Nouvelles de l'environnement

« S’ils accaparent nos terres, nous sommes morts » : un village camerounais s’oppose au géant de l’huile de palme

  • Le village de Mbonjo se situe en plein cœur de la plus grande région productrice d’huile de palme et de caoutchouc du Cameroun. En 2000, la Société Financière des Caoutchoucs (Socfin), une société financière luxembourgeoise d’origine belge, qui opère dans des plantations de palmiers à huile et d'hévéas à travers des dizaines de filiales en Afrique et en Asie du Sud-Est a racheté les plantations nationales de palmiers à huile aux alentours du village.
  • À ce jour, l’entreprise possède quelque 58 000 hectares de plantations de palmiers à huile et d’hévéas dans la région sous le contrôle de sa filiale locale, Socapalm. En 2012, Socapalm a tenté d’étendre la plantation à de nouvelles zones, mais s’est heurtée à de vives protestations des communautés qui résidaient sur les zones qu’elle voulait racheter.
  • Socapalm s’est finalement retirée de la zone, mais la crainte qu’un jour maudit l’entreprise reprenne ses opérations, là où elle les avait interrompues, demeure pour les habitants de Mbonjo, alors que les problèmes autour des délimitations de la concession subsistent. Des ONG qui se sont rendues à Mbonjo ont rapporté divers problèmes.
  • Le président directeur général de Socfin, Luc Boedt, réfute les allégations selon lesquelles Socfin porterait préjudice aux communautés. Il affirme, au contraire, que la société les soutient en formant les habitants aux pratiques agricoles modernes, en les approvisionnant en nutriments pour améliorer la fertilité des sols, en leur garantissant un accès à l’eau et à l’électricité, en leur offrant des opportunités de scolarisation et d’emplois, et en créant un marché pour les productions agricoles

MBONJO, Cameroun — C’est en 2013 qu’Emmanuel Elong écrivit sa première lettre à Vincent Bolloré.

« L’impact du groupe que vous contrôlez sur nos vies est immense », écrit-il. « Et comme nous n’avons jamais eu de contact avec les représentants du groupe Socfin, nous nous adressons aujourd’hui à vous pour que vous nous aidiez à régler cette situation. »

Elong, agriculteur de 51 ans originaire du petit village camerounais Mbonjo, a décidé de porter ses griefs auprès d’un des plus influents hommes d’affaires français, Vincent Bolloré, occupant la 451e place au classement Forbes des milliardaires et président directeur général du groupe multinational Bolloré. Le groupe Bolloré opère dans des secteurs aussi variés que la logistique, la production de plastique, les médias, les télécommunications, la publicité, et les plantations tropicales en Afrique de l’Ouest. Le groupe Bolloré est un actionnaire clé de la multinationale luxembourgeoise Socfin (avec une participation de 38,75 %), qui possède des plantations d’hévéas et de palmiers à huile en Afrique de l’Ouest et en Asie du Sud-Est. Il a été reporté qu’au Cameroun, Socfin louait 78 400 hectares de terrain auprès du gouvernement camerounais.

Une tentative de rachat

Mbonjo est situé en plein cœur de la région abritant la plus grande production d’huile de palme et de caoutchouc du pays – un îlot de cabanes aux toits de tôle encerclé par des milliers de palmiers à huile surplombant le ciel bleu camerounais. En 2000, Socfin a racheté l’ex-société d’État. À ce jour, l’entreprise possède quelque 58 000 hectares de plantations de palmiers à huile et d’hévéas dans la région, sous le contrôle de sa filiale locale, Socapalm.

Le village de Mbonjo est entouré de toutes parts d’une mer de palmiers à huile. Image de Mongabay, Source d’imagerie satellitaire : Google Earth.

Des chemins de sable mènent de l’autoroute – en passant par les plantations monocultures – à l’enclave où Elong a commencé sa bataille il y a quelques années.

« En 2012, Socapalm a décidé de remplacer les vieux palmiers à huile par des nouveaux », explique Elong lors d’une visite de Mongabay au Cameroun en 2015. « Nous, villageois, résidons dans les bas-fonds, dans les zones marécageuses, les zones dans lesquelles ils n’opéraient pas encore. Pour ces raisons, la nouvelle direction a tenté d’étendre ses opérations vers ces zones marécageuses. Ils affirmaient que leurs nouvelles techniques de plantation leur permettraient d’y cultiver les palmiers à huile. Cette décision a inquiété les habitants vivant de petites cultures de manioc, de pommes de terre et de palmiers à huile.

Alors, j’ai dit stop ! J’ai rassemblé les riverains et je leur ai dit : “s’ils accaparent nos terres, nous sommes morts.” »

Un an plus tard, en avril 2013, des centaines de riverains vivant au sein de la concession de Socfin ou dans ses environs se sont réunis pour protester devant les installations de Socapalm. Ils ont bloqué les mouvements des équipements lourds de l’entreprise et l’accès à l’usine.

Elong rapporte que le soutien apporté par les villageois a été gigantesque : « Il y avait agents de police, mères, pères et enfants réunis. Tout le monde était là. »

Emmanuel Elong. Photo de Dylan Collins.

Socapalm s’est finalement retirée de la zone, mais la crainte qu’un jour maudit, l’entreprise reprenne ses opérations, là où elle les avait interrompues, demeure pour les habitants de Mbonjo, alors que les problèmes autour des délimitations de la concession subsistent.

Socfin suscite la controverse depuis des années pour ses pratiques agricoles dans les plantations et essuie de nombreuses critiques de détracteurs qui l’accusent d’accaparement de terres, de conditions de travail et de logement déplorables, de dégâts sur l’environnement, d’un manque de compensations adéquates pour ses travailleurs et d’autres abus encore. À Mbonjo en particulier, certains allègent encore d’autre violations : l’entreprise ne respecterait pas les conditions du contrat qu’elle a signé avec le gouvernement stipulant que les terrains sur lesquels se trouvent les plantations seraient restitués aux riverains.

Dans un entretien, un peu plus tôt dans l’année, le président directeur général de Socfin, Luc Boedt, a déclaré à Mongabay que l’entreprise avait décidé de ne pas étendre ses activités à la zone autour de Mbonjo, car « le terrain était (a) majoritairement composé de forêts [et] (b) déjà occupé illégalement par des villageois et nous ne voulions pas créer de conflits. »

« Ensuite la concession a été réduite, le terrain a été remis au gouvernement. » Il a ajouté qu’à ce jour ils formalisaient les délimitations des concessions convenues avec le gouvernement, et en accord avec les villages autour de leurs terrains.

Des enfants marchant le long d’un chemin de terre à Mbonjo. Photo de Dylan Collin.

Toutefois, Elong affirme que les 20 000 ha en question sont toujours occupés par l’entreprise sans qu’elle « ne verse aucun loyer ».

Après des années de conflits, Socfin a engagé Earthworm Foundation (EF, anciennement connue sous le nom Forest Trust) pour mettre en place sa nouvelle politique de gestion responsable, adoptée en 2017. Récemment, dans un entretien, le directeur pays de EF au Cameroun, Erith Ngatchou, a expliqué à Mongabay que Socfin devait mettre en œuvre une série de changements structurels pour résoudre les problèmes en cours et que le terrain, bien que cédé au gouvernement, n’avait toujours pas été restitué aux communautés qui l’habitent.

Subsiste également la question du consentement libre, informé et préalable des peuples (CLIP), un principe défini par les lignes directrices de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) sur les investissements étrangers et protégé par le droit international des droits de l’homme. Bon nombre de pays exigent que les entreprises obtiennent le CLIP avant d’entamer tout projet sur des terres occupées ou ancestrales. Cependant, au Cameroun, il n’existe pas de cadre juridiquement contraignant pour réglementer la procédure d’acquisition de terrain et de développement de plantations, ce qui permet aux entreprises de faire ce qu’elles veulent en toute impunité, comme l’affirment les opposants à ces projets.

« Les entreprises ne communiquent pas, elles ne veulent pas s’impliquer », dit Napoleon Bamenjo, président de l’Organisation de la société civile Relufa, basée à Yaoundé, la capitale camerounaise. « Ils ne connaissent qu’un seul actionnaire local : le gouvernement. Ils ne traitent pas avec la société civile ni avec les communautés locales. C’est pourquoi vous voyez ces conflits. »

Transformation des fruits des palmiers à huile en huile de palme. Photo de Dylan Collins.

Au cours des deux dernières décennies, le Cameroun a privatisé des secteurs économiques clés et mis en place des programmes d’ajustements structurels initiés par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI). Les gouvernements ont dû ajuster leurs politiques pour obtenir des prêts, ce qui a favorisé la privatisation et les investissements étrangers. Socfin fait partie de ces entreprises qui ont bénéficié de cette opportunité, en développant des projets agro-industriels qui sont devenus les deux plus importants du pays.

Au début, les habitants espéraient que ces changements amélioreraient leurs conditions de vie. Mais, selon Elong, ces beaux espoirs sont vite partis en fumée.

« La première chose qu’ils aient faite a été de se débarrasser des anciens contrats qui garantissaient le travail des jeunes de la communauté », fait-il remarquer. « Nous nous sommes encore une fois retrouvés sans emploi. La deuxième a été d’annuler les contrats que les petits propriétaires avaient avec la société de plantation nationale. Ils avaient leur propre usine, et les habitants locaux ont été laissés de côté. »

Une histoire de controverses

Les opérations de Socfin ont suscité la consternation à l’échelle locale et planétaire. Entre 2010 et 2012, l’ONG française ReAct a fédéré les actions des propriétaires de terrains de différents pays, qui ont par la suite déposé des plaintes contre Socfin, Bolloré et leurs filiales locales.

En 2010, quatre organisations internationales, le Centre pour l’environnement et le développement au Cameroun (CED), la Fondation camerounaise d’actions rationalisées et de formation sur l’environnement (FOCARFE), l’Association française Sherpa et l’ONG allemande Misereor, se sont associées pour déposer une plainte devant les Points de contact nationaux (PCN) français, belge et luxembourgeois de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) contre Socfin, Bolloré et deux de leurs organismes financiers, pour non-respect des principes directeurs de l’OCDE. Après examen de la plainte, le point de contact national français rapporte que « les activités de Socapalm ont contrevenu à certains principes directeurs relevant des chapitres sur les principes généraux, l’emploi et les relations professionnelles, et l’environnement, et les sociétés visées dans la saisine n’ont pas respecté les recommandations de l’OCDE en matière de publication d’informations ».

L’huile de palme est obtenue en pressant la pulpe des fruits du palmier à huile. C’est l’huile végétale la plus consommée au monde ; elle est utilisée dans la fabrication d’une multitude de produits, des biscuits et bonbons aux dentifrices et cosmétiques. Photo de Dylan Collins.

En 2010, Elong a fondé Synaparcam, la Synergie nationale des paysans et riverains du Cameroun, avec l’objectif d’entamer un dialogue avec Bolloré. En 2014, à la suite de revendications envoyées à Vincent Bolloré, Emmanuel Elong a été invité par l’homme d’affaires français à une table à ronde à Paris. En revanche, Socfin a décidé de boycotter le dialogue, et par conséquent les négociations ont marqué le pas.

« Nous ne nous entretenons qu’avec des organisations reconnues », déclare le président directeur général de Socfin, Luc Boedt, à Douala en 2015, lorsqu’il est questionné sur son absence à la table ronde. « Et pas avec un paysan qui pense qu’il doit se donner en spectacle. »

Luc Boedt réfute les allégations selon lesquelles Socfin porterait préjudice aux communautés. Il affirme, au contraire, que la société les soutient en formant les résidents aux pratiques agricoles modernes, en les approvisionnant en nutriments pour améliorer la fertilité des sols, en leur garantissant un accès à l’eau et à l’électricité, en leur offrant des opportunités de scolarisation et d’emplois, et en créant un marché pour les petites productions agricoles.

« Alors en même temps que nous réalisons cet investissement risqué et que nous obtenons des résultats, les ONG, elles, concentrent leurs efforts sur des petits aspects de dysfonctionnement [et critiquent] les investissements privés sans offrir d’alternatives », ajoute Boedt. « [Dire] que les petits paysans doivent rendre l’Afrique auto-suffisante est une chose, y arriver en est une autre. »

D’après le rapport du Point de contact national (PCN), le refus de Socfin à respecter les actions sur le terrain a conduit le PCN belge (qui a repris la médiation après la France) à abandonner son rôle de médiateur en 2017.

Erith Ngatchou de Earthworm Foundation s’est rendu à Mbonjo en 2018 et a rapporté que divers problèmes subsistaient, notamment des affaires toujours en cours sur les droits de terrain, les conditions de logement déplorables pour les travailleurs et une faible proportion de la population locale dans les effectifs de l’entreprise.

Image de Dylan Collins.

Si Emmanuel Elong et Synaparcam affirment que les problèmes liés aux activités de Socapalm près de Mbonjo n’ont fait que s’aggraver depuis plus de dix ans, Ngatchou, lui, reste optimiste et pense que les choses avancent, car « le siège est maintenant convaincu qu’un changement doit avoir lieu ».

Pourtant, selon les détracteurs, la société n’a manifesté aucun signe de changement dans cette direction. En mai 2019, plusieurs ONG ont assigné Bolloré en justice pour non-respect de ses engagements envers les communautés dans l’amélioration des conditions de vie et de travail dans leurs plantations au Cameroun. L’issue de l’affaire n’est toujours pas connue à ce jour.

« Il y a des affaires ici [au Cameroun] qui sont en cours depuis des années », a expliqué Ngatchou la première année où son ONG a travaillé avec Socapalm. Deux ans plus tard, il parle toujours d’irrégularités concernant les zones de plantations, et de confusion concernant les délimitations de ces plantations. Les auditeurs d’Earthworm Foundation ont aussi découvert que le terrain loué par Socapalm était occupé par une personne différente de celle qui le louait au gouvernement. « Mais, c’est ça la corruption », ajoute Ngatchou.

Emmanuel Elong et les communautés des alentours sont toujours dans l’attente d’une résolution de leur affaire. Mais, « cela ne semble pas être une priorité », déplore Elong.

« La prochaine étape serait de prendre [Socfin] par la main et de leur montrer comment gérer le dialogue avec les communautés », dit Ngatchou d’Earthworm. « Le problème n’est pas uniquement de nier les faits, c’est de ne pas avancer. »

 

L’étude pour alimenter ce récit a débuté en 2013, avec des visites sur le terrain, au Cameroun et en Sierra Léone, en 2015 et 2016. L’auteur continue de suivre de près le cours des évènements, reçoit régulièrement des informations de la part des communautés et des personnes sur le terrain et vérifie les nouvelles avancées en maintenant le dialogue avec les différentes parties prenantes dans les pays concernés.

Image de bannière de Dylan Collins.

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Article original: https://news.mongabay.com/2020/06/if-they-take-our-lands-well-be-dead-cameroon-village-battles-palm-oil-giant/

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