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Les barrages tropicaux existants ou en projet dévastateurs pour la pêche à travers le monde : étude

  • Contrairement à la plupart des recherches qui se concentrent sur un seul barrage, une étude récente tente d’analyser plus globalement l’impact des barrages tropicaux sur les poissons d’eau douce, en analysant les informations issues des précédentes études à travers le monde.
  • L’étude s’étend sur une zone géographique comptant 10 000 espèces de poisson, ces dernières ayant été analysées au regard des 40 000 barrages existants et des 3 700 barrages en construction ou en projet.
  • Les scientifiques ont constaté que les points chauds de biodiversité, en particulier les bassins versants de l’Amazone, du Congo, de la Salouen et du Mékong risquaient d’être fortement affectés, puisque leur fragmentation pourrait atteindre en moyenne 25% à 40% en raison de l’actuelle expansion de l’énergie hydroélectrique dans les zones tropicales.
  • Les barrages nuisent à l’écologie des poissons en fragmentant les rivières, en empêchant la migration des espèces, en réduisant le taux d’oxygène dans les réservoirs et les cours d’eau, en perturbant les flux saisonniers et en bloquant les sédiments nutritifs. Par ailleurs, les peuples indigènes et traditionnels pourraient également voir leurs moyens de subsistance et de commerce traditionnels mis à mal en raison de la diminution du nombre de poissons.
Le barrage des trois gorges en Chine sur la rivière du Yangtze. Image de Le Grand Portage, copyright CC BY 2.0.

Le nombre de barrages hydroélectriques est en hausse dans les régions tropicales, leur énergie étant, soit considérée comme vitale pour le développement, soit présentée sous la bannière de l’énergie renouvelable. Or, les barrages ont (et les nouveaux barrages auront certainement) un impact désastreux sur les poissons de rivière, selon la nouvelle enquête réalisée à l’échelle mondiale par les chercheurs de l’Université de Radboud, l’agence d’évaluation environnementale des Pays-Bas (PBL) et le projet « Natural Capital » de Stanford.

L’étude, récemment publiée dans le journal PNAS, cartographie l’impact des barrages tropicaux actuels et en projet sur des milliers d’espèces de poisson et montre que la construction de barrages accroit la fragmentation des habitats des rivières telles que l’Amazone, le Niger, le Congo, la Salouen et le Mékong d’au moins un quart.

« Il faut d’abord comprendre les effets des barrages sur la fragmentation des habitats piscicoles avant de pouvoir quantifier les échanges [écologiques] », dit Valerio Barbarossa, chercheur à PBL, l’Agence d’évaluation environnementale des Pays Bas et auteur principal de l’étude.

Même si les chercheurs ont longtemps pensé que la multiplication des barrages au niveau mondial constituait une menace sérieuse pour les habitats des rivières, il n’existait jusqu’à présent aucune étude évaluant ces effets. Les barrages sont actuellement plus nombreux (et par conséquent la fragmentation des habitats plus élevée) aux États-Unis, en Europe, en Afrique du Sud, en Inde et en Chine. Mais les écologistes ont tiré la sonnette d’alarme en voyant l’énergie hydroélectrique se développer rapidement dans les zones tropicales ces dernières années.

Intéressé par ce sujet, Barbossa a commencé à synthétiser tout le savoir disponible lors de sa thèse de doctorat. Il a collecté puis analysé les données sur un périmètre comptant 10 000 espèces de poissons et a comparé ces dernières à l’emplacement des 40 000 barrages existants.

Il ne s’est pas contenté d’analyser les barrages existants, mais a également étudié les 3 700 barrages en construction ou en projet. Barbossa a constaté que les points chauds de la biodiversité tels que les bassins versants de l’Amazone, du Congo et du Mékong (refuges à des géants charismatiques tels que la raie d’eau douce et un grand nombre de plus petites espèces) risquaient d’être durement affectés.

« La fragmentation [de l’habitat] pourrait atteindre en moyenne 40% à cause de l’expansion actuelle de l’énergie hydroélectrique dans les tropiques », dit Barbarossa à Mongabay. « [P]ar exemple, l’achèvement d’un barrage prévu sur la rivière Purari en Papouasie Nouvelle-Guinée pourrait avoir un impact majeur sur les poissons qui migrent depuis et vers l’océan pendant leur cycle de vie. » Il ajoute que ce barrage pourrait couper la connectivité entre les habitats des poissons d’eau douce d’environ 80%.

Une raie géante d’eau douce (Himantura polylepis) originaire des rivières d’Asie du Sud-Est. Cette espèce parmi d’autres est menacée par la construction de barrage dans le bassin du Mékong. Image de Barry Rogge, copyright CC BY 2.0.

Rupture de la connectivité fluviale et modification de l’écologie

La fragmentation de l’habitat se produit lorsque de vastes étendues de territoire (ou territoire fluvial dans le cas présent) sont interrompus par des aménagements (routes, plantations agricoles, gazoducs ou barrages), isolant génétiquement des populations d’animaux et réduisant leur territoire.

« En bloquant leur migration, les barrages ont pour effet de réduire ou stopper la reproduction des espèces, de réduire leur aire de répartition et d’isoler des populations », a déclaré Philip Fearnside, professeur au Brésil à l’Institut national de recherche d’Amazonie, qui n’a pas participé à l’étude.

Dans certains cas, a-t-il ajouté, les barrages peuvent avoir un effet inverse mais qui reste toujours nuisible. Par exemple, les passes à poissons facilitent l’invasion par des espèces non-endémiques de certaines zones en leur permettant de contourner les barrières naturelles, telles que les chutes d’eau, qui ont disparu avec la construction des barrages.

Également préjudiciable sur le plan écologique : en transformant les courants rapides en réservoirs d’eau calme, les barrages entraînent l’appauvrissement en oxygène des eaux profondes, et anéantissent potentiellement les espèces benthiques (non seulement dans les lacs artificiels, mais aussi en aval des cours d’eau). « L’eau libérée par les turbines et les déversoirs provient généralement des profondeurs du réservoir, là où il n’y a peu voire pas d’oxygène, tuant ainsi les poissons en aval », a déclaré Fearnside.

L’impact négatif des barrages tropicaux sur la biodiversité peut être mis en évidence par la forte diminution du nombre de poissons-chats géants du Mékong et de poissons-chats géants d’Amazonie, ainsi que par l’extinction récente du spatulaire chinois, qui, bien qu’ayant survécu des millions d’années, a vu sa population considérable réduite à cause des barrages.

La disparition d’espèces n’a pas seulement un impact sur la biodiversité : les peuples autochtones et traditionnels dépendent des poissons des rivières tropicales pour leur subsistance et le commerce, déclare Fearnside. Quand les barrages font disparaître les poissons, ils mettent à mal les moyens de subsistance de ces communautés, parfois avec des effets économiques et sociaux catastrophiques, les forçant à se tourner vers des économies de rente auxquelles elles ne sont pas préparées.

Dessin scientifique de 1868 du spatulaire chinois (Psephurus galdius), probablement éteint, originaire du bassin du Yangtsé. Le barrage de Gezhouba a bloqué sa migration, tandis que la dégradation de son habitat et les prises accidentelles ont contribué à sa disparition. La dernière observation enregistrée remonte à 2003. Image du domaine public.

Impacts négatifs en aval des cours d’eau

Les barrages ont d’autres effets non-négligeables. Non seulement ils perturbent les migrations et provoquent une désoxygénation en aval des cours d’eau, mais ils rendent également les débits fluviaux imprévisibles, en libérant l’eau en fonction des besoins en électricité. Cela a pour effet d’altérer les variations naturelles du débit des rivières, éliminant un signal important pour le comportement des poissons, potentiellement nécessaire à une écologie riveraine saine.

Par exemple, dans les plaines inondables d’Amazonie, de nombreux poissons se reproduisent dans des lacs (notamment d’importantes espèces commerciales) qui, lors des crues saisonnières, sont inondés et enrichis en sédiments riches en nutriments, favorisant ainsi la croissance des poissons nouvellement éclos de ces habitats essentiels qui font office de « nurserie ». Mais depuis la construction des barrages, les lacs sont à peine alimentés par ces crues.

« Les barrages piègent les sédiments dans les réservoirs, réduisant ainsi la teneur en éléments nutritifs et la production de poisson dans les tronçons en aval de la rivière », a expliqué Fearnside. « Ce qui est particulièrement ironique, c’est que la majeure partie des barrages que le Brésil prévoit de construire au Pérou et en Bolivie, emprisonneront les sédiments et réduiront la production de poisson au Brésil », nuisant à l’écologie et aux pêcheries du pays.

« Nous savions que le développement des infrastructures fluviales [auraient] un impact sur les espèces piscicoles, mais dans la plupart des zones soumises à une forte pression de développement, très peu de données étaient disponibles pour évaluer les impacts potentiels », a déclaré le chercheur Rafael Schmitt, du projet « Natural Capital » de Stanford et co-auteur de l’étude. Les scientifiques suggèrent que leurs données peuvent aider à concevoir plus stratégiquement les barrages, afin d’éviter des effets dévastateurs.

Après la construction de deux barrages sur la rivière Madère au Brésil, les scientifiques ont détecté un déclin de la population de plusieurs espèces de poissons d’importance commerciale, dont le pacu, branquinha et jaraqu. Image de Marcio Isensee e Sá / InfoAmazonie / Mongabay.

Fearnside a salué la portée de cette nouvelle étude, déplorant que la plupart des recherches se concentrent sur « un barrage à la fois ». Le travail de l’équipe met ainsi en évidence le problème à l’échelle mondiale.

Cependant, il s’oppose à certains autres aspects de la recherche qui suggèrent des résultats gagnant-gagnant, c’est à dire l’idée que l’étude peut aider à choisir des sites pour l’expansion de l’hydroélectricité ou à créer des constructions de contournement fluvial moins dommageables pour les populations de poissons.

« Ma lecture des résultats n’est pas si favorable aux supposés résultats ‘gagnant-gagnant’ », a-t-il déclaré. « Pour moi, les résultats indiquent que, à de rares exceptions près, nous devrions simplement arrêter de construire de grands barrages… Il est important de rester concentré sur la décision de construire ou de ne pas construire de barrages, plutôt que de supposer que les barrages sont inévitables et que seuls des ajouts modestes pour atténuer les impacts sont ouverts à la discussion. »

Citation:

Barbarossa, V., Schmitt R., Huijbregts, Mark., Zarfl, C., King, H., Schipper, A. (2020.) Impacts of current and future large dams on the geographic range connectivity of freshwater fish worldwide. Proceedings of the National Academy of Sciences 117 (7) 3648-3655. DOI: 10.1073/pnas.1912776117.

Image de bannière : Un Arapaïma, poisson d’eau douce parmi les plus gros au monde, au jardin zoologique de Cologne. Ce poisson de l’Amazone dépend du rythme des crues, attribut écologique des rivières réduites à cause des barrages. Image de Superbass, copyright CC BY-SA 3.0.

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Article original: https://news.mongabay.com/2020/02/past-and-future-tropical-dams-devastating-to-fish-the-world-over-study/

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