Nouvelles de l'environnement

Les prairies de Madagascar : un écosystème à part entière ?

  • Les prairies recouvrent la majorité du territoire malgache, mais sont souvent considérées comme de simples vestiges d’anciennes forêts rasées par l’homme.
  • Ces 15 dernières années, des scientifiques de Madagascar et d’ailleurs ont entrepris de démontrer que ces prairies sont en réalité des écosystèmes anciens et précieux.
  • De récents travaux révèlent que certains ensembles d’herbacées sont présents sur l’île depuis des siècles et s’y sont développés au gré des incendies naturels et de l’évolution d’herbivores aujourd’hui disparus, tels que les hippopotames et les tortues géantes.

Madagascar est souvent surnommée « l’île rouge » en raison de la haute teneur en fer de ses sols. Les écoliers malgaches apprennent que leur île était verte avant que l’homme ne détruise la quasi-totalité de ses forêts, une sorte de péché originel devenu croyance nationale. L’année dernière, le président du pays a promis de le reverdir grâce à une vaste campagne nationale de reboisement.

Il est toutefois peu probable que Madagascar ait un jour été recouverte exclusivement de forêts. C’est un mythe dont l’absence de fondement a été démontrée par des chercheurs il y a des décennies, mais qui a pourtant la vie dure dans l’imaginaire collectif. Même au sein de la communauté scientifique, ces prairies (qui recouvrent désormais presque toute l’île) ont parfois été considérées comme de simples forêts dégradées ou au mieux comme des territoires peu dignes d’intérêt. Mais ces 15 dernières années, des chercheurs malgaches et étrangers ont entrepris de réécrire l’histoire de ces paysages en lui donnant un vrai cadre scientifique.

Publiées le mois dernier dans Proceedings of the Royal Society B, leurs observations les plus récentes montrent que de nombreuses associations végétales (c’est-à-dire des groupes d’espèces qui poussent ensemble) sont depuis longtemps présentes sur l’île et se sont développées au gré des incendies naturels et de l’évolution d’animaux désormais disparus, comme les hippopotames.

« Nous espérons que cela fera changer le regard des gens sur les prairies », nous explique Cédrique Solofondranohatra, doctorante en botanique à l’université d’Antananarivo et principale auteure de l’étude. « On nous enseignait que les prairies n’avaient aucune utilité. Le discours dominant est que seules les forêts ont de la valeur. Les prairies ne seraient que le résultat de la dégradation humaine et ni plus ni moins que des friches. »

Cédrique Solofondranohatra, à droite, et un membre de son équipe de recherche recueillent des échantillons de plantes dans des prairies pyrophytes de l’aire protégée du massif d’Itremo, dans la région des Hautes Terres centrales de Madagascar. Photo : Maria Vorontsova.

Des racines anciennes

Les prairies de Madagascar ne retiennent guère l’attention des défenseurs de l’environnement. D’après les scientifiques, sur la centaine d’aires protégées que compte l’île, seules trois ou quatre offrent aux prairies une protection réelle, bien que fortuite, puisqu’elles étaient initialement conçues pour protéger d’autres types d’habitats.

Pourtant, les prairies malgaches abritent une multitude d’espèces d’animaux, dont des termites, des lézards, des serpents et des oiseaux. On a recensé 541 espèces d’herbacées, dont 40 % sont endémiques. En fait, les prairies recouvrent près de 65 % du territoire malgache, dont la majeure partie des Hautes Terres centrales où Solofondranohatra a mené ses recherches.

Un Turnix de Madagascar (Turnix nigricollis). Cette espèce vit dans une multitude d’habitats, dont les prairies. Photo : Frank Vassen via Wikimedia Commons (CC BY-SA 2.0).

Elle a découvert que, comme ailleurs dans le monde, les herbacées se répartissent en deux catégories : les espèces destinées à être pâturées, et les pyrophytes adaptées aux incendies.

L’étude souligne le rôle joué par les animaux dans l’évolution des herbes de pâturage. Les grands herbivores sauvages qui peuplaient jadis Madagascar, tels que l’hippopotame (du genre Hippopotamus) et les tortues géantes (du genre Aldabrachelys), broutaient à la fois le sommet des herbes et les plantes voisines qui, sans cela, auraient fait écran aux rayons du soleil. Il est à noter que des recherches sont en cours sur le régime alimentaire des gigantesques oiseaux-éléphants (du genre Aepy ornis, Mullerornis et Vorombe) et qu’il est possible qu’ils se nourrissaient également d’herbes.

Après la disparition des grands herbivores, ces plantes n’auraient pas survécu sans l’introduction de ce que Solofondranohatra appelle les « remplaçants de la mégafaune », c’est-à-dire le bétail. L’homme est arrivé sur l’île il y a au moins 2000 ans et y a par la suite introduit les bovins. Le bétail et la mégafaune sauvage ont probablement coexisté pendant 1000 à 1500 ans ; le remplacement a donc été progressif. Selon les paléontologues, l’extinction de la mégafaune aurait atteint son apogée aux alentours de l’an 850, avec l’effondrement des populations. Les animaux de grande taille auraient progressivement disparu au cours des siècles suivants.

Aujourd’hui, on retrouve généralement les espèces pâturables à proximité des villages et les plantes pyrophytes dans des lieux plus reculés. Celles-ci sont hautes et dotées de feuilles épaisses à la fois extrêmement inflammables et peu digestes pour les animaux. Prendre feu est pour ainsi dire inscrit dans leur ADN. Contrairement à de nombreuses espèces, leurs racines survivent aux grands incendies ; elles se multiplient donc quand d’autres meurent. D’après Solofondranohatra, les incendies naturels étaient chose commune sur l’île avant l’arrivée de l’homme, et la végétation s’est adaptée en conséquence. « La présence d’espèces pyrophytes endémiques vient étayer l’hypothèse que certaines prairies entretenues par le feu font depuis longtemps partie du paysage de la région », affirment dans leur étude la chercheuse et son équipe.

Bétail paissant dans la commune d’Ibity, dans les Hautes Terres centrales de Madagascar. Les auteurs d’une récente étude postulent que c’est désormais le bétail qui assure l’entretien des pâturages, comme le faisait jadis la mégafaune. On retrouve souvent ce type de végétation à proximité des villages. Photo : Maria Vorontsova.

L’un des premiers à s’être intéressé aux prairies malgaches est le biologiste David Burney qui, dans une étude de 1987, démontrait l’ancienneté des prairies et des incendies. Le territoire malgache était jadis une mosaïque de forêts, de bruyères, de marais et de prairies, comme nous l’apprennent les recherches menées par Burney et par d’autres. Nous ne disposons toutefois pas des données fossiles et paléoécologiques nous permettant de nous en faire une idée précise époque par époque. Il reste encore à déterminer quelle était la superficie exacte des prairies à l’extérieur des forêts et combien sont aujourd’hui encore des prairies « primaires » et non le produit du déboisement.

En tant que botaniste, Solofondranohatra s’est intéressée au fonctionnement des actuelles herbacées afin de comprendre comment elles ont autrefois évolué. Elle en a déduit que les prairies jouaient un rôle historiquement important, suggérant ainsi que l’impact de l’homme sur les forêts aurait pu être exagéré. Ceci dit, les conclusions des études paléontologiques et paléoécologiques divergent pour l’instant sur ce point.

L’étude des fossiles ne permet pas vraiment de conclure que les prairies étaient largement répandues sur le territoire malgache avant l’arrivée de l’homme. Elle révèle en fait un accroissement du nombre d’incendies et de la superficie des prairies à partir de l’an 700 de notre ère, qui serait vraisemblablement lié aux activités humaines et non à des modifications de précipitations ou de climat. Les animaux de grande taille qui vivaient sur l’île ont ensuite adapté leur régime alimentaire, consommant moins de feuilles d’arbres et davantage d’herbes, probablement suite aux modifications de leur environnement.

« Personne ne conteste l’ancienneté des prairies. Elles sont arrivées à Madagascar, comme partout ailleurs, pendant le Miocène », nous écrit Laurie Godfrey, une paléontologue de l’université du Massachusetts à Amherst qui a travaillé pendant plusieurs décennies à Madagascar. Elle fait ici référence à une époque qui s’est achevée il y a plus de 5 millions d’années. « Toutefois, on retrouve sur de nombreux sites des traces d’incendies régionaux et locaux [au cours des derniers 1300 ans environ], qui étaient bien trop intenses et nourris pour avoir une origine naturelle. Ils étaient d’origine humaine et ils ont considérablement altéré le paysage. »

Le territoire occupé par les prairies a varié en superficie pendant les périodes les plus reculées de l’histoire de l’île, explique Godfrey en s’appuyant sur des données provenant de l’étude des pollens. Elle met en garde contre la tentation d’attribuer aux prairies une seule et unique origine. « Il est vrai que les prairies sont anciennes, écrit-elle. Il est également vrai que les habitats malgaches ont été considérablement altérés par l’homme au cours du dernier millénaire, et même un peu avant, ce qui a abouti par endroits au remplacement de forêts par des prairies. »

Godfrey et d’autres scientifiques interrogés pour cet article notent que, indépendamment de ce qui a pu se produire pendant l’antiquité, il ne fait aucun doute que le taux de déforestation a été très élevé ces dernières décennies et qu’il fait peser une grande menace sur la biodiversité de l’île. Godfrey qualifie cette récente tendance de « franchement inquiétante ».

Cédrique Solofondranohatra, au centre, et son équipe de chercheurs ramassant les échantillons de plantes dans les prairies pyrophytes du parc national d’Isalo au sud-ouest de Madagascar. Photo : Maria Vorontsova.

Ici et maintenant

Les recherches botaniques de Solofondranohatra s’inscrivent dans le droit-fil des travaux de William Bond, un professeur de biologie émérite de l’université de Cape Town qui a attiré l’attention sur les prairies de Madagascar dans une étude de 2008. Bond y mettait en avant le rôle écologique des prairies tropicales, remettant en question la thèse selon laquelle elles ne sont que le produit de forêts dégradées. Dans un article publié en 2016 dans Science, il appelait à ne pas reboiser trop rapidement les prairies anciennes, car elles font de meilleurs puits de carbone que les forêts. Les herbacées peuvent notamment séquestrer du carbone en sous-sol, tandis que les arbres libèrent une grande partie de leur dioxyde de carbone lorsqu’ils se consument.

Ce débat a des implications politiques immédiates à Madagascar, dont le gouvernement a mis en place une vaste campagne de reboisement l’année dernière. Il comprend la plantation dans les prairies d’essences non indigènes, telles que l’eucalyptus et le pin.

Si ces espèces à croissance rapide constituent d’intéressantes sources de bois de chauffage et de bois d’œuvre, certains scientifiques appellent à ne pas les planter sur les prairies. Le gouvernement devrait plutôt cibler les zones récemment déboisées en bordure de forêt, nous explique Christian Kull, un géographe de l’université de Lausanne spécialisé dans les changements environnementaux à Madagascar, à l’occasion d’un entretien sur l’étude de Solofondranohatra. Selon lui, il faudrait éviter de transposer à Madagascar le paysage australien, où des forêts d’eucalyptus hautement inflammables se sont vues ravagées par les flammes.

Caroline Lehmann, biogéographe de l’université d’Édimbourg et co-auteure de l’étude, émet elle aussi des réserves concernant le programme de reboisement. Elle explique ainsi à Mongabay que l’île pourrait être confrontée à des risques d’incendie accrus si l’on continue à planter des eucalyptus et des pins. Les prairies devraient être considérées comme des écosystèmes qui jouent un rôle déterminant dans l’alimentation des animaux d’élevage et dans le maintien en bon état des bassins versants.

La ministre de l’Environnement malgache n’a pas souhaité répondre aux interrogations de Mongabay sur le sujet.

Prairies pyrophytes de l’aire protégée du massif d’Itremo, non loin de la ville d’Ambatofinandrahana, dans les Hautes Terres centrales de Madagascar. Photo : Maria Vorontsova.

Bannière : Un capucin de Madagascar (Lonchura nana), une espèce de passereau qui fréquente les prairies. Photo : Francesco Veronesi d’Italie via Wikimedia Commons (CC BY-SA 2.0). 

Références :

Solofondranohatra, C. L., Vorontsova, M. S., Hempson, G. P., Hackel, J., Cable, S., Vololoniaina, J., & Lehmann, C. E. (2020). Fire and grazing determined grasslands of central Madagascar represent ancient assemblages. Proceedings of the Royal Society B: Biological Sciences287(1927), 20200598. doi:10.1098/rspb.2020.0598

Vorontsova, M. S., Besnard, G., Forest, F., Malakasi, P., Moat, J., Clayton, W. D., … Randriatsara, F. O. (2016). Madagascar’s grasses and grasslands: Anthropogenic or natural? Proceedings of the Royal Society B: Biological Sciences283(1823), 20152262. doi:10.1098/rspb.2015.2262

Douglass, K., Hixon, S., Wright, H. T., Godfrey, L. R., Crowley, B. E., Manjakahery, B., … Radimilahy, C. (2019). A critical review of radiocarbon dates clarifies the human settlement of Madagascar. Quaternary Science Reviews221, 105878. doi:10.1016/j.quascirev.2019.105878

Burney, D. A. (1987). Late Quaternary stratigraphic charcoal records from Madagascar. Quaternary Research28(2), 274-280. doi:10.1016/0033-5894(87)90065-2

Burney, D. A. (1987). Late Holocene vegetational change in central Madagascar. Quaternary Research28(1), 130-143. doi:10.1016/0033-5894(87)90038-x

Bond, W. J. (2016). Ancient grasslands at risk. Science351(6269), 120-122. doi:10.1126/science.aad5132

Bond, W. J., Silander Jr., J. A., Ranaivonasy, J., & Ratsirarson, J. (2008). The antiquity of Madagascar’s grasslands and the rise of C4 grassy biomes. Journal of Biogeography35(10), 1743-1758. doi:10.1111/j.1365-2699.2008.01923.x

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Article original: https://news.mongabay.com/2020/06/grasslands-claim-their-ground-in-madagascar/

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