• Au milieu des années 1800, la biodiversité extraordinaire des îles Aru a contribué à inspirer la théorie de l’évolution par la sélection naturelle.
  • Cependant, il y a quelques années, un politicien corrompu a accordé à une seule entreprise la permission de convertir la plupart des forêts tropicales de ces îles en une vaste plantation de canne à sucre.
  • Le peuple d’Aru a réagi. Aujourd’hui, l’histoire de leur campagne locale résonne à travers le monde comme un mouvement mondial grandissant et cherche à provoquer l’action des gouvernements sur la question des changements climatiques.

Ce document est édité conjointement avec The Gecko Project. Un soutien additionnel a été offert par Earthsight.

I. Le mouvement commence

Par une fin de soirée pluvieuse d’août 2013, un collégien du nom de Collin Leppuy s’est présenté à la porte du Père Jacky Manuputty, un ministre du culte de la ville côtière d’Ambon, en Indonésie. Il venait pour demander de l’aide ; sa terre natale était menacée.

Collin, 23 ans à l’époque, avait grandi dans les îles Aru, un archipel densément couvert de forêts en bordure est de la plus grande nation insulaire au monde. Il étudiait dans le domaine des politiques de sécurité sociale à l’université d’Ambon, la capitale de la province des Moluques. Collin avait récemment organisé des manifestations dans la ville contre un politicien corrompu qui a gouverné Aru pendant près de dix ans. Reconnu coupable d’avoir siphonné des millions de dollars à même les fonds publics, le politicien avait pris la fuite avant que les autorités ne lui mettent la main au collet. Collin s’était senti fier du résultat, mais un sentiment d’urgence a refait surface lorsqu’il a découvert ce que le politicien avait fait d’autre avant son arrestation.

Collin, 23 ans à l’époque, avait grandi dans les îles Aru, un archipel densément couvert de forêts en bordure est de la plus grande nation insulaire au monde. Il étudiait dans le domaine des politiques de sécurité sociale à l’université d’Ambon, la capitale de la province des Moluques. Collin avait récemment organisé des manifestations dans la ville contre un politicien corrompu qui a gouverné Aru pendant près de dix ans. Reconnu coupable d’avoir siphonné des millions de dollars à même les fonds publics, le politicien avait pris la fuite avant que les autorités ne lui mettent la main au collet. Collin s’était senti fier du résultat, mais un sentiment d’urgence a refait surface lorsqu’il a découvert ce que le politicien avait fait d’autre avant son arrestation.

Paradisiers grand-émeraude mâles (Paradisaea apoda) montrant leur plumage, îles d’Aru. Image par Tim Laman/ courtoisie de Tim Laman et du Cornell Lab of Ornithology.

Jacky a invité Collin à entrer chez lui et a écouté son appel à l’aide. À l’aube de la cinquantaine, cheveux très courts, noirs et bouclés, arborant une épaisse moustache et un air doux et sévère à la fois, Jacky détenait un rang élevé dans l’Église protestante des Moluques, elle qui comprenait plus de 700 paroisses à travers la région. Dans sa jeunesse, Jacky avait été inspiré par les idées de théologie de la libération, un courant de pensée chrétien qui a vu le jour en Amérique latine afin d’aider les pauvres et les opprimés, et par les soulèvements populaires contre l’autoritarisme. Pendant des décennies, il a aidé des communautés rurales de l’est de l’Indonésie à se défendre contre des avancées non sollicitées de sociétés extractives. Maintenant, Collin demandait à Jacky de faire de même pour les habitants d’Aru.

Jacky était sur ses gardes. Il savait bien où une situation tendue pouvait mener les groupes autochtones qui résistaient aux projets appuyés par le gouvernement. Sur son île natale d’Haruku, à une courte distance en bateau d’Ambon, sa propre communauté s’était fracturé lorsqu’une société d’exploitation minière avait tenté de s’y implanter. Des conflits entre villages voisins en faveur et contre le projet avaient mené à la violence. Du côté de Jacky, on avait tenté de poursuivre la société en justice, mais le conflit a connu une fin décisive seulement lorsque les villageois ont incendié le campement de la société. Maintenant, Jacky se demandait si les habitants d’Aru seraient assez unis dans leur opposition à la plantation de canne à sucre ou s’il se dirigeait tout droit vers une situation qui pourrait vite dégénérer.

Au son du crépitement de la pluie, Jacky et Collin ont élaboré un plan. Ils allaient inviter des étudiants de l’île à Ambon à assister à une vigile à la chandelle en tant qu’acte de solidarité. Collin allait réunir ses pairs dans une salle de classe de son école tandis que Jacky les dirigerait dans la prière. Ensuite, ils discuteraient ensemble de la meilleure façon de faire.

La superficie totale des îles d’Aru est de 8 570 kilomètres carrés (3 310 miles carrés), ce qui équivaut environ à la superficie de Puerto Rice.

Le soir suivant, Collin s’est présenté avec une douzaine d’autres étudiants. Durant le service de Jacky, ils ont demandé s’ils pouvaient chanter une chanson populaire qui raconte le mythe de la fondation du peuple d’Aru. Jacky les a écoutés alors qu’ils murmuraient les paroles racontant une dispute entre deux frères pour un harpon doré pour attraper le poisson aux pouvoirs surnaturels. La bagarre entre les deux frères a incité Dieu à frapper leur île d’un tremblement de terre et d’un raz de marée, la séparant en deux et forçant ses habitants à mettre les voiles pour l’archipel aujourd’hui connu sous le nom d’Aru.

Mais Jacky les a rapidement interrompus. La chanson avait une résonance culturelle profonde, mais les étudiants la chantaient comme s’ils avaient honte de leur héritage. Pour Jacky, cela reflétait un manque d’esprit qui était absolument nécessaire s’ils voulaient confronter les forces ralliées contre Aru.

« Ne vous embarquez pas dans cette lutte si vous n’être pas fiers de votre identité d’Aruais », les a-t-il prévenus. « Si vous ne l’êtes pas, la société viendra et vous payera, l’un après l’autre. ».

« Chantez-la encore une fois », a-t-il ajouté. « Avec encore plus d’énergie que lorsque vous chantez l’hymne national. »

Ils l’ont fait, cette fois, avec plus de fougue.

À la fin de la soirée, ils ont écrit deux mots sur un bout de papier : SOS ARU.

Jacky, au centre, avec Collin, troisième à partir de la droite, et les autres étudiants durant la vigile à la chandelle, en août 2013. Les affiches disent « Priez pour Aru! »

Au cours des mois qui suivront, cette phrase, comme d’autres semblables, allait devenir un appel à l’action pour un mouvement populaire qui allait se répandre d’Aru à Ambon, jusqu’à Jakarta, la capitale indonésienne, et plus loin encore.

Cela a rassemblé des hommes et des femmes autochtones de tous âges, un groupe d’étrangers qui se sont ralliés à leur cause, et des sympathisants de partout sur la planète. En jeu, des visions de développement opposées. La société et ses alliés politiques ont dit aux Aruais qu’ils étaient arriérés et pauvres, et que la seule façon de s’en sortir était de faire confiance à un conglomérat sans visages. Mais les gens d’Aru ont fait le point sur le monde naturel qui les entourait, et ils ont dit non.

Il est devenu rapidement évident qu’ils ne luttaient pas seulement contre la plantation, mais pour quelque chose d’encore plus fondamental ; responsabiliser le gouvernement face au peuple dans un pays où les intérêts commerciaux ont coopté grandement les leviers du pouvoir public. Il s’agissait d’une lutte dont l’issue allait décider du sort de l’une des plus importantes étendues de forêts tropicales au monde, et des gens dont les vies et la culture y sont liées. Aujourd’hui, leur combat résonne partout sur la planète alors qu’un mouvement mondial grandissant cherche à confronter ce même choix binaire entre la prospérité et l’environnement.

Mais au tout début, il n’y avait qu’une douzaine d’étudiants, un prêtre et deux mots sur un bout de papier.

« C’est le mouvement qui commence », dira Jacky plus tard. « Dans cette pièce. »

II. « En fin de compte, c’est une question de pouvoir »

Des milliers d’années avant l’arrivée de Menara Group à Aru, l’archipel faisait partie d’un immense territoire incluant également l’Australie et la Nouvelle-Guinée. C’était avant que les océans montent à la fin de la dernière ère glaciaire, transformant Aru d’une série de collines poreuses en bordure d’un ancien supercontinent en un regroupement d’îles du Pacifique occidental. Ce passé géologique a façonné Aru en un paysage rare, composé de riches forêts posées sur un karst truffé de grottes et de sources souterraines. Les îles, tassées les unes sur les autres, sont divisées d’est en ouest par trois canaux sinueux d’eau salée débouchant sur la mer aux deux extrémités. La côte est bordée par des murs de coraux, des falaises de calcaire et des mangroves.

D’un point de vue biologique, Aru est un monde tout à fait différent des îles plus connues situées à l’ouest. On n’y retrouve aucune trace de gros félins, de primates ou d’éléphants qui ont évolué sur les îles de Java, Sumatra et Bornéo, jadis liées au continent asiatique. La faune et la flore d’Aru ressemblent davantage aux biomes du sud de la Nouvelle-Guinée et du nord de l’Australie, mais avec des caractéristiques uniques qui lui sont propres, résultat d’une isolation écologique de plusieurs millénaires. Aujourd’hui Aru abrite des kangourous vivant dans les arbres et des casoars, ces oiseaux coureurs de sous-bois.

Le naturaliste pionnier Alfred Russel Wallace « s’est délecté des merveilles » de la faune et de la flore d’Aru, décrivant l’île comme étant « la plus remarquable, la plus magnifique et la moins connue au monde. » Cela n’a presque pas changé : le savoir de la communauté scientifique mondiale sur la biodiversité d’Aru demeure « surprenamment incomplet », écrivaient les chercheurs Ken Aplin et Juliette Pasveer en 2005. « Durant la dernière moitié du siècle, relativement peu de biologistes ont visité les îles et pour une durée de quelques semaines seulement. »

Ce dessin, de l’illustrateur d’histoire naturelle Thomas Wood, a paru dans le magnum opus de Wallace de 1869 « The Malay Archipelago ». Il était intitulé « Natives of Aru shooting the great bird of paradise » (Autochtones d’Aru tirant sur les paradisiers).

Au milieu du 19e siècle, Wallace a voyagé pendant huit ans à travers l’archipel qui forme aujourd’hui l’Indonésie. C’est Aru qui l’avait fasciné le plus. Il a écrit dans son journal : « Je pense à tous ceux à part moi-même qui ont tant espéré atteindre ces royaumes féériques et voir de leurs propres yeux toutes ces choses magnifiques et extraordinaires que je rencontre chaque jour. » Son séjour de six mois sur l’île d’Aru a inspiré ses idées révolutionnaires sur l’évolution de la vie sur Terre. Une partie des mérites pour la théorie de l’évolution lui a été attribuée par son plus célèbre contemporain Charles Darwin, lui qui avait eu une expérience révélatrice similaire dans les îles Galapagos.

En 1857, lorsque Wallace est arrivé à Dobo, la ville principale d’Aru, il y a trouvé un port animé, connecté au monde par d’anciennes voies commerciales qui lui procurait une ambiance tout à fait unique. Perles fines et écailles de tortue prenaient la mer vers l’Europe tandis que des produits fins comme les ailerons de requin, les nids d’hirondelle et les concombres de mer prenaient la direction de la Chine. Aru exportait aussi les plumes des paradisiers grand-émeraude, jaunes et soyeuses, qui ornaient la couronne des souverains de contrées lointaines, de l’Espagne au Népal. Dobo était peuplée de marchands bugis et chinois naviguant sur des bateaux de bois, de commerçants d’autre part des Moluques, telle que la région était connue à l’époque, et d’Aruais qui exportaient des produits exotiques. « J’ose dire qu’il y a aujourd’hui près de cinq cents personnes ici [à Dobo] de races différentes », écrivait Wallace. « Ils se sont tous rencontrés dans ce coin reculé de L’Est, comme ils l’appellent, afin de ‘trouver fortune’, de faire de l’argent de toutes les façons possibles. »

Dans la deuxième moitié du 20e siècle, le gouvernement indonésien a cherché à établir les peuples nomades de chasseurs-cueilleurs vivant dans les forêts d’Aru dans des villages permanents en bordure des côtes et des rivières. Comme les autochtones de partout au pays, les Aruais ont été forcés à se convertir à l’une des six religions approuvées par l’État ; la plupart ont choisi le christianisme et, dans une moindre proportion, l’islam. Mais même si le gouvernement faisait parfois incursion dans leurs vies (au début des années 1990, la marine a créé la colère chez les villageois du sud d’Aru lorsqu’ils ont réquisitionné leurs terres pour y implanter une base aérienne), il laissait généralement les Aruais tranquilles. Avec plus de 60 000 personnes au début du siècle, parlant 14 langues autochtones différentes et s’organisant en clans répartis en 117 villages, les Aruais se sont gouvernés eux-mêmes selon des systèmes complexes de lois traditionnelles. Même après avoir adopté un mode de vie plus sédentaire, ils dépendent toujours grandement de la nature, chassant cerfs, sangliers et wallabies et ramassant des crabes, la gomme des arbres et d’autres produits de la nature. Ils maintiennent un lien spirituel avec la forêt qu’ils croient habitée des esprits de leurs ancêtres.

Une femme vend des légumes au marché de Dobo.
Image par Leo Plunkett/ The Gecko Project.

Pourtant, beaucoup d’Aruais désirent toucher aux fruits de la vie économique auxquels ils ne peuvent accéder qu’en étant loin de leurs villages. Alors qu’ils avaient gratuitement accès à des produits de la forêt et de la mer, le commerce de ces marchandises était généralement contrôlé par les marchands de Dobo et les sociétés étrangères, excluant les Aruais de la plupart des profits empochés. Plusieurs locaux sont devenus des travailleurs salariés, travaillant pour des projets de construction à Dobo, sur des bateaux de pêche industrielle ou encore dans des plantations ailleurs au pays. Tout argent gagné permettait de faire un bon bout de chemin à la maison, où il pouvait être utilisé pour construire une maison, payer les frais scolaires ou acheter un téléphone cellulaire ou de l’équipement de navigation.

Malgré sa richesse en ressources naturelles, Aru était l’une des régions les moins développées d’Indonésie. Dans les années 1990, le gouvernement national a officiellement désigné près de la totalité des villages d’Aru de « laissés pour compte », les décrivant comme étant particulièrement sous-développés. Beaucoup d’Indonésiens méprisaient les groupes marginalisés comme celui des Aruais, qu’ils considéraient comme primitifs et barbares. Ces stéréotypes, et les préjudices qu’ils imposent, ont provoqué une envie soudaine de développement chez certains Aruais, même si ce désir n’était pas toujours clairement orienté et que l’objectif ultime était vaguement défini.

En 2005, alors que l’Indonésie passait de la dictature à la démocratie, un colonel de l’armée à la retraite du nom de Theddy Tengko est devenu le premier chef de district d’Aru, aussi appelé bupati, le rendant ainsi responsable de tout l’archipel. Né sur l’île d’Aru de parents de descendance chinoise, Theddy, titulaire d’un diplôme en droit, a administré de gros budgets pour les soins de santé, les routes et les écoles. Mais vers la fin de son mandat, l’homme de 54 ans a été accusé de corruption. Les procureurs ont allégué qu’il aurait détourné 4,7 millions de dollars, ce qui représente presque le dixième du budget annuel du district. Malgré le fait qu’il soit soupçonné de pots-de-vin, Theddy s’est représenté aux élections pour être enfin réélu en juillet 2010 pour un deuxième mandat. Ses adversaires défaits ont contesté le résultat devant le tribunal constitutionnel, accusant l’homme d’avoir acheté des votes, rayé des milliers d’électeurs du registre électoral et ajouté des centaines de votes fictifs.

Collin Leppuy, l’activiste du campus, se souvient comment Theddy distribuait de l’argent lors de visites au marché le long des quais de Dobo. Parfois, il allait jusqu’à jeter des roupies en billets (équivalant à quelques dollars) à la mer et regardait la foule se jeter à l’eau. « Il a fait ça à quelques reprises », disait Collin. « Tout le monde s’oubliait. » Le simple souvenir suffit pour animer sa colère. « C’était amusant, c’était un jeu. Mais une fois adulte, je me suis souvenu de ces moments et j’ai réalisé qu’on s’était bien joué de nous. »

Un quai à l’extérieur d’un village d’Aru. Les bateaux sont le moyen de transport principal pour se déplacer à travers l’archipel. Image courtoisie de Forest Watch Indonesia.

Dans les semaines qui ont suivi le vote, les tribunaux ont maintenu la victoire électorale de Theddy, lui permettant de reprendre son poste de bupati alors que l’affaire de corruption suivait son cours. Pendant que les manifestations populaires se dressaient contre le fait que Theddy continuait d’exercer du pouvoir malgré le scandale des pots-de-vin, celui-ci a était impliqué dans un autre complot d’une ampleur encore plus importante.

Seulement cinq jours avant le vote des Aruais, Theddy a secrètement délivré des permis pour une plantation de canne à sucre couvrant la majorité de l’île d’Aru. Il a ensuite commencé à retirer les statuts de conservation de la quasi-totalité des forêts d’Aru en les rezonant de manière à autoriser le développement du projet. Le projet n’était pas une menace que pour le peuple d’Aru. En 2010, l’Indonésie s’était hissée au troisième rang du classement mondial des émetteurs de gaz à effet de serre, derrière seulement les États-Unis et la Chine, en grande partie à cause de la destruction de ses forêts vierges et des tourbières agricoles riches en carbone. Deux mois seulement avant les élections, le président Susilo Bambang Yudhoyono, qui avait pris plusieurs engagements officiels sur la scène internationale pour la réduction d’émissions, a signé une entente avec la Norvège qui s’engageait à payer 1 milliard de dollars pour que soit freinée la déforestation. Mais les actions posées par Theddy ont démontré que d’autres impératifs sont entrés en jeu loin du palais présidentiel de Jakarta. Si les forêts vierges cédées à Menara étaient détruites, cela libèrerait un volume de gaz à effet de serre équivalent à la totalité des transports aériens internationaux de 2010.

Theddy a fait tout ça sans mettre en place un processus de consultation avec les communautés locales conformément à la Loi sur la protection de l’environnement 2009. Cela signifiait qu’il faudrait des années avant que ses électeurs soient au courant du projet. À ce moment-là, il serait presque trop tard pour l’arrêter.

Pendant ce temps, l’affaire de corruption de Theddy était en suspens. En janvier 2011, Collin Leppuy et une douzaine d’étudiants ont brulé des pneus devant le bureau du procureur d’Ambon. Ils ont promis de manifester tous les jours jusqu’à ce que le bupati soit arrêté. Deux mois plus tard, le ministre de l’Intérieur a annoncé la suspension de fonctions de Theddy en raison des importantes accusations de corruption qui pesaient contre lui, mais il est demeuré en poste à Dobo grâce au soutien de loyaux fonctionnaires. En avril 2012, la Cour Suprême l’a reconnu coupable de corruption, mais ses avocats ont réussi à lui faire éviter la prison grâce à des démarches juridiques qui opposaient son poids politique au système judiciaire. Peu de temps après, le ministre de l’Intérieur lui a permis de reprendre son rôle de bupati, et ce, même si les procureurs l’avaient nommé fugitif recherché par la justice.

« Nous pouvons débattre la légalité de tout ça à l’infini », affirmait Yusril Ihza Mahendra, un membre de l’équipe juridique de Theddy. « En fin de compte, c’est une question de pouvoir. »

Theddy Tengko, dans son uniforme de bupati.

Une chasse à l’homme s’en est suivie. En décembre 2012, les procureurs ont localisé Theddy dans un hôtel de Jakarta, l’ont arrêté et l’on conduit à l’aéroport principal de la ville pour le renvoyer aux Moluques. Mais juste avant qu’ils puissent embarquer dans l’avion, un groupe d’environ 50 personnes a encerclé les agents de la paix pour les forcer à relâcher Theddy. Un porte-parole du bureau du procureur a par la suite décrit l’incident comme étant « anarchique » et « brutal ».

Une scène encore plus violente a eu lieu en mai 2013. Pendant un mois, des centaines d’Aruais de tous âges qui en avaient assez des frasques de Theddy ont campé devant le bureau du procureur à Dobo, où ils avaient installé une cuisine commune et organisé un endroit pour dormir. Mais alors que deux agents de la paix locaux surveillaient Theddy, ils ont été attaqués dans la cour avant du bureau du bupati par quelques-uns des hommes de Theddy et ils ont dû être transportés à l’hôpital. L’un des deux agents a eu besoin de sept points de suture à l’arrière de sa tête.

Par la suite, la latitude dont jouissait Theddy par rapport à la loi a finalement atteint sa limite. Le 29 mai 2013, il a atterri à l’aéroport Rar Gwamar de Dobo où l’attendaient les procureurs escortés par l’armée et la police. Un vidéo montre Theddy marchant à grandes enjambées sur le tarmac accompagné de ses gardes du corps alors que les soldats s’approchaient de lui. Il s’arrête et écoute, puis résiste lorsque les soldats l’entraînent et le pousse à l’intérieur d’un avion qui s’envole en direction d’Ambon. À partir de là, il a été transféré dans une prison pour condamnés de corruption, sur l’île de Java. Un an plus tard, il y est décédé d’une crise cardiaque suivant un match de tennis en double.

L’arrestation de Theddy a été diffusée sur les principaux réseaux de nouvelles.

L’éventuelle incarcération de Theddy représente une victoire importante pour tous ceux qui avaient réclamé justice. Mais ils n’avaient que peu de temps pour célébrer. Au moment de son arrestation, des informations concernant le projet de plantation de cannes à sucre avaient déjà commencé à se répandre. Aussi tôt qu’en 2011, un représentant de district en avait fait mention lors du congrès annuel de l’Église protestante des Moluques tenu cette année-là à Dobo. Sans fournir de trop de détails, il a tout de même affirmé que la plantation ferait travailler jusqu’à 250 000 personnes, trois fois le nombre d’habitants d’Aru. Pendant ce temps, les habitants des villages éloignés avaient commencé à confronter les évaluateurs de la société qui venaient prélever des échantillons du sol et mesurer le diamètre des arbres. Parmi les quelques détails à faire surface, le fait que le projet n’ait été confié qu’à une seule société, Menara Group.

L’une des premières personnes à avoir découvert ce projet a été Costansius Kolatfeka, un Moluquois qui a dirigé une fondation pour l’environnement à Ambon. En 2012, il a décidé de se rendre à Aru afin de savoir comment les Aruais réagissaient à propos du projet. Il s’est rendu compte qu’à l’exception de quelques-uns d’entre eux qui avaient rencontré les évaluateurs ou entendu des rumeurs à Dobo, personne n’était au courant pour la plantation. Pour la majorité des Aruais, c’était lui qui leur en parlait pour la première fois. « Ils étaient sous le choc, complètement estomaqués », se rappelait-il. « Ils n’arrivaient pas à croire que leur propre gouvernement avait permis que cette société s’implante à Aru. » De retour à Ambon, Costansius a tenté de répandre l’information, en se concentrant sur les étudiants aruais sur les campus. C’est d’ailleurs ainsi qu’il a capté l’attention de Collin Leppuy. Quelques mois après l’arrestation de Theddy, Collin a demandé l’aide de Jacky Manuputty.

Durant la vigile à la chandelle d’Ambon, en août 2013, Jacky a pressé les étudiants aruais à mobiliser leurs amis et familles à la maison. Même avec très peu de détails, les activistes savaient que le plan de développement agroalimentaire était beaucoup plus grand que tout ce que les Moluques avaient vu jusqu’à ce jour. « Lorsque la société est arrivée, c’était comme si une grande noirceur s’était abattue sur nous », a raconté Collin par la suite. « Et notre façon de se sortir de cette noirceur a été d’utiliser des chandelles. Elles étaient un symbole de notre volonté d’éclairer le peuple d’Aru. »

Pourtant, plusieurs Aruais demeurent ambivalents. Certains osent même espérer que le projet sera une bonne chose, apportant argent et emplois. Mais ceux qui se sont opposés à Theddy ne l’ont pas vu comme un signe avant-coureur de progrès, mais comme un prolongement de son régime corrompu. Si les autres plantations ailleurs en Indonésie servaient d’exemples, on pourrait prévoir que les meilleurs postes avec la société seraient occupés par des personnes de l’extérieur considérées comme étant plus compétentes, et que les autres emplois disponibles iraient à des paysans sans terre venus d’ailleurs. Pendant ce temps, la forêt serait complètement détruite. « Le peuple d’Aru dépend de la nature », disait Samuel Irmuply, l’un des étudiants protestataires anti-Theddy. « Si notre environnement est conquis par cette société monstre, où allons-nous vivre? »

Une nuit étoilée à Lorang, un village du centre de l’île d’Aru. Image par Leo Plunkett/ The Gecko Project.

Dans le mois suivant la vigile, les Aruais qui s’étaient mobilisés contre Theddy ont tourné leur attention vers Menara Group. Ils voulaient que le gouvernement annule le projet, mais il s’agissait d’une course contre la montre. Entre-temps, avec en main les permis octroyés par l’administration de district de Theddy, Menara mettait tout en œuvre pour obtenir les approbations finales nécessaires des gouvernements provincial et national, à Ambon et Jakarta. Mais comme tout le reste, ce processus a été dissimulé.

« Pendant des années, nous avons lutté contre Theddy, puis nous avons réalisé que nous devions nous battre contre cette énorme société », ajoutait Collin. « Ce n’est qu’une fois tombé que nous pouvions nous attaquer à eux. »

III. « Le provocateur approche »

En septembre 2013, un mois après la vigile à la chandelle, Jacky Manuputty s’est engagé à aider les Aruais. Toute hésitation s’est dissipée plus tôt ce mois-là lorsqu’il a reçu une délégation d’aînés aruais à son bureau d’Ambon. La situation à Dobo s’envenimait, rapportaient-ils. À la fin du mois d’août, plus d’un millier d’autochtones ont envahi les rues, portant des pancartes faites à la main, arborées de slogans passionnés : « les jeunes d’Aru ne veulent pas de Menara » et « nous voulons continuer de voir les paradisiers chanter et danser. » Rassemblés devant les petits bâtiments gouvernementaux, les manifestants hurlaient leurs demandes dans un mégaphone aux bureaucrates accompagnés par la police. Pourtant, les évaluateurs de Menara Group ne cessaient d’explorer les forêts d’Aru avec de jeunes hommes de Dobo qu’ils avaient payés pour les guider. Mais les médias couvraient à peine ces faits, se plaignaient les aînés. Personne ne semblait se soucier de leur problème.

Jacky n’était pas étonné qu’ils aient de la difficulté à attirer l’attention. Les conflits entre les communautés rurales et les sociétés sont omniprésents en Indonésie. Les plus importants médias du pays, la plupart appartenant à des milliardaires dont la fortune est le résultat de l’exploitation des ressources naturelles, avaient tendance à ignorer ce genre d’histoires. Les journalistes locaux manquaient de ressources et aucun d’entre eux n’avait de véritable intérêt pour Aru. Or Jacky savait que si les Aruais voulaient forcer le gouvernement à annuler le projet, ils devaient trouver une façon de diffuser leur message. Le pasteur a dû recruter une équipe d’expérience afin de les aider. Il savait vers qui se tourner.

Jacky Manuputty au siège social de l’Église protestante des Moluques d’Ambon. Image par Leo Plunkett/ The Gecko Project.

L’une des expériences déterminantes de Jacky en tant qu’organisateur communautaire s’est produite à la suite de la violence ethnoreligieuse qui a secoué les Moluques suivant l’effondrement de la dictature du président Suharto, en 1998. Le conflit opposant chrétiens et musulmans a fait au moins 5 000 morts et quelque 700 000 personnes déplacées. Alors que les relations se détendaient, Jacky s’est fortement impliqué dans la consolidation de la paix. À Ambon, il a contribué à la mise en place de groupes interconfessionnels de jeunes axés sur des activités faisant appel à la créativité, comme la poésie, la littérature, la photographie et la danse. « Si nous les avions approchés avec des discours religieux, ça n’aurait pas fonctionné puisque les gens sont encore traumatisés par le rôle qu’a joué la religion dans ce conflit » affirmait Jacky. « Nous devions trouver d‘autres moyens. » Le groupe Peace Provocateurs, qu’il a mis en contact avec un imam local, ont utilisé l’envoi massif de messages texte dans le but de contrer des rumeurs potentiellement dangereuses. Les groupes étaient formés afin de rétablir les relations entre les différentes religions. À partir de là, Jacky voulait se servir de ces unions pour sauver Aru.

Jacky s’est mis à la recherche de jeunes personnes influentes comme Habib Almaskaty, un homme discret, mais passionné de 28 ans qui a fondé un groupe de blogueurs locaux. Durant son enfance, ce jeune musulman et sa famille ont été forcés de vivre ailleurs dans les Moluques lorsque la violence s’est emparée de la capitale provinciale. Il a été étudier l’informatique dans une université de Java avant de revenir à Ambon vers 2007, pour travailler dans un café Internet. Il a alors commencé à écrire un blogue à propos de sa terre natale. Les Moluques constituent une région de cultures anciennes située sur des îles volcaniques entourées de récifs de corail. Mais lorsque Habib tapait « Ambon » ou « Moluques » dans un moteur de recherche, la saisie semi-automatique faisait apparaître des termes comme « tragédie » et « violence ». « J’ai commencé à écrire à propos de choses positives à Ambon », a-t-il dit. « C’était l’une des raisons pour lesquelles je voulais écrire un blogue, je croyais au potentiel d’Ambon. »

Un village niché parmi les cocotiers par un matin brumeux à Aru. Le projet de plantation de canne à sucre a menacé de détruire les moyens de subsistance et les provisions alimentaires de dizaines de milliers de personnes. Image courtoisie de Forest Watch Indonesia.

Jacky a choisi Habib comme responsable de l’équipe des réseaux sociaux pour mener la campagne. Il a aussi recruté des amis d’enfance du jeune homme : Weslly Johannes, du Maluku Literature Workshop (atelier de littérature), et Pierre Ajawaila, fondateur d’un site web de type « wiki » à propos des Moluques, tous deux chrétiens. D’autres personnalités clés comme Revelino Barry, de la Molukka Hip-hop Community (communauté hip-hop moluquoise), Linda Holle, du bureau de la National Commission on Human Rights (commission nationale des droits de l’homme) situé aux Moluques ainsi que Djuliyati Toisuta, l’un des fondateurs de Maluku Baronda, qui a pour objectif de promouvoir le tourisme dans la province. Ces personnes sont devenues les piliers de la « campagne en ligne » dont les activités allaient contribuer à fournir une plus grande portée au travail des activistes d’Aru. Ils ont mis en place un site web, des pages Facebook et Twitter et ont choisi le mot-clic #SaveAru (Sauver Aru).

Habib voulait faire d’Aru un nom connu de tous les Indonésiens. Il savait que c’était un défi de taille. « Les Moluquois eux-mêmes voient Aru comme un endroit “en retard” sur le reste du monde », a-t-il dit. « Ils n’y accordent pas beaucoup d’attention. » Il s’est concentré sur la capitale nationale, l’une des villes les plus actives au monde sur Twitter et Facebook. « Si l’on arrive à faire parler d’Aru sur les réseaux sociaux à Jakarta, il y a un effet de retour que les Moluquois pourront voir. »

Pendant ce temps, Jacky et quelques-uns de ses collègues plus chevronnés se sont penchés sur une question différente et si simple : qu’est-ce que Menara Group, qui sont-ils? Afin de trouver la réponse à cette question, Jacky a recruté Yohanes Balubun, responsable de la branche moluquoise de l’Indigenous Peoples Alliance of the Archipelago (Alliance du peuple autochtone de l’archipel) ou AMAN, le plus grand groupe de défense au pays pour les droits des autochtones. Membre de la communauté Ohoi EI des îles Kei (Moluques) et possédant une formation d’avocat, Yohanes a apporté une importante contribution grâce à sa compréhension claire du domaine juridique. Jacky a également recruté Maichel Koipuy, un journaliste aruais de 23 ans vivant à Ambon, pour commencer la fouille.

Les recherches sur Internet ont permis de récolter quelques renseignements. Un article datant de 2012 sur le site web du journal malais The Star identifiait le président et PDG de Menara comme un homme du nom de Chairul Anhar. L’article rapportait que selon une déclaration faite par Chairul lors de la conférence de presse d’un forum des affaires islamique en Malaisie, Menara détenait les droits de 5 000 kilomètres carrés (1 900 miles carrés) de terres pour une plantation de canne à sucre dans l’est de l’Indonésie, presque l’équivalent de la superficie pour laquelle un permis a été délivré à Aru. Chairul a exprimé le souhait de voir sa société approvisionner en sucre la Felda Global Ventures, l’une des plus grandes sociétés de l’industrie agroalimentaire au monde, située en Malaisie. Il ajoutait que Menara était également impliqué dans l’immobilier, le commerce et les technologies de l’information et qu’il ferait bientôt son apparition à la Bourse de Jakarta.

Chairul Anhar.

Cet article, et plusieurs autres petits comme celui-là, ont généré la perception d’un conglomérat tentaculaire et diversifié. Même son nom, Menara, qui signifie « tour » en indonésien, suggère l’image d’une société imposante. Mais pour une société qui affirme être l’un des plus importants propriétaires fonciers du pays, il était étonnant de constater que très peu d’informations publiques étaient disponibles à ce sujet. Elle ne possédait pas même un site web. En fait, l’équipe de Jacky ne trouvait aucune évidence prouvant que Menara ait déjà été impliquée dans des plantations.

À l’aide de contacts à même le gouvernement, l’équipe de Jacky a réussi à mettre la main sur des documents de la société sur lesquels se trouvaient les plans du projet. Ceux-ci démontraient que le projet était divisé en 28 blocs, tous d’une superficie allant de deux à quatre fois celle de l’île de Manhattan. Chaque bloc avait été attribué, via un permis délivré par Theddy, à 28 différentes entreprises, chacune ayant pour directeur une personne différente sur papier. L’une de ces personnes était Chairul Anhar. Les autres noms de la liste menaient vers des personnes travaillant pour des sociétés financières obscures de Jakarta, si l’on se fie à leurs profils sur les réseaux sociaux, ou encore à des personnes qui avaient laissé que très peu de traces sur Internet, voire aucune. Ce qui avait été présenté comme une société unique s’avérait en fait être une panoplie déconcertante d’entités juridiques, gérées sur papier par plus d’une vingtaine d’individus différents.

« Nous voulions vérifier : ces sociétés existent-elles vraiment, ou étaient-elles de simples sociétés fictives formées pour diviser cette immense terre? » disait Maichel. Cette structure élaborée était « camouflée », possiblement une ruse pour contourner des exigences juridiques. Aucune des 28 concessions foncières ne dépassait 200 kilomètres carrés (80 miles carrés). Mais rassemblées, elles faisaient un total de 4 845 kilomètres carrés (1 870 miles carrés), ce qui représente plus de trois fois ce qu’une entreprise seule, comme Menara, a l’autorisation d’exploiter en vertu de la loi indonésienne.

Les 28 entreprises étaient enregistrées à 25 différentes adresses à Jakarta. Cependant, lorsque l’équipe de Jacky a envoyé des amis dans la capitale pour vérifier leurs emplacements, ils se sont retrouvés devant des vitrines de magasins sans nom ou même devant rien du tout. Ils n’ont pu trouver qu’un seul emplacement physique associé à Menara qui était en service : un bureau situé au 25e étage de l’édifice Graha CIMB Niaga, dans le quartier central des affaires de la ville. Alors que plusieurs des plus importants conglomérats du pays dans le domaine des ressources naturelles étaient détenus par l’entremise d’une structure d’entreprises complexe qui les rendait difficiles à distinguer, Menara s’est avéré être un monstre entièrement différent : il n’existait pratiquement rien de tangible pour pouvoir la définir.

L’équipe de Jacky a découvert un fait frappant : Theddy avait autorisé Menara à sauter une étape essentielle du processus d’acquisition de permis, une infraction criminelle pour le bupati avec une peine maximale de trois ans d’emprisonnement. En vertu de la loi, Menara devait formellement évaluer de quelle façon la plantation affecterait le peuple et l’environnement d’Aru avant que le gouvernement de district puisse lui octroyer ses permis. La société aurait dû consulter chacun des villages touchés par le projet, incorporant leurs points de vue à une étude d’impact sur l’environnement (EIE) qui serait ensuite révisée par une commission constituée de professeurs et de représentants de la communauté. Si Theddy avait respecté la loi, le peuple d’Aru aurait pu s’opposer au projet aussi tôt qu’en 2010.

La mangrove d’Aru abrite différentes bêtes comme le varan noir (Varanus beccarii) que l’on ne retrouve nulle part ailleurs dans le monde.

La situation juridique des Aruais était déjà fragile. La constitution indonésienne de 1945 reconnaissait initialement les droits des autochtones, les lois non écrites des communautés menées par la « tradition ». Mais depuis, une succession de lois d’états ont outrepassé ces droits, remettant le contrôle des forêts et terres autochtones entre les mains du gouvernement. La quasi-entièreté d’Aru était la propriété de l’État, ce qui permettait aux fonctionnaires de placer d’immenses lopins de terre sous le contrôle de sociétés, en privant ainsi le peuple de son droit de veto. En mai 2013, le mois de l’arrestation de Theddy, le tribunal constitutionnel a rejeté la revendication de l’État en ce qui concerne la possession des terres du peuple autochtone, faisant naître ainsi une lueur d’espoir chez les millions de citoyens des milieux ruraux en laissant entendre que le pouvoir du gouvernement à céder ces terres à des entreprises comme Menara lui serait retiré. Mais jusque-là, puisque les fonctionnaires tardaient à appliquer la décision, cela ne demeurait qu’un simple espoir.

Théoriquement, les irrégularités relevées dans l’octroi de permis de Theddy auraient dû suffire pour pouvoir contester le projet devant le tribunal. Cependant, Jacky savait que demander des comptes à Menara et ses complices devant la justice ne serait pas une mince affaire. La saga entourant Theddy était l’exemple le plus récent de la facilité avec laquelle la loi peut être manipulée. Mais les activistes ont continué de croire qu’ils pouvaient utiliser la nature juridique douteuse du projet. Si ceux-ci parvenaient à attirer assez d’attention vers leur cause, les forces de l’ordre pourraient alors examiner de près les irrégularités flagrantes qui se sont déjà produites, rendant l’octroi de permis nécessaires à Menara politiquement inadmissible par toutes autres parties.

Habib et ses amis étaient impatients de faire campagne. Afin de susciter de l’émotion pour la cause, ils ont lancé une invitation à soumettre poèmes et chansons. Parmi les premiers à y répondre, Rudi Fofid, un journaliste énergique d’Ambon d’une cinquantaine d’années qui a travaillé pour le site d’informations Suara Maluku. Il a présenté un poème intitulé « Aru, Draw Your Bow » (Aru, tends ton arc) qu’il a publié sur Facebook :

Décoche une flèche dans la poitrine des voleurs qui ont foulé le sol de l’aéroport de Rar Gwamar

Monte la garde devant le port de Yos Sudarso, envoie une flèche dans l’œil des voleurs qui sont débarqués de leurs bateaux

Une personne d’Aru a demandé dans les commentaires si elle pouvait distribuer des copies du poème dans le port de Dobo, où elles pouvaient être amenées jusqu’aux villages par bateaux. Mais le poème s’est également retrouvé entre les mains de la police et de l’armée. Les autorités locales ont étiqueté Rudi de « provocateur », d’agitateur de l’extérieur qui n’a pas à se mêler de leurs affaires.

Rudi Fofid. Image par Leo Plunkett/ The Gecko Project.

S’ils apprenaient ce qui se passait réellement, les activistes d’Ambon devraient se rendre à Aru. En septembre 2013, Rudi et Maichel Koipuy, le jeune journaliste, sont partis pour l’archipel. Ne possédant pas l’argent pour des billets d’avion, ils ont pris un traversier qui a serpenté l’océan pendant deux jours.

« Accrochez-vous » se disait Rudi alors qu’il traversait la mer de Banda, « le provocateur arrive. »

IV. Le premier sang

Rudi et Maichel sont arrivés à Dobo au moment où les manifestations contre Menara s’intensifiaient. Précédemment, des membres du parlement du district d’Aru avaient déclaré ne pas être au courant du projet, afin d’être épargnés de la colère des manifestants. Mais aujourd’hui, des photos montrant les multiples visites des législateurs au bureau de Menara à Jakarta ont été divulguées. Les photos les montraient avec Chairul Anhar, le PDG, qui souriait en leur serrant la main et leur offrant un sac rempli de cadeaux. Il s’est avéré que le parlement d’Aru avait approuvé un changement de zonage pour l’archipel entier en 2012, éliminant de ce fait la protection des forêts qui menaçait de compromettre la plantation. Loin d’ignorer les plans de Menara, les législateurs auraient apparemment été au courant de ses intentions depuis des années.

Le 12 septembre 2013, quelques jours avant l’arrivée des journalistes, les Aruais ont tenu une autre immense marche qui a rempli les rues de Dobo. Sur les marches du parlement, ils ont réalisé un rite solennel en plaçant un sasi, une interdiction coutumière, en face de son entrée principale. Le sasi a été représenté par un cadre de bois duquel était suspendu un châle de femme. Les politiciens de partout dans les Moluques savaient respecter le sasi : l’année suivante, un maire des îles Kei, où est né Rudi, a été forcé d’administrer la ville à partir d’un hôtel après que des citoyens aient mis un sasi dans son bureau.

Manifestants avec le sasi, ou interdiction coutumière, en face de l’entrée principale du parlement de Dobo.

Le sasi des femmes était la forme la plus puissante ; aucune procédure officielle ne pouvait prendre place dans la législature aussi longtemps que celui-ci demeurait en place. Le profaner se traduirait par un acte de guerre, selon une véhémente femme d’âge mûr du nom de Anatje Siarukin. « Si vous le détruisez, cela veut dire que vous nous déshabillez, femmes d’Aru, des mères naturelles à celles aux cheveux gris », disait-elle. « Ceci est l’étoffe qui nous couvre. Quiconque ose lui porter atteinte fera couler du sang. »

Depuis le début, les femmes d’Aru ont joué un rôle crucial dans les manifestations. « Elles ont pris d’assaut les rues, ont apporté avec elles leurs casseroles pour cuisiner en face des bureaux du gouvernement en guise de protestation », a raconté Mercy Barends, une législatrice provinciale qui s’était présenté dans la course contre Theddy pour le titre de bupati. Elles ont dépensé le peu d’argent qu’elles possédaient pour nourrir les autres manifestants et se sont jointes aux marches qui ont eu lieu à Dobo. Anatje a ouvert les portes de sa maison familiale comme lieu de rassemblement pour les activistes locaux. « Nous savions que si Menara Group venait, les générations futures allaient en souffrir », disait-elle. « Nous étions tous d’accord pour prendre position. »

Anatje Siarukin. Image par Leo Plunkett/ The Gecko Project.

Rudi et Maichel ont été accueillis par les Aruais qui se sont battus pour l’arrestation de Theddy avant de rediriger leurs manifestations contre Menara. Ils ont inclus des gens de tous âges, des étudiants aux fonctionnaires, sans oublier les grand-mères qui vendaient des légumes au marché, le long des quais. Les journalistes ont été emmenés du port de Yos Sudarso jusqu’à une petite maison en bois servant de quartier général au mouvement. Surplombant un marais couvert de jacinthes d’eau, la maison, toujours en construction, ne possédait pas de porte, de fenêtres, de meubles ou de plafond. Rudi a remarqué qu’une copie de son poème avait été agrafée à un babillard à l’entrée de la maison alors que lui et Maichel étaient assis sur le plancher, formant un cercle avec une vingtaine d’Aruais. Tour à tour, leurs hôtes allongeaient les remerciements aux visiteurs venus d’Ambon jusqu’à ce que Rudi les interrompe. « Assez de remerciements » leur a-t-il dit. « Nous avons peu de temps. Nous sommes tous dans le même bateau. »

Mais les remerciements continuaient d’abonder de la part des Aruais. « Je me dois d’exprimer toute ma gratitude parce que nous sommes seuls », disait un jeune homme. « Personne n’est venu ici pour se joindre à nous. »

Malgré le courage dont ils font preuve dans les rues, Rudi a senti un certain manque de confiance. « Ils se sentaient petits », disait-il. Mais il était essentiel que les Aruais croient en leur victoire. S’ils perdaient la foi, leur mouvement pourrait s’éteindre. « Les problèmes arrivent toujours lorsque les gens commencent à se diviser », ajoutait Rudi, référant à sa propre expérience reliée à un conflit agraire aux Moluques. « Nous ne pouvions nous permettre que les gens se disputent entre eux. L’attention devait rester sur Menara Group afin de l’empêcher d’entrer. Ils devaient demeurer soudés. »

Rudi, à droite, assis avec les activistes locaux dans la maison de bois de Dobo, en 2013.

Dans les deux semaines qui ont suivi, Rudi et Maichel ont rencontré un éventail de personnalités différentes au « Poste des Jacinthes », nom donné par Rudi au quartier général sans plafond. Nourris de café corsé et craquelins de sagou, ils se sont assis avec des doyens comme Constansa Labue, une femme de 63 ans aux cheveux blancs qui, tout en mâchant ses noix d’arec, racontait avoir affronté la police antiémeute durant les manifestations contre Theddy. « Je n’ai pas peur des balles », disait-elle aux visiteurs. Le père de Maichel, Samuel Koipuy, est venu pour raconter des mythes de la création présentant des oiseaux et d’autres animaux emblématiques. Leur culture était étroitement liée à la faune d’Aru ; la presque totalité des clans possédait un animal totem, comme le requin ou la baleine, relié aux circonstances uniques qui leur avaient été racontées quant à l’établissement de leurs ancêtres dans l’archipel.

Latif Madilis, un journaliste établi à Dobo, les a régalés de récits de reportage venant de villages accessibles seulement par bateau. Né dans les îles Kei de parents de descendance aruaise, l’homme de 30 ans a travaillé à Jakarta avant de se lasser de la vie urbaine pour se trouver un emploi dans un journal de Dobo, malgré son manque d’expérience en journalisme. Le journal possédait des ressources tellement limitées que ses copies étaient imprimées à partir d’une imprimante de bureau. Latif espérait joindre le journalisme télévisé et avait épargner durant deux années pour s’acheter une caméra professionnelle. La connexion internet à Dobo était tellement lente qu’il a dû demander à des passagers aériens de transporter ses fichiers de données vers Ambon, où ils pourraient être téléchargés et envoyés aux éditeurs à Jakarta.

Rudi et Maichel ont été particulièrement impressionnés par Mika Ganobal, un fonctionnaire qui était devenu le principal coordonnateur des manifestants de Dobo. Plusieurs employés du gouvernement ont été réticents à dénoncer le projet, craignant perdre leur emploi, mais Mika n’était pas de ceux-là. Âgé de 35 ans à l’époque, il travaillait comme bureaucrate dans un village côtier du centre d’Aru, où il se rendait en bateau à partir de sa résidence de Dobo. De nature plutôt timide, son côté militant a fait surface durant les manifestations lorsqu’il grimpait sur le toit d’un camion ou encore alors qu’il rassemblait la foule avec un porte-voix.

Si certains Aruais se sentaient indécis ou confus quant à la plantation, Mika lui demeurait convaincu que ce serait une catastrophe. En tant que diplômé de l’université d’Ambon, il avait appris comment d’autres milieux ruraux avaient été sacrifiés au bénéfice de grandes sociétés qui encaissaient de gros profits pour enrichir les gens d’affaires et les fonctionnaires tandis que la plupart des membres des communautés se retrouvaient coincés dans le rôle du pauvre ouvrier. « Nous ne pouvions pas laisser ça arriver ici », a-t-il dit.

Mika Ganobal. Image par Leo Plunkett/ The Gecko Project.

Rudi a écrit à propos de ces premières confrontations pour Maluku Online, un site de nouvelles d’Ambon. Cependant, lui et Maichel voyaient plus grand. S’ils pouvaient faire en sorte que les Aruais eux-mêmes puissent transmettre ces informations d’un vif intérêt à Ambon, Habib Almaskaty pourrait ensuite la diffuser à un public beaucoup plus vaste. Toutefois, c’est plus facile à dire qu’à faire. La plupart des villages d’Aru n’avaient pas de service téléphonique. L’accès à Internet était limité à Dobo, où la bande passante restreinte ne permettait que l’envoi d’un courriel.

Pour surmonter ce problème, les activistes ont choisi d’utiliser des méthodes rudimentaires. Des messages écrits à la main pouvaient être transportés entre Dobo et l’intérieur par bateau. À Dobo, des personnes choisies seraient responsables de communiquer avec l’équipe d’Ambon, habituellement via messages textes, la méthode la moins coûteuse. Si un appel téléphonique était nécessaire, l’appelant à Dobo ferait un appel manqué au destinataire à Ambon, qui lui le rappellerait aussitôt, faisant ainsi en sorte que les frais de téléphones soient facturés où ils sont le plus abordables. « Nous avons bâti une chaîne d’informations », affirmait Habib.

Rudi et Maichel ont demandé aux Aruais de transmettre toute nouvelle de la bataille entre David et Goliath comme elle s’était déroulée : que faisait la société? Comment est-ce que les gens ont résisté? Comment le gouvernement avait-il répondu? Les deux hommes ont donné un cours intensif de journalisme citoyen aux activistes locaux, les avisant de s’en tenir aux faits. « Pas ce que vous pensez, mais ce que vous voyez » disait Rudi. Mettre photos et vidéos en ligne était la façon la plus fiable de créer des vagues, même une seule phrase envoyée par messagerie texte pouvait être transformée en publication sur les réseaux sociaux. Ces fragments pouvaient être utilisés pour construire le récit d’un abus de pouvoir et de la résistance autochtone qui pourrait susciter de vives réactions du public et mettre de la pression sur les fonctionnaires.

Alors que Rudi et Maichel apportaient conseil à Dobo, l’équipe d’Habib réalisait sa première réussite en ligne. En exploitant leurs réseaux de l’Indonésie jusqu’aux États-Unis et en Europe, où Jacky avait de bons contacts, les militants ont mis au défi les gens de publier des photos d’eux-mêmes tenant une affiche sur laquelle est inscrit #SaveAru (#SauverAru). Le petit flot de photos publiées s’est transformé en un torrent continu, celles-ci provenant d’endroits tels les Pays-Bas, qui accueillent une importante diaspora moluquoise ; d’universités comme Harvard et Oxford ; et des villes javanaises de Jakarta, Yogyakarta et Surabaya, où résident d’importantes populations d’étudiants.

Quelques-unes des premières photos publiées sur les réseaux sociaux montrant le mot-clic #SaveAru.

Les militants d’Ambon ont également produit leurs propres images. L’une de celles qui ont le plus circulé était une infographie montrant un schéma d’Aru en vert, sur lequel était superposée une zone équivalente à la superficie des concessions de Menara, en rouge. L’image, montrant beaucoup plus de rouge que de vert, était efficace puisqu’ « il n’était pas nécessaire de lire quoi que ce soit [pour comprendre] », disait Rudi. « La simple vue de l’image suffisait pour comprendre qu’Aru devait être protégée. »

À Ambon, les militants publiaient sur YouTube un rap sur Aru, interprété par la Molukka Hip-hop Community. En préface de la vidéo, on pouvait voir une citation de Mahatma Gandhi entrecoupée d’images des manifestations de Dobo. À la fin septembre 2013, le compte Twitter @SaveAruIslands publiait ses premiers tweets : une invitation à soumettre de la poésie, un rapport indiquant que Menara transportait de l’équipement lourd vers Aru et un communiqué annonçant qu’AMAN, le groupe de défense pour les droits des autochtones, allait visiter Aru.

En seulement quelques semaines, le mouvement se faisait connaître au-delà des Moluques. Les jeunes d’Ambon faisaient de l’art à saveur politique, alors que les Aruais continuaient de manifester à Dobo. La campagne était bien partie. Mais Jacky savait que s’ils voulaient arrêter Menara, ils devaient faire bien plus que publier sur des réseaux sociaux. Le vrai pouvoir est entre les mains de l’État, où les perspectives du mouvement sont plutôt sombres.

Le bupati intérimaire d’Aru non élu Abraham Gainau était l’un des confidents de Theddy et s’est exprimé en faveur du projet. « Le peuple est avide d’un changement de vie », a-t-il affirmé aux journalistes. Le précédent gouverneur des Moluques, un général de l’armée à la retraite du nom de Karel Ralahalu, avait formellement recommandé que le ministre responsable des forêts autorise le projet. Le ministre, Zulkifli Hasan, avait déjà émis une série de décrets indiquant son intention d’autoriser les permis définitifs pour 19 des 28 blocs de la plantation. S’il signait ces permis, cela allait libérer la voie aux bulldozers de Menara.

Cette photo prise par Tim Laman est devenue une image emblématique de la campagne pour sauver Aru. Il a capturé cette image lors de son travail dans les îles d’Aru avec le scientifique Edwin Scholes du Laboratoire d’ornithologie de l’Université Cornell pour leur Projet Paradisiers.

Le gouvernement n’allait pas se retourner immédiatement contre le projet, mais d’autres institutions le pouvaient sans doute. Si Jacky arrivait à utiliser la vague de soutien en ligne en la concentrant sur les institutions publiques principales des Moluques, ils pourraient donc forcer les fonctionnaires à interrompre le projet. Il a commencé à mettre de la pression sur l’Église Protestante des Moluques, tentant de convaincre son administration de déclarer son opposition à la plantation. Au même moment, il a commencé à travailler sur l’Université Pattimura, la plus grande université d’Ambon.

Jacky savait que les professeurs de Pattimura acceptaient souvent des contrats de travail d’entreprises, en effectuant des évaluations ou des EIE. Ce serait un avantage énorme pour le mouvement s’ils pouvaient fournir une analyse critique et impartiale sur les risques liés à la plantation, et s’ils pouvaient aider les gens à comprendre les compromis qu’elle entraîne. Jacky a demandé à Agustinus Kastanya, professeur principal de la faculté de foresterie, d’organiser une réunion avec son équipe. Le pasteur envisageait de galvaniser ces professeurs en faisant appel à un sentiment puissant : la honte.

Durant cette réunion, Jacky en a informé plus d’une cinquantaine sur la bataille que menaient les Aruais au même moment, quelque 700 kilomètres (430 miles) de l’autre côté de la mer de Banda. Puis, il a attaqué leur fierté. D’abord, il a montré des photos d’étudiants et de professeurs de partout dans le monde tenant des affiches #SaveAru et il a même apporté une bâche géante lui servant de bannière, haute et longue de plusieurs mètres, sur laquelle une douzaine de photos avaient été combinées pour former une image composite. Ensuite, il est passé au projecteur pour révéler que la réunion était commentée en direct sur Twitter, où les messages de soutien s’accumulaient en temps réel.

Jacky a imploré son public : comment se fait-il que ces gens, qui ne sont pas Moluquois, apportent leur soutien aux Aruais alors que la faculté de la plus grande université des Moluques ne fait rien du tout pour freiner la catastrophe naturelle et humaine qui se prépare dans leur propre cour?

« C’était comme leur envoyer un coup de poing en plein visage » disait Jacky.

Agustinus Kastanya pose dans la pièce où a eu lieu la réunion avec Jacky. Image par Leo Plunkett/ The Gecko Project.

Alors que Jacky parlait, il gardait un œil sur Abraham Tulalessy, un professeur d’agriculture siégeant à la table principale. Pour Abraham, le projet de Menara n’avait rien d’une nouvelle. Malgré le fait que la société ait réussi à se frayer un chemin à travers le processus de permis sans avoir complété une EIE, elle a depuis tenté de régler ce problème en engageant tardivement des consultants pour réaliser l’étude. Abraham était un membre de la commission tenue d’analyser les résultats et de décider si la province devait autoriser le projet. Lui et quelques douzaines d’autres membres de la commission (professeurs et représentants de la communauté des affaires et de la société civile) ont jonglé avec cette question durant des mois.

Tel que constaté par Abraham, le processus était devenu dangereusement corrompu ; Theddy Tengko s’était embourbé dans l’illégalité en signant des permis qui auraient dû être précédés par une EIE. Et maintenant, l’évaluation faite par les consultants de Menara était, à ses yeux, du travail complètement bâclé. Le projet toucherait la majorité des quelque 80 000 personnes qui vivent à Aru. Mais les entrepreneurs ne les ont pas bien consultés, ne visitant seulement qu’une poignée des 177 villages d’Aru. L’EIE reconnaît que le projet aurait d’énormes conséquences négatives pour le peuple et l’environnement, en trouvant le moyen néanmoins de conclure en mentionnant que celles-ci étaient compensées par des gains économiques imprécis, telles « des opportunités de travail et d’affaires ».

Certains professeurs de la commission avaient déjà évoqué leurs inquiétudes. Lors d’une réunion en juillet 2012, l’un d’eux avait souligné le fait que Menara ne possédait aucun antécédent dans l’exploitation de plantations, et avait également soupçonné la société de n’être intéressée que par le bois d’Aru. Un autre disait que Menara n’avait aucun plan précis pour gérer la pollution des eaux. Mais en fin de compte, toute opposition qui a pu être exprimée sur le sujet est demeurée dans un forum clos. À ce moment, l’approche de Jacky présentait à ces professeurs la possibilité de soutenir publiquement le mouvement Sauver Aru, ou celle de garder le silence et être ainsi perçus comme les complices de l’entreprise.

Abraham faisait habituellement preuve de franc-parler à propos des enjeux environnementaux, mais il n’y avait aucune preuve démontrant qu’il ait exprimé de quelconques préoccupations concernant Menara jusqu’à présent. À présent, alors qu’il siégeait à l’avant de la pièce, les autres professeurs commençaient à dénoncer le projet. L’un d’entre eux s’est levé et a affirmé que la souveraineté biologique des Moluques était menacée. Un autre a déclaré qu’ils devraient considérer entreprendre une action en justice. Un troisième a ajouté que si les professeurs étaient intègres, ils se tiendraient debout et ensemble devant Menara Group.

À la fin, Abraham a joint sa signature à celle de 53 autres professeurs dans une déclaration demandant l’annulation du projet : « Nous, les signataires, REFUSONS l’exploitation des terres aruaises par Menara Group et/ou tout autre investisseur ». Ils ont fait le serment d’utiliser le poids de leur autorité pour faire pencher la balance du côté de la campagne Sauver Aru. Ils allaient analyser minutieusement la légalité des permis et étudier ce que seraient les répercussions sociales et environnementales si le projet allait de l’avant.

Jacky avait accompli un tour de force. Avec un groupe d’universitaires derrière lui, le mouvement avait dorénavant un appui scientifique et juridique rare pour des communautés locales faisant face à un projet soutenu par l’État en Indonésie.

Après la réunion, Costansius Kolatfeka, le militant écologiste qui avait appris l’existence du projet très tôt, a pris un vol pour Dobo avec la bâche #SaveAru en guise de bannière dans sa valise. Quelques jours plus tard, les Aruais la brandissaient comme un drapeau alors qu’ils marchaient à travers la ville en demandant l’annulation du projet. Le moment résumait bien comment la « chaîne d’information » rudimentaire des activistes avait évolué, passant d’une voie à sens unique à une boucle de réactions, capable non seulement de livrer des nouvelles d’Aru vers le monde extérieur, mais aussi de renvoyer un fort message de soutien vers Aru. « La véritable guerre était à Aru », disait Rudi Fofid. « Nous pouvions faire des pieds et des mains sur les réseaux sociaux, mais si le peuple avait perdu courage, ç’aurait été complètement inutile. »

Locaux admirant la bannière, Dobo.

Au Yos Sudarso Field, un parc de Dobo nommé d’après un héros de l’armée indonésienne, les Aruais ont déployé une grande étoffe blanche, piqué le bout de leurs doigts et signé leurs noms avec leur sang. Cet acte était un message dirigé vers le président Susilo Bambang Yudhoyono, lui qui entamait la 10e et dernière année de ses fonctions. Les Aruais étaient prêts à défendre leurs terres, quel que soit l’enjeu.

« C’était notre promesse », disait Anatje Siarukin. « Nous étions prêts à mourir si Menara venait ici. »

V. Une attaque contre la science

Après la réunion de Pattimura, Abraham Tulalessy est devenu l’un des plus féroces défenseurs du mouvement, se joignant aux manifestations et s’adressant à la presse.
Il a rapidement contesté l’EIE de Menara. Elle semblait bien détaillée ; les experts avaient collecté une foule de données pour créer un document volumineux. Cependant, l’étude pointait des enjeux relativement sans conséquence (les niveaux de bruit, par exemple) tout en ignorant soigneusement le fait que le projet transformerait la vie de l’archipel de façon globale. « La forêt serait détruite, les habitats supprimés, les animaux en voie d’extinction. Les eaux souterraines diminueraient, les gens souffriraient », disait Abraham. « Mais ils ne se sont pas penchés là-dessus. Ils ne comprenaient pas. »

Plusieurs des collègues d’Abraham partageaient son point de vue. Agustinus Kastanya, le professeur qui avait organisé la réunion de la faculté et qui a siégé au National Forestry Council (le Conseil national de la foresterie) en tant qu’organe consultatif du ministère des forêts, a affirmé que la plantation serait « très dangereuse » pour Aru. Abraham Khouw, un biologiste de la vie marine de Pattimura ayant également siégé à la commission pour l’EIE, affirmait que Menara démontrait un manque de respect pour la science. « Il existe tellement d’espèces incroyables aux Moluques, et nous ne connaissons pas plus de 10 % d’entre elles », disait-il. « En tant que professeur, je dis les choses telles qu’elles sont. Je crois en la science. Mais parfois, la politique est plus forte. »

Même si Tulalessy et Khouw s’opposaient au projet, la décision de l’autoriser ou non ne dépendait pas d’eux seuls. Elle dépendait d’un vote majoritaire des quelques douzaines de membres de la commission, qui comprenait non pas que des professeurs, mais aussi des bureaucrates et représentants de la communauté des affaires et de la société civile. Même avec quelques membres exprimant de la sympathie pour la cause, garantir le vote « contre » semblait encore difficile à croire.

Abraham Tulalessy. Image par Leo Plunkett/ The Gecko Project.

Pendant ce temps, beaucoup d’Aruais, particulièrement ceux de l’arrière-pays, continuaient d’ignorer presque tout du projet. La société, dans la mesure où ils ont interagi avec les villageois, principalement via leur équipe d’évaluateurs, a fait la promotion de sa propre version de la manière dont le projet allait changer leurs vies. Ils ont promis la construction d’infrastructures et le financement de bourses d’études pour que les locaux puissent avoir accès aux universités étrangères. « Leurs promesses étaient trop grandioses », disait avec scepticisme Mika Ganobal, le coordonnateur de la résistance à Dobo. « Peut-être bâtiront-ils quelques trucs, mais s’ils prennent notre forêt, nous ne la verrons plus jamais. »

Mika admettait que le peuple d’Aru avait droit de connaître la vérité sur ce qui s’en venait. S’ils choisissaient quand même de prendre un risque malgré tout qu’il en soit ainsi. Mais il croyait que si le trou noir d’informations sérieuses faisait plutôt place aux faits, un plus grand nombre de personnes se joindrait à la cause. Après avoir signé leurs noms avec leur sang à Dobo, les manifestants ont décidé de se déployer à travers l’archipel pour distribuer l’information eux-mêmes.

Avec toutes ces années d’expérience en organisation, Jacky n’avait jamais rien vu comme ce que les militants de Dobo s’apprêtaient à faire. Quelques-uns des 117 villages d’Aru se situaient loin en territoire intérieur, accessibles seulement par rivière. D’autres étaient sur de minuscules îles. Le prix de l’essence était élevé, alors les gens se déplaçaient généralement sur de petits bateaux à passagers avec des moteurs hors-bord, ce qui pouvait prendre plusieurs jours avant d’arriver à destination. Les eaux pouvaient être dangereuses. Mais ils n’avaient pas d’autre choix : voyager en personne vers ces villages était la seule façon de bien informer ces gens.

Un bateau à moteur traverse l’un des canaux d’eau salée d’Aru. Image courtoisie de Forest Watch Indonesia.

Suivant les conseils de Jacky, le groupe de Mika a conçu un plan. Ceux qui menaient les manifestations à Dobo allaient retourner dans leurs villages pour livrer les détails du projet à leurs amis et leurs proches. Anatje Siarukin, la femme la plus âgée, s’est jointe à cette première vague de messagers en voyageant jusqu’à son village natal de Jelia, dans les prairies du sud d’Aru. Elle y a réuni sa famille élargie et leur a expliqué ce qu’il allait arriver, de son point de vue, si Menara s’installait. « Cela ne nous apporterait pas la prospérité », disait-elle. « Mais plutôt la destruction. » Les gens de Jelia en ont discuté, assis tous ensemble, pendant trois jours et deux nuits. Finalement, lorsque tous se sont entendus, ils ont marché jusqu’à la frontière du village et ont exécuté un rituel en plaçant un sasi au milieu de la route principale, un signe provocateur indiquant qu’aucune entreprise n’était la bienvenue.

Le sasi de Jelia. Image via @SaveAruIslands.

Un petit groupe de bénévoles a accompli une expédition plus ardue, un voyage prolongé à travers l’arrière-pays d’Aru dans le but d’atteindre les communautés les plus reculées. Le défi était d’expliquer l’écologie d’Aru et comment ses fragiles écosystèmes seraient anéantis par la plantation. Costansius Kolatfeka, celui qui avait livré la bâche à Dobo, a offert de rester pour servir de spécialiste sur place pour les militants. Il allait demeurer à Aru pendant trois mois, voyageant entre Dobo et l’intérieur avec des bénévoles.

Un petit groupe de bénévoles a accompli une expédition plus ardue, un voyage prolongé à travers l’arrière-pays d’Aru dans le but d’atteindre les communautés les plus reculées. Le défi était d’expliquer l’écologie d’Aru et comment ses fragiles écosystèmes seraient anéantis par la plantation. Costansius Kolatfeka, celui qui avait livré la bâche à Dobo, a offert de rester pour servir de spécialiste sur place pour les militants. Il allait demeurer à Aru pendant trois mois, voyageant entre Dobo et l’intérieur avec des bénévoles.

Les forêts d’Aru fournissent des services écosystémiques essentiels dont des dizaines de milliers de vies humaines dépendent. Image courtoisie de Forest Watch Indonesia.

Costansius a également offert un cours intensif sur le fonctionnement d’une méga plantation. Les substances chimiques nécessaires pour cultiver une si vaste étendue de canne à sucre, probablement vaporisées par hélicoptère, s’infiltreraient dans les rivières et la mer, créant une multiplication des algues et des zones mortes dans l’océan. Les ressources marines sur lesquelles compte ce peuple depuis des siècles seraient anéanties. Si les Aruais voulaient améliorer leur sort en laissant entrer des investisseurs étrangers chez eux, il serait préférable de développer les pêcheries d’Aru, parmi les plus riches d’Indonésie, arguait Costansius. Mais la coupe à blanc de la forêt aboutirait à un désastre.

Un des bénévoles était Simon Kamsy, un Aruais de 50 ans ayant travaillé pour la conservation des mangroves dans l’archipel. Il a fait un plaidoyer passionné contre le projet, soutenant qu’indépendamment du faible statut juridique de leur régime foncier, le peuple d’Aru était en droit de décider du sort de leur patrie, et non les politiciens d’Ambon et de Jakarta. « Nos ancêtres étaient ici avant même que l’Indonésie soit une nation », leur a-t-il dit. « Si nous laissons cette société prendre tout ce que nous avons, nous ne serons rien de plus que des spectateurs sur notre propre terre. » La faune qui habite Aru ne ressemble à rien d’autre sur la planète, ajoutait-il « Si les animaux disparaissaient, il ne resterait plus rien de notre identité Aruaise. »

Simon Kamsy à Dobo. Il a rencontré Mika par l’intermédiaire de son jeune frère pasteur. Image par Leo Plunkett/ The Gecko Project.

Afin d’inciter les villageois, les activistes leur ont présenté des films comme « The Burning Season » qui raconte l’histoire de Chico Mendes, un exploitant de caoutchouc brésilien martyrisé et de la bataille qu’il a menée contre les éleveurs de l’Amazone, lesquels l’on éventuellement assassiné. Un villageois a plus tard raconté à un anthropologue en visite venu d’une université néerlandaise que le film lui avait ouvert les yeux sur ce qui les attend si la société finit par obtenir ce qu’elle veut. Jusqu’alors, les seules informations que sa communauté avait reçues à propos de la plantation venaient d’évaluateurs en visite, envoyés par Menara. Les hommes envoyés avaient été évasifs à propos de leurs objectifs, ne disant seulement qu’ils voulaient améliorer la vie des gens. Les villageois les avaient assistés avec méfiance, mais dorénavant, ils s’opposaient fermement au projet.

Et malgré tout, toute cette opposition que les militants avaient réussi à soulever ne signifierait pas grand-chose s’ils ne pouvaient prouver son existence. Ils ont alors transporté des piles de lettres de refus préparées et ont invité tous ceux qui s’opposaient à la plantation à signer. Ils ont pris des photos et enregistré des vidéos des gens en train de signer leurs noms pour prévenir des allégations voulant que ces signatures aient été fabriquées ou forcées.

« Ils nous ont accusés d’avoir répandu des faussetés », disait Mika. « Nous ne pouvions pas emmener tout le monde [manifester à Dobo]. Ces lettres témoignent de notre position » ajoutait Simon. Les lettres étaient aussi importantes pour les militants d’Ambon afin de prouver qu’ils n’étaient pas des « provocateurs » agissant sans le consentement des Aruais. « Cela a démontré que nous n’agissions pas selon nos propres intentions, mais bien selon les volontés du peuple », disait Jacky. Et par-dessus tout, les lettres pouvaient être utilisées comme preuves documentaires pour mettre de la pression sur les fonctionnaires qui pourraient approuver le projet.

Quelques photos des bénévoles prises dans les terres intérieures d’Aru.

Pendant que les activistes se déployaient à travers Aru, la campagne a atteint son paroxysme à Ambon. Des manifestants se sont rassemblés à l’extérieur d’une réunion de la commission sur l’EIE, et quelques législateurs provinciaux ont commencé à critiquer le projet dans la presse locale. Mercy Barends, la vice-présidente, s’est montrée particulière franche. « La terre d’Aru pleure ce soir! » a-t-elle crié lors d’un discours tenu pendant un concert de rue mis en place par la campagne d’Ambon, tout en essuyant les larmes de ses yeux. « Nous ne pouvons garder le silence. Si nous vendons les terres d’Aru, nous vendons notre existence. »

À la mi-octobre 2013, Mercy a aidé à l’organisation d’audiences au parlement provincial, où des représentants du mouvement Sauver Aru ainsi que du Menara Group ont pu faire valoir leurs points de vue. Abraham Tulalessy et Abraham Khouw étaient des professeurs présents pour témoigner au nom des militants. Lors d’une audience, Khouw a menacé d’abandonner son siège à la commission de L’EIE si le gouverneur des Moluques appuyait le projet. « Si c’est comme ça que ça va se passer, à quoi bon avoir une commission? » a-t-il déclaré.

Pendant une autre audience, les représentants de la société ont insisté sur le fait qu’ils avaient les intérêts des Aruais à cœur, en disant qu’ils utiliseraient « des technologies écologiques » pour développer la plantation, une déclaration rejetée par les professeurs. La société déclarait qu’Aru était un important « maillon de la chaîne dans le monde du sucre », une idée que Mercy a qualifiée de « ridicule ».

Le mouvement semblait n’avoir que très peu d’alliés au parlement autre que Mercy. Certains législateurs les ont accusés d’être les marionnettes d’une entreprise agroalimentaire rivale souhaitant assurer les droits de plantations d’Aru. À une seule occasion, des manifestants se sont présentés pour exprimer leur appui au projet. Mercy croyait que Menara les avait envoyés à partir d’Aru par avion. « Ils ont reçu l’argent de Menara Group et puis sont venus à mon bureau pour dire « je suis désolé, Ibu Mercy », se rappellera-t-elle plus tard. « C’était fou. » Avant une audience pour laquelle un discours de Khouw était prévu, un dirigeant de la société lui a demandé un entretien en privé. Dans une pièce à part, aux dires de Khouw, l’homme lui aurait offert 10 millions de roupies, l’équivalent de plusieurs mois de salaires, contre son appui pour le projet. Il avait l’argent devant lui, dans un sac de plastique. Le professeur l’a refusé. (Menara Group n’a pas répondu aux multiples demandes de commentaires pour cet article.)

Abraham Khouw à l’université de Pattimura. Image par Leo Plunkett/ The Gecko Project.

Malgré la preuve que le projet ait été entaché par l’illégalité et en dépit des nombreuses audiences, la commission de l’EIE a finalement voté en faveur du projet. Cela ouvre la voie à Menara pour l’obtention des permis finaux nécessaires auprès du ministre de la foresterie à Jakarta. Mais cela n’a pas ralenti le scandale grandissant autour des irrégularités, devenues de plus en plus publiques, qui menaçaient de stigmatiser toute personne impliquée dans sa mise en œuvre.

« Nous pourrions tous nous retrouver en prison », affirmait avec frustration Tulalessy, l’une des rares voix dissidentes de la commission. Il s’est rappelé par la suite ces autres membres qui avaient reconnu les problèmes entourant le projet, mais qui hésitaient à exprimer leurs opinions. « Ils savaient [quelle en serait la conséquence] », a-t-il dit. « Mais ils ont cru que ce serait inutile de se mettre en travers de la route, que le projet allait se concrétiser malgré tout. Ils croyaient en une affaire conclue. »

VI. « Dans l’ombre, nous souffrions »

À la fin d’octobre 2013, Glenn Fredly a fait son entrée sur le plateau d’une émission télévisée à Jakarta portant une casquette sur laquelle était inscrit « Sauver Aru » sur le devant. Fredly, un compositeur-interprète de R&B célèbre originaire d’Ambon, a échangé quelques blagues avec l’animatrice, Sarah Sechan. Pour créer un effet humoristique, Sechan s’est mis sur la tête une perruque de nattes pour ressembler à une fille de l’un des vidéos du chanteur.

Alors que le public riait, elle lui a demandé sur quels autres projets il travaillait ces derniers temps. « Je m’implique avec la campagne Sauver Aru », a-t-il répondu. Sechan montrait son inquiétude alors que Fredly expliquait que les forêts humides d’Aru, abritant les paradisiers ainsi que d’autres animaux rares, étaient en voie d’être rasées. « Si la forêt disparait, où iront-ils? » a-t-elle demandé, rhétoriquement. « Et qu’adviendra-t-il des espèces menacées? » Le chanteur a alors fait mention d’une pétition en ligne demandant au gouvernement l’annulation du projet.

La campagne était maintenant associée à une célébrité. L’apparition de Fredly à l’émission Sarah Sechan a été l’un des premiers signes que le mouvement faisait du progrès dans la capitale nationale, où la dernière bataille concernant les permis allait avoir lieu.

Quelques Aruais avaient déjà visité Jakarta. Aidés par Mercy Barends, ils ont rencontré des représentants gouvernementaux de différentes agences pour leur expliquer l’ampleur de la menace à laquelle ils faisaient face ainsi que leur certitude quant au fait que chaque étape du processus ait été corrompue. Ils se sont également réunis avec quelques-unes des plus importantes ONG œuvrant pour la défense de l’environnement, y compris AMAN, le groupe de défense pour les droits des autochtones, et Forest Watch Indonesia. Ces deux groupes possèdent chacun un financement international et une équipe de professionnels expérimentés en enquêtes et en mobilisation, et ils ont promis d’apporter leur aide pour accroître la campagne. Toutefois, Jacky savait qu’il fallait aborder leur engagement avec prudence.

Jusqu’à ce jour, le mouvement avait été mené par les Aruais et autres Moluquois avec un budget très restreint et du temps donné sans rien n’attendre en retour. Pour l’une des provinces les moins développées du pays, c’était tout un tour de force. Les jeunes d’Ambon avaient ramassé de l’argent en vendant des tee-shirts ou des pâtisseries, avaient recueilli des dons qu’ils utilisaient pour faire imprimer des pancartes, acheter un appareil photo pour les militants de Dobo et pour payer les frais d’hébergement pour leur site internet. Simon Kamsy, Costansius Kolatkefa et plusieurs autres qui ont voyagé jusqu’aux villages d’Aru l’ont fait par bateaux à passagers, et ils se faisaient offrir la place gratuitement. Conserver cet « esprit bénévole », comme l’appelait Jacky, allait être essentiel au succès du mouvement. Bien que le soutien des organisations de Jakarta soit le bienvenu, la clé allait demeurer dans l’équilibre entre l’appui de ces ONG et la participation de la communauté.

« Pour plusieurs mouvements à la défense de l’environnement, la communauté est représentée par les ONG », disait Jacky. « Cela crée une situation où les gens sont très fragiles. Lorsque la pression arrive inévitablement à peser sur la communauté, cela peut mener à une division. »

Jacky a publié cette photo sur Facebook après être allé à Aru en 2013.

Alors que 2013 arrivait à sa fin, la théorie de Jacky allait être testée. Même si les activistes ont tourné leur attention vers Jakarta, ils ont été confrontés à une réaction brutale à la maison. « On pouvait voir notre campagne sur les réseaux sociaux », disait Maichel Koipuy, le journaliste aruais. « Mais dans l’ombre, notre mouvement souffrait. »

Samuel Irmuply, manifestant étudiant et fils d’Anatje Siarukin, a affirmé avoir été attaqué et battu à Dobo par un groupe d’Aruais qui s’était rangé du côté de Menara. En guise de représailles, un autre groupe d’Aruais a mis le feu à la maison du bupati intérimaire Abraham Gainau, l’accusant de protéger les premiers assaillants. Le dernier groupe a alors été « arrêté et brutalement battu par la police » selon ce que prétend la campagne Sauver Aru sur son compte Twitter. Des menaces de mort sont apparues sur les téléphones des militants. « Nous étions terrorisés », disait Samuel.

Samuel Irmuply. Image par Leo Plunkett/ The Gecko Project.

Mika Ganobal a été informé que des émeutiers prévoyaient mettre le feu à sa maison. Les assaillants, apparemment, étaient dirigés par un haut fonctionnaire du gouvernement de district. Cette nuit-là, Ananias Djonler, qui s’était présenté contre Theddy pour devenir bupati, a passé la nuit entière avec Mika et sa femme, alors enceinte, à surveiller leur maison. Ananias, alors au début de la quarantaine, avait une relation de jabu, une forme spéciale de parenté, avec le fonctionnaire. Il croyait que s’il restait avec Mika, celui-ci pourrait hésiter à envoyer les émeutiers. « Vous ne pouvez vous marier entre vous, ni vous faire la guerre » disait Ananias, en décrivant les éléments du jabu. « Ni vous tuer. C’est un bout de sagesse que vous êtes reconnaissants d’avoir. »

La violence, et le rôle des forces de l’État n’étaient pas sans précédent. La Commission nationale des droits de l’homme, connue sous le nom de Komnas HAM, a surveillé des milliers de conflits territoriaux à travers le pays et remarquera plus tard que l’armée et la police ont joué un rôle pour aider les entreprises à prendre de force les terres des communautés autochtones. Cela correspondait à une situation vue à travers le monde, de l’Asie du Sud-Est à l’Amérique Latine en passant par l’Afrique, où les intérêts politiques et ceux des sociétés conspiraient en entraînant souvent des conséquences mortelles pour les communautés rurales marginalisées. Une analyse de l’ONG Global Witness rapporte que 95 personnes dans le monde ont été tuées pour avoir défendu leur terre et leurs forêts contre des sociétés en 2013.

Le père de Mika, Josephus Ganobal, dans la forêt près de sa maison, à Lorang. Image par Leo Plunkett/ The Gecko Project.

À la suite de la décision rendue par le tribunal constitutionnel à propos des terres autochtones, Komnas HAM allait organiser une série d’audiences partout en Indonésie, examinant des douzaines d’affaires pour comprendre les préjudices subis par les communautés au nom du développement. Au début du mois de décembre 2013, Komnas HAM est parti pour Aru afin d’étudier cette tempête grandissante autour de la plantation de canne à sucre dans le cadre de ses recherches préliminaires.

À peu près au même moment, des douzaines d’aînés aruais se sont réunis à Dobo pour instaurer le chapitre d’Aru auprès de l’AMAN, l’organisation qui a mené les contestations judiciaires au tribunal constitutionnel. Mais la police a tenté de dissiper la réunion prétextant qu’ils n’avaient pas le permis requis. Yohanes Balubun, dirigeant du bureau de l’AMAN d’Ambon, a voyagé jusqu’à Dobo pour l’évènement où il a été entraîné au poste de police. Les évènements illustraient, avec une sombre ironie, la nécessité de l’enquête de Komnas HAM. Lorsque les conclusions de cette enquête ont été publiées en 2016, elles listaient le déplacement, la violence et l’intimidation auxquels étaient soumises les communautés autochtones vivant dans les forêts annexées par l’État. Pour l’instant, c’était aux militants d’attirer l’attention sur l’oppression qu’ils subissaient.

Mais même les motifs de ceux qui ont cherché à le faire ont été remis en question. Jacky et d’autres personnes à Ambon étaient perçus comme des étrangers venus s’immiscer dans des affaires locales. « Les gens qui crient au nom des Aruais ne le sont même pas eux-mêmes », a rapporté Siprianus Alatubir, un Aruais qui a aidé les évaluateurs de Menara à naviguer les îles, à un journaliste. « Je ne crois pas qu’il n’y ait aucun propriétaire foncier qui s’oppose à cet investissement puisque la plantation de canne à sucre est stratégique pour le développement économique d’Aru et des Moluques dans son ensemble », a-t-il ajouté.

Certains ont remis l’intégrité des militants de Dobo en question, soutenant qu’ils avaient été encouragés par une entreprise rivale à Menara. « Cette allégation continue de se développer dans le but d’alimenter l’antipathie et de diviser le mouvement qui résiste à Menara Group », a écrit Rudi Fofid dans un article intitulé « David and Goliath in the Aru Islands » (David et Goliath aux îles Aru) publié sur Maluku Online, à la mi-décembre 2013. « Le peuple d’Aru devrait être très prudent face à cette règle de ‘diviser pour régner’. »

Dans une région si récemment déchirée par la violence, la division pourrait s’avérer très dangereuse. Jacky avait mis l’emphase sur l’unité non seulement en tant que pré requis pour gagner la campagne, mais aussi parce qu’il savait à quel point les choses pouvaient s’envenimer. Néanmoins, la situation commençait à se détériorer, avec la présence de Menara qui menaçait d’attiser les tensions existantes entre les communautés qui étaient jusque-là latentes. Dans le sud d’Aru, deux villages voisins, Feruni et Marafenfen, ont tous les deux réclamé le même bout de terre depuis des générations, mais le désaccord n’était jamais devenu sérieux. C’est là que des résidents de Feruni ont emmené les évaluateurs de Menara dans la zone contestée, incitant les villageois de Marafenfen de les menacer avec arcs et flèches.

Villageois de Salarem, dans le sud d’Aru, montrant arcs et flèches. Image via @SaveAruIslands.

Jacky a tenté d’encourager les militants, leur conseillant vivement de maintenir le statu quo. « Je leur ai dit que ce n’est pas toutes les batailles qui peuvent être gagnées », a-t-il dit. « Mais dans la défaite, l’histoire se souviendra de votre bataille, que nous avions misé sur l’humanité et sur l’environnement. Nous savons que l’histoire prouvera qui avait tort, qui avait raison.

VII. « Des mendiants aux bols dorés »

Un matin de février 2014, un serveur aruais a apporté café et collations dans une salle de réunion du chantier naval du sud d’Aru. Autour de la table, le gouverneur par intérim des Moluques, Saut Situmorang ; le représentant de la police le plus haut gradé d’Aru, Muhammad Roem Ohoirat ; le commandant d’une base navale de la Papouasie, une province voisine ; et plusieurs représentants et soldats de gouvernement de district. À eux s’étaient joint Chairul Anhar, le PDG de Menara, et plusieurs de ses employés.

Alors qu’ils discutaient, le serveur a sournoisement pris des photos avec son téléphone.

Pendant des mois, Maichel Koipuy, le jeune journaliste, a travaillé à déterminer qui étaient les taupes à l’intérieur de chaque institution politique majeure d’Aru. Au moment de la réunion, il avait un réseau d’observateurs qui pouvaient l’informer des évènements à travers Aru. Même l’homme qui conduisait les gens de l’aéroport Rar Gwamar de Dobo jusqu’en ville rapportait les allées et venues des représentants et des hommes d’affaires.

Les échos d’une réunion à la base navale avaient fait son chemin jusqu’à Maichel via des villageois de la région ayant travaillés sur le site. Ce genre de fuites a régulièrement alimenté les campagnes ; c’est d’ailleurs de cette façon qu’ils ont obtenu les copies des permis de Menara et qu’ils ont découvert que les membres du parlement de district et Menara s’étaient rencontrés à Jakarta. Les photos prises par le serveur se sont retrouvées entre les mains de Maichel bien vite.

Le contenu de cette réunion a rapidement été expliqué par une autre taupe qui elle siégeait à la table. Le gouverneur intérimaire Saut a assuré à Chairul que sa société aurait le feu vert pour enclencher ses opérations en avril, en débutant avec la construction d’une raffinerie de sucre. Aru, disait-il, n’est « qu’une étendue de roseaux » que des sociétés investisseuses devraient avoir l’opportunité de développer.

Ensuite, la « chaîne d’information » s’est rapidement mise en route. Les militants ont déversé un déluge de publications sur les réseaux sociaux à propos de la réunion. Le jour suivant, Kabar Timur, l’un des plus importants journaux des Moluques, a publié un article sur son site internet rapportant que Saut avait bordé un avion affrété pour l’aérodrome naval de Marafenfen avant de continuer vers Kalar-Kalar par bateau à moteur. La « sombre réunion », a-t-il rapporté, a duré plus de cinq heures.

Une image publiée par la campagne montrant les photos prises par le serveur, identifiant les gens présents à la réunion.

La nouvelle était électrisante pour un public grandissant qui sait que les décisions étaient prises derrière des portes closes, mais qui avait rarement obtenu un aperçu de la relation étroite qui unissait Menara et l’État. Le lendemain, Kabar Timur a fait un coup d’éclat en mettant l’histoire en page couverture de sa version imprimée, accompagnée d’une caricature humiliante de Saut transportant une canne à sucre pour l’entreprise. L’article indiquait que la date donnée à Menara pour débuter ses opérations (en avril) coïncidait avec les élections parlementaires, donnant ainsi aux forces de sécurité une excuse pour sévir contre la dissidence.

En quelques jours, la nouvelle concernant la réunion faisait des vagues dans toute la province.

 

La caricature de Saut transportant une canne à sucre pour Menara Group.

La révélation a été un choc à toute crédibilité que Saut avait pu avoir en tant qu’arbitre neutre du conflit d’Aru. Les journalistes d’Ambon, enfin accrochés à cette histoire, lui ont demandé d’expliquer sa présence à la base navale. Il a répété, en prenant bien des détours, que les Moluques étaient très pauvres et avaient besoin d’investissements privés, et il a ajouté que si Menara ne débutait pas ses opérations, il allait révoquer ses permis et les donner à une autre société qui le ferait.

L’attention portée à cette affaire commençait à prendre de l’ampleur à Jakarta. Les enquêteurs de Forest Watch Indonesia ont passé une grande partie du mois de février à rencontrer les militants d’Aru et à amasser de l’information. Au début mars, le groupe a publié ses trouvailles, obtenant une plus grande couverture médiatique qui a mis en lumière la nature suspecte de la procédure d’autorisation de permis.

Pendant ce temps, Jacky a réussi à rallier l’Église protestante des Moluques en utilisant une stratégie similaire à celle qu’il avait utilisée à l’université de Pattimura. Avant la 10e Assemblée du Conseil œcuménique des Églises tenue à la fin de 2013 à Busan, en Corée du Sud, il avait prévu que plusieurs pasteurs de Jakarta allaient montrer des bannières « Sauver Aru ». « Cela a vraiment choqué la délégation indonésienne », a dit Jacky. Plus tard, lorsque sa propre église a tenu une conférence aux Moluques, il a mis l’emphase sur un discours que la campagne avait déjà mis en valeur sur la scène internationale. « Encore une fois, c’est une question d’identité », a-t-il dit. « Comment peut-on laisser d’autres gens parler de notre avenir sans rien dire ? » Après cela, la direction de l’église a formé un comité spécial pour Aru, donnant aux responsables paroissiaux à travers l’archipel les instructions pour soutenir la campagne. Les pasteurs sont allés en forêt pour effectuer des « sasis pour l’église », arborant leurs soutanes et bandeaux rouges, un symbole aux Moluques qui indique que l’on est prêt à combattre.

À Dobo, le puissant sasi des femmes a finalement été retiré du parlement de district après que ses membres aient fait la promesse de s’opposer à la plantation. Des hommes âgés, torses nus et portant le bandeau rouge, observaient les politiciens boire une forte boisson appelée sopi qui fait partie d’un rituel de soutien connexe. Une femme est tombée en transe alors qu’elle canalisait la voix d’un ancêtre ordonnant le peuple de prêter serment contre Menara Group.

Rudi Fofid récite un poème dans un festival de rue à Ambon à l’apogée de la campagne.

Il était devenu de plus en plus difficile pour les défenseurs du projet d’ignorer la campagne comme s’il s’agissait d’un mouvement minoritaire qui ne reflétait pas la volonté du peuple. Désormais, les efforts déployés pour alerter les villages de l’intérieur allaient de bon train depuis des mois. Les activistes ont obtenu des déclarations de refus signées de 90 des 117 villages, soit en visitant les communautés, soit en rencontrant leurs représentants à Dobo. Avec la sensibilisation du public au mouvement d’opposition à la hausse, tout fonctionnaire qui aiderait à faire avancer le mouvement pourrait faire face à des questions difficiles quant à leurs motifs. Néanmoins, Menara n’était pas prêt à laisser la bataille des relations publiques.

À la mi-mars 2014, le gouvernement de district d’Aru a invité des dizaines de chefs de villages de partout dans l’archipel à assister à une réunion tenue dans un auditorium de Dobo. Son objectif énoncé était prosaïque, celui de publiciser une nouvelle loi applicable à la bureaucratie de village. Mais la réunion avait aussi un autre but. Mika a appris que plusieurs dirigeants de Menara Group allaient être présents. Les activistes craignaient que le registre des présences, montrant les signatures d’éminents membres de la communauté, combiné au fait que Menara avait présenté ses plans, puisse être utilisé pour créer l’illusion que les gens ont été consultés adéquatement, ou même qu’ils aient approuvé le projet. Malgré le fait que l’opportunité de consulter les Aruais de manière significative était passée depuis bien longtemps, créer l’illusion qu’au moins certains d’entre eux appuient la plantation était devenu de plus en plus urgent pour l’entreprise, alors que le contrôle sur la perception qu’a le public continuait de leur échapper.

Durant la réunion, les dirigeants de Menara ont siégé à une table à l’avant de la pièce, faisant face à un public de chefs de villages, sur des chaises de plastiques. Dans la première rangée du public, affichés dans une hiérarchie peu subtile, les représentants de gouvernement de district, les membres des forces de sécurité, et encore plus de dirigeants de Menara, inclinés sur des chaises et des fauteuils confortables. Parmi eux, Dessy Mulvidas, bras droit de Chairul Anhar. L’homme de 49 ans, portant des lunettes, fumait des cigarettes en regardant silencieusement ses collègues à l’avant de la pièce — Hafiz Arief, au crâne dégarni et bedonnant, et Khatib, avec une fine moustache et une chemise en batik colorée — vanter les avantages du projet à l’aide d’une présentation PowerPoint. Dessy et Hafiz étaient de ceux qui avaient prêté leurs noms à la prolifération de personnes morales utilisées pour le projet.

À gauche : Dessy Mulvidas, assis sur le divan et portant une chemise bleue, en compagnie des représentants gouvernementaux, à la réunion de Dobo. À droite : Hafiz Arief, au milieu, et Khatib, à gauche, s’adressant à tous.

Patientant silencieusement parmi le public, se trouvaient aussi Simon Kamsy, conservationniste des mangroves, et Dolfince Gaelagoe, professeur retraité de Marafenfen, ainsi que d’autres activistes qui avaient réussi à se glisser dans l’auditorium. Lorsque le temps était venu pour le public de s’exprimer, Simon a rapidement pris le micro. Il était venu préparé : il avait dans son sac un livre de signatures des gens d’Aru qui déclaraient leur opposition aux plans de Menara. Alors qu’il se dirigeait vers la table à l’avant de la pièce, il sentit une vague de courage s’emparer de lui. « Je n’avais pas peur parce que je me battais pour les droits ancestraux, nos droits à nous tous » se rappelait-il. « Si je mourais à cet instant et cet endroit précis, le créateur pourrait juger ma vie. »

Simon a donc sorti la pile massive de papiers de son sac. « Prenez-la », a-t-il dit aux dirigeants. « Ce sont les lettres venant du peuple d’Aru, refusant les opérations de votre société dans les îles d’Aru. »

Le modérateur a tenté de faire respecter l’ordre, appelant les autres personnes à partager leurs opinions. Mais un par un, les chefs de villages se sont levés pour rejeter le projet de plantation. « Nous ne pouvons pas accepter ce projet », expliquait l’un d’eux. « Parce que si nous retournons dans nos villages, les villageois nous tueront. »

Alors l’un des dirigeants à l’avant a pris la parole. « Nous ne nous imposerons pas à Aru », leur a-t-il dit. « Néanmoins, peuple d’Aru, ne vous laissez pas devenir des mendiants aux bols dorés ».

Le public s’est mis à rugir. « Les Aruais ne sont pas des mendiants, vous l’êtes! » criait Dolfince. « On vous a chassé, vous êtes revenu, chassé encore une fois, et encore revenu : c’est ça, mendier! » Le peuple d’Aru n’a jamais été constitué de mendiants. Nous sommes heureux ici. » Alors que régnait un vacarme infernal, la réunion a pris fin sans qu’il y ait eu de résolution. Les activistes croyaient avoir contrecarré une tentative de Menara de colmater l’une des irrégularités les plus condamnables du projet. Le lendemain, un groupe de villageois s’est rassemblé en face de l’hôtel de Dobo où les dirigeants séjournaient, leur criant qu’ils n’étaient pas les bienvenus à Aru.

Mia Darakay, une Aruaise ayant participé au mouvement Sauver Aru, au marché de Dobo.

Une semaine plus tard, Forest Watch et AMAN ont organisé un « die-in », c’est-à-dire une manifestation couchée où les manifestants s’étendent au sol en faisant le mort, au centre de Jakarta. En collaboration avec Mercy Barends, les groupes de défense ont utilisé leurs contacts dans la capitale pour mettre de la pression sur l’annulation du projet. Rapidement, cela s’est retrouvé sous le radar de l’agence nationale anticorruption et d’une équipe de travail présidentiel influente connue sous le nom de UKP4. « Nous, l’unité de travail présidentiel, avons reçu le mandat d’approfondir l’enquête » confiait anonymement l’un de ses membres. « Pour cette raison, je veux trouver des opinions non biaisées à propos de ce conflit. Particulièrement depuis qu’il a attiré l’attention internationale. »

Pendant ce temps, dans un vaste édifice au cœur de Jakarta, le ministre des forêts Zulkifli Hasan, arrivait à la fin de son mandat. En quelques mois, il a été remercié de sa fonction politique à la suite des élections présidentielles pour lesquelles un arriviste axé sur la réforme du nom de Joko Widodo était en tête de course. Le ministère avait été en proie à des scandales de corruption depuis des décennies, présidant comme il le faisait sur la ressource extrêmement précieuse des forêts tropicales indonésiennes, et sous la direction de Zulkifli, il avait été peu différent. Dans les mois qui ont suivi, il a signé un grand nombre de permis qui consignaient des milliers de kilomètres carrés de forêt à détruire.

À ce moment, les permis pour Menara étaient sur son bureau. Mais la tempête prenait de l’ampleur. À Aru, il était impossible pour quiconque de demander de façon crédible l’appui général du public pour le projet ; l’entreprise et les politiciens pouvaient à peine éternuer sans que cette nouvelle se retrouve sur les réseaux sociaux de Sauver Aru. Le mouvement gagnait des partisans de grande notoriété ; lors d’un évènement important sur l’environnement international à Ambon, Costansius Kolatfeka a tenu un discours en opposition au projet, avec l’appui d’un ancien ministre de l’environnement, Emil Salim, qui a contribué à renforcer le mouvement. Une pétition en ligne lancée par Glenn Fredly a obtenu près de 15 000 signatures, demandant à Zulkifli d’annuler le projet. À Jakarta, les activistes travaillaient avec les enquêteurs anticorruption qui détenaient le pouvoir de mettre les appels téléphoniques sous écoute.

« J’ai continué à bâtir, et bâtir encore, jusqu’à ce que finalement, il n’y ait pas que les Aruais qui parlent de ce vol de terres » disait Mercy Barends. « Des gens d’autres pays, des gens de Jakarta, tout le monde parlait de Sauver Aru. »

Zulkifli Hasan passant par le détecteur de métal à Jakarta, en 2011. Image par Aulia Erlangga/CIFOR.

Alors que la pression continuait de monter, Zulkifli a demandé à ses employés de réviser l’EIE qui avait été éviscéré par les professeurs d’Ambon. Le 11 avril, huit mois après que Collin se soit présenté à la porte de Jacky, le ministre a fait une annonce. En parlant à des journalistes en marge d’une conférence de presse à Jakarta, il a affirmé que le ministère avait déterminé qu’Aru « ne convenait pas pour la canne à sucre » et que le projet allait être interrompu.

Bien que les militants aient accepté la nouvelle de la victoire avec beaucoup de prudence, aucune annulation n’a formellement été mise en place et le projet a continué de planer au-dessus d’Aru comme un spectre. Mais Zulkifli, respectant sa parole, a refusé de signer les permis définitifs, même s’il avait approuvé la destruction de vastes étendues de forêt pour d’autres plantations dans les derniers jours de l’administration de Susilo Bambang Yudhoyono. En octobre 2014, Zulkifli a été remplacé par un nouveau ministre, Siti Nurbaya Bakar, au sein d’une nouvelle administration dirigée par le président Widodo qui avait initialement promis une nouvelle ère pour les peuples autochtones assiégés d’Indonésie.

À la première occasion qu’elle a eue de rencontrer Siti, Mercy l’a questionnée: le projet serait-il relancé? Pour Siti, le projet était mort. Si des sociétés de Menara Group continuaient de se pointer à Aru, a déclaré Siti, elles étaient des « zombies ». « À ce jour, elle n’a pas changé sa décision », disait Mercy.

Pendant huit mois, une douzaine d’étudiants, un prêtre et deux mots sur un morceau de papier ont évolué en une formidable campagne populaire dans l’une des régions les plus reculées et les plus pauvres d’Indonésie. Le mouvement Sauver Aru a affronté une puissante société qui tentait de gagner des milliards de dollars en transformant ses terres en plantation de canne à sucre – et ils ont gagné.

Mika Ganobal. Image par Leo Plunkett/ The Gecko Project.

« La société avait tellement de soutien ; ils avaient l’infrastructure, ils avaient les forces de sécurité de leur côté et tout le reste », disait Jacky. « Il aurait été facile pour eux de détruire le mouvement du peuple si ceux-ci n’avaient pas cru en leur identité. Renforcer leur identité, renforcer leur esprit de bénévole était notre façon de combattre ces forces extérieures. »

Plus ils réagissaient, plus ils en révélaient sur le système qui cherchait à les soumettre. Ils ont exposé au grand jour l’absence éhontée de processus, les lacunes scientifiques, la convergence des intérêts politiques et des entreprises, ainsi que l’échec des quelques garanties juridiques destinées à protéger les droits fragiles des peuples autochtones d’Indonésie. Pourtant, ce n’est qu’avec cet effort herculéen et le soutien de tout le peuple d’Indonésie et du monde entier qu’ils ont pu anéantir le projet.

Le jour même où Zulkifli a fait son annonce, la femme de Mika a donné naissance à un petit garçon. Ils l’ont nommé Leisava, Lei pour lelaki (qui veut dire « garçon »), et Sava, pour Sauver Aru. Le garçon de Sauver Aru.

Leisava Christo Yanada Ganobal à la plage de Kora Evar, près de Dobo. Image courtoisie de Mika Ganobal.

Épilogue

Menara Group a été expulsé d’Aru. Mais dans la province voisine de Papouasie, la société a pu mener à exécution un plan quasi identique, sans qu’aucune attention n’y ait été portée. Là-bas, elle reste actionnaire minoritaire de ce qui pourrait être la plus grande plantation de palmiers à huile en Indonésie, après avoir vendu la plupart de ses droits à des investisseurs secrets. Une enquête précédemment menée par Mongabay, Tempo, Malaysiakini et The Gecko Project a révélé comment certaines des mêmes personnes qui avaient été confrontées par les Aruais (Chairul Anhar et Dessy Mulvidas) tentaient de faire adopter ce projet au moment même où ils étaient chassés d’Aru.

Les similitudes entre le projet d’Aru et celui de Papouasie sont frappantes : un vaste projet basé sur des permis délivrés par un politicien emprisonné pour corruption par la suite ; une absence de consultation des personnes affectées par le projet ; un processus d’EIE louche ; et une relation étroite avec la police et l’armée locales. Contrairement à Aru, cependant, aucun mouvement de masse ne s’est consolidé contre la plantation en Papouasie. Alors que certaines communautés autochtones avaient manifesté, mis des sasis sur leurs terres et collaboré avec des militants à Jakarta, elles n’ont pas encore attiré l’attention du monde entier.

Aujourd’hui, la forêt tropicale disparaît en Papouasie, générant de vastes émissions de gaz à effet de serre et laisse place à l’agriculture à l’échelle industrielle dans l’une des dernières grandes étendues sauvages du monde. Chairul Anhar, quant à lui, entretient des relations étroites avec les échelons supérieurs des institutions politiques indonésiennes et malaisiennes. En février, sa fille a épousé le fils de Tjahjo Kumolo, le nouveau ministre indonésien de l’Intérieur, lors d’un mariage où assistait du président Widodo.

La déforestation a déjà commencé pour le projet de Menara Group en Papouasie. Si toute la zone autorisée pour la plantation est rasée au bulldozer comme prévu, elle émettra plus d’émissions que la Belgique n’en produit chaque année en brûlant des combustibles fossiles. Image par Ulet Ifansasti, pour Greenpeace.

Les conditions qui ont permis à Menara de s’imposer à Aru et en Papouasie restent largement inchangées. Depuis la décision du tribunal constitutionnel, le président Widodo a officiellement reconnu les droits de 55 communautés autochtones à des forêts couvrant au total 248 kilomètres carrés (96 miles carrés). Mais AMAN a cartographié plus de 77 600 kilomètres carrés (30 000 miles carrés) de forêts coutumières, une superficie combinée de la taille de la Caroline du Sud, qui appartient à 704 groupes autochtones. Pendant ce temps, le parlement stagne sur un projet de loi qui cimenterait ces droits dans la loi.

L’État continue à utiliser son contrôle pour promouvoir un modèle de développement mené par des projets d’agro-entreprises à grande échelle qui prête peu d’attention aux opinions des personnes les plus touchées. Depuis septembre, il y a eu des manifestations de masse soutenues dans les villes de toute l’Indonésie, la plus importante depuis la chute de Suharto, en réponse au parlement sortant qui presse l’adoption d’une série de projets de loi controversés qui, entre autres, renforceraient le pouvoir des sociétés investisseuses en ressources naturelles contre les communautés rurales et affaibliraient l’agence anticorruption. Des dizaines de milliers de personnes ont envahi les rues, empruntant des tactiques aux manifestants prodémocratie à Hong Kong; au moins deux étudiants ont été abattus par la police, des dizaines de personnes hospitalisées et des centaines arrêtées. Le mot-clic #DemokrasiDikorupsi, signifiant « démocratie corrompue », est devenue une tendance sur Twitter.

À Aru, le découpage du territoire mené par Theddy Tengko qui a dépouillé une grande partie de l’archipel du statut protégé reste inchangé. Jusqu’à ce que le statut de conservation de ses forêts soit rétabli, davantage de permis pourraient être délivrés, dans un héritage persistant de l’administration de Theddy.

C’est ainsi qu’en octobre 2017, un homme d’affaires du nom d’Andi Syamsuddin Arsyad, mieux connu sous le nom de Haji Isam, est arrivé à Aru dans un avion privé, accompagné du ministre de l’Agriculture, Andi Amran Sulaiman. Les deux hommes seraient apparemment des cousins originaires de la même partie de l’île indonésienne de Sulawesi. Isam s’est fait un nom dans l’industrie du charbon du sud de Bornéo ; la première entreprise d’Amran a été fondée avec un brevet pour du poison à rat, et il s’est depuis diversifié dans les plantations et l’exploitation minière.

Le ministre de l’Agriculture Amran Sulaiman, à gauche, faisant de grandes enjambées sur le tarmac à Dobo avec Johan Gonga, à droite, et l’homme d’affaires Haji Isam, deuxième à droite.

Ils sont venus à Aru pour lancer un projet d’élevage, pour lequel la première série de permis a été délivrée, par le nouveau bupati d’Aru, Johan Gonga, en juillet. Il tombe en plein à travers les terres d’Anatje Siarukin et Dolfince Gaelagoe, parmi les matriarches du mouvement Sauver Aru. En août, les deux femmes étaient les principales signataires d’une lettre adressée au chef de cabinet du président, Komnas HAM et au ministère des forêts, alléguant que les bupati avaient violé leurs droits en délivrant les permis.

Les Aruais s’efforcent toujours d’améliorer leur sort, que ce soit pour une augmentation des revenus, une meilleure infrastructure, une plus grande accessibilité à l’éducation et aux soins de santé. Mais les vétérans de Sauver Aru continuent de croire qu’il existe une forme de développement fondé sur la vie qu’ils mènent déjà, une forme qui pourrait les élever sans détruire ce qu’ils ont déjà. « Nous avons besoin de quelque chose de beaucoup plus prometteur pour la vie du peuple aruais, qui ne nuit pas à l’environnement », a déclaré Collin Leppuy. Alors que le monde naturel prend du recul ailleurs, trouver un moyen de trouver cet équilibre n’a jamais été aussi urgent.

Bannière : Illustration par MURUGIAH pour The Gecko Project et Mongabay.

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Article original: https://news.mongabay.com/2019/10/saving-aru-the-epic-battle-to-save-the-islands-that-inspired-the-theory-of-evolution/

Article published by Maria Salazar
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