gouvernements à agir. « C’est le pouvoir que nous n’avons pas directement », dit-il.
À Tacugama, dit Amarasekaran, nous « ne nous contentons pas de confisquer et de gérer un orphelinat ; nous sommes un mouvement, nous faisons bien plus que cela ».
Le sanctuaire mène un programme de sensibilisation depuis 12 ans et collabore maintenant avec 70 communautés à travers la Sierra Leone. Ces liens communautaires solides contribuent également au respect de la loi. Récemment, lorsque les trafiquants d’animaux ont été informés que les autorités se rapprochaient, ils ont pris la fuite. Amarasekaran a toutefois pu se rendre à la radio pour annoncer aux communautés locales que leur animal national était menacé. Dans les 30 minutes qui ont suivi, les habitants ont inondé la radio d’appels téléphoniques pour les informer de la localisation des braconniers. « Les gens ont ressenti un sentiment de devoir », explique-t-il.
Tacugama propose également des écolodges et des retraites de yoga, ce qui fournit des emplois et renforce l’idée que les primates ont plus de valeurs vivants que morts.
« Si vous ne créez pas une sorte de valeur pour les gens… dans les zones que nous leur demandons de protéger, comment vont-ils protéger ces endroits ? Si ce lien n’est pas fait, alors nous perdons notre temps » déclare-t-il.
L’écotourisme est également une source de revenus importante pour le projet, précise Amarasekaran. Les grands groupes de protection de la nature peuvent obtenir des subventions de recherche de plusieurs millions de dollars, mais les sanctuaires n’attirent pas ce genre de montants. « Les sanctuaires sont parfois considérés comme un cirque de bord de route », déplore-t-il.
« Nous sommes une organisation très fière, ajoute-t-il, nous ne passons pas nos journées à mendier. Soixante pour cent de nos coûts opérationnels sont couverts de l’intérieur, par nos propres initiatives ».
Tandis qu’Amarasekaran décrit la réintroduction comme « le rêve de tout directeur de sanctuaire », la réalité peut être différente. La réhabilitation et la libération d’un chimpanzé dans la nature sont coûteux.
L’espace est également très convoité, ajoute Amarasekaran. La Sierra Leone n’a plus qu’environ 6 % de sa forêt naturelle et il est impossible de relâcher des chimpanzés dans une zone où d’autres chimpanzés sauvages existent déjà. De plus, il est inutile de les relâcher là où ils ne peuvent pas être protégés. C’est pourquoi, explique-t-il, « notre objectif est d’empêcher les 5000-6000 chimpanzés qui sont encore dans la nature de venir dans le sanctuaire ».
Greg Tully rejoint Amarasekaran. « Les réintroductions de grands singes sont extrêmement compliquées, coûteuses et longues, et ne sont pas possibles dans de nombreux pays en raison du risque élevé de braconnage et du faible respect des zones protégées. Il ne s’agit pas seulement d’ouvrir la porte d’une cage et de les laisser partir ».
La plupart des sanctuaires APAS sont d’immenses enclos forestiers où les jeunes chimpanzés peuvent apprendre à grimper, à se socialiser et à reconnaître les dangers, comme les serpents venimeux. Mais en tout, l’APAS n’a relâché que 61 chimpanzés dans la nature, bien que 200 autres vivent sur de grandes îles, où ils peuvent se mélanger à d’autres populations de chimpanzés et rester en sécurité tout en vivant avec peu de soins humains.
« Pour ces raisons, bien que les membres de l’APAS souhaitent réintroduire davantage de primates dans la nature, ce n’est pas une priorité absolue, déclare Tully. Pour moi, cela souligne l’importance des soins des primates confisqués sur le long terme. Sans cette pièce du puzzle, les forces de l’ordre s’effondreraient ».
« Il est injuste de penser que les sanctuaires n’en font pas assez, conteste B.Amarasekaran. Les sanctuaires peuvent faire beaucoup plus simplement parce qu’ils investissent dans le pays ; les autres grandes organisations, elles vont et viennent.
Nous avons traversé des guerres de rebelles, nous avons survécu à Ebola, nous avons subi beaucoup de conflits civils – nous ne sommes jamais partis. »
Article original: https://news-mongabay-com.mongabay.com/2020/05/for-the-western-chimpanzee-sanctuaries-are-more-than-just-a-last-resort/