Écosystèmes menacés

Une grande partie de ce qui reste de l’écosystème de la forêt tropicale du Nigéria se trouve dans les zones protégées de la rivière Cross. Le parc national de Cross River, qui se trouve sous la juridiction du gouvernement fédéral, détient la plus grande part de forêt tropicale restante de l’État. Les zones adjacentes telles que les forêts d’Ekuri et d’Iko Esai ainsi que les montagnes Mbe possèdent un niveau de biodiversité similaire. Bien que ces dernières ne possèdent pas le statut de zones protégées aux yeux de la loi, elles sont gérées par des communautés qui utilisent un ensemble de règles coutumières pour réguler la chasse et l’empiètement agricole dans le but de promouvoir une utilisation durable des ressources de la forêt et garantir la protection des plantes et animaux.

Les reliefs accidentés du parc national de Cross River – l’altitude varie de 150 à 1 700 mètres (490 à 5 580 pieds) au-dessus du niveau de la mer – sont enveloppés dans une dense canopée de forêt tropicale et de mangrove. Le parc possède deux sections non adjacentes : Oban et Okwangwo, drainées par plusieurs rivières dont la Calabar, la Kwa et la Korup, ainsi que la rivière Cross et ses affluents.

Inaoyom Imong, directeur de la Wildlife Conservation Society (WCS) Cross River Landscape, explique que le Nigeria a déjà du mal à contenir le commerce illicite important d’ivoire et de pangolins. Il affirme que construire une autoroute à travers ou près de zones protégées menacerait un habitat vital pour le gorille de Cross River et d’autres espèces.

Il souligne les lacunes de surveillance, de gestion de la forêt et des mécanismes d’application de la loi dans le parc national de Cross River. « Même les patrouilles qui devraient avoir lieu quotidiennement dans le parc national ne sont pas effectuées, pour diverses raisons : le financement est bas, la motivation parmi les rangers est très basse car on ne leur fournit parfois pas l’équipement ni le soutien nécessaire, l’encadrement est insuffisant, presque inexistant. »

Les craintes d’Inaoyom Imong sont confirmées par l’expérience faite avec la construction de ponts à Bashu et Ekonganaku, le long des limites sud des sections Okwangwo et Oban du parc. La réalisation des ponts a rapidement été suivie d’une augmentation de l’exploitation forestière illégale dans le parc.

Dans cette partie de l’État, la majorité des résidents est tributaire de ces forêts pour subsister. Les villageois cultivent, chassent et récoltent les produits de la forêt tels que l’afang (Gnetum africanum), la mangue sauvage, le bitter cola, et des plantes médicinales destinées à leur usage personnel et à la vente. Ils récoltent également des escargots et pêchent dans les rivières et cours d’eau de ces forêts. Ils collectent de l’eau des ruisseaux et rivières protégées par ces forêts, qui ont parfois une valeur culturelle et spirituelle et servent de lieux pour leurs sanctuaires sacrés, les animaux totems et le matériel pour les fêtes traditionnelles.

Les menaces représentées par la chasse, la perte de son habitat et la fragmentation compliquent la vie du gorille de Cross River, une sous-espèce du gorille de l’Ouest, qui n’existe plus que dans de petites populations isolées le long de la frontière entre le Nigéria et le Cameroun. La fragmentation réduit davantage le nombre de corridors essentiels à la faune sauvage qui favorise la connectivité pour les gorilles, réduisant ainsi la variété génétique et augmentant l’isolation.

Beaucoup de ce qui se trouve hors des zones protégées est rapidement détruit en raison des feux de brousse, de l’expansion agricole, de l’exploitation forestière et de la chasse.

Alternatives

L’État de Cross River possède déjà deux routes nationales qui le relient à l’État de Benue, son voisin du nord. Ces dernières relient les centres économiques des États – des villes telles que Odukpani, Akampa, Ikom et Boki – bien mieux que l’autoroute ne le ferait. Le gouvernement fédéral est en train de réparer des portions vétustes de la route nationale Calabar-Ikom-Ogoja-Benue.

Selon une étude de 2017 réalisée par l’Alliance of Leading Environmental Researchers and Thinkers (ALERT), le tracé initial aurait traversé 115 km (71 miles) de forêt intacte, incluant 53 km (33 miles) dans la section Oban du parc national, et 52 km supplémentaires (32 miles) dans la forêt communautaire d’Ekuri, qui comprend 33 600 hectares (83 000 acres) de forêt intacte à proximité.

ALERT a proposé deux tracés alternatifs. L’un éviterait totalement les zones protégées et écologiquement sensibles, et construirait la nouvelle route près d’installations agricoles et de routes existantes. L’autre la redirigerait en utilisant autant que possible des routes existantes, goudronnées ou non.

Ces alternatives seraient toutes deux plus longues que l’autoroute, respectivement de 30 et 63 km (19 et 39 miles), mais leur construction coûterait entre 365 et 922 millions de dollars – bien moins que la proposition à 1,8 milliards de dollars du gouverneur Ayade.

« Le gouvernement de l’État de Cross River n’a pas adopté les tracés alternatifs proposés pour l’autoroute, qui seraient bien moins dommageables pour l’environnement et les locaux », explique Mahmoud I. Mahmoud, scientifique sénior en environnement au sein de l’Agence nationale de détection et de réaction aux déversements accidentels de pétrole (NOSDRA) et l’un des auteurs principaux de l’étude de 2017.

Odey Oyama, directeur exécutif de l’ONG Rainforest Resource and Development Center, s’inquiète du fait que les travaux aient repris malgré le manque d’information publique relative aux changements nécessaires pour être en conformité avec les directives du ministère fédéral.

Oyama explique qu’ « aucune nouvelle donnée n’a été transmise pour montrer le changement de tracé, il n’y a pas de plans, pas de coordonnées à disposition ni de bulletin officiel à l’heure actuelle. »

Ce dernier a écrit à plusieurs ministères, demandant un plan du nouveau parcours, mais n’a reçu aucun retour substantiel.

Le nouveau tracé proposé longe encore des lieux protégés importants et des zones de forêts, notamment le sanctuaire d’Afi Mountain, les réserves forestières des rivières Afi et Ukpon, ainsi que la réserve forestière sud de la rivière Cross et le parc national de Cross River.

Oyama explique qu’ « immédiatement après avoir ouvert cette importante zone de forêt, vous inviterez des bûcherons, des braconniers viendront, et des communautés s’installeront le long de l’autoroute. »

Impact sur les communautés

Les impacts ne se limitent pas à la faune et à l’habitat. Il y a une profonde colère et frustration parmi les centaines de milliers de personnes qui vivent autour du parc et qui n’ont pas été consultées de manière adéquate.

En janvier 2016, le gouvernement fédéral a publié un avis d’expropriation sur 20 km de part et d’autre du tracé de l’autoroute, et a débuté les travaux le mois suivant, avant qu’un décret fédéral ne les suspendent en attendant les résultats des études sur l’impact environnemental. Le corridor traverse ou passe près de 185 communautés, qui abritent près de 600 000 personnes tributaires des forêts tropicales pour leur survie et subsistance.

La majorité de ces communautés manquent d’accès aux services publics tels que des cliniques ou des écoles, et assurent leurs propres services d’eau et d’assainissement. Elles sont résistantes et autonomes, tirant leur subsistance de leurs fermes et des forêts environnantes.

Deux voies de route goudronnée vont vers l’ouest depuis la frénétique ville commerciale d’Ikom, près de la frontière avec le Cameroun, jusqu’au flanc nord du parc, passant à travers de nombreux villages fermiers. La journée, le calme règne durant de longues périodes, la quiétude périodiquement perturbée par le bruit de voitures qui passent. Mais elle prend vie au coucher du soleil, lorsque les fermiers et leurs familles reviennent de leurs fermes dans les forêts de part et d’autre, machettes, sacs usés et bouteilles en plastiques à la main.

Le village d’Okuni apparaît comme un groupement de magasins en bordure de route vendant du gari (un aliment local incontournable composé de farine de manioc), des mangues et de l’essence. Ici, le calme contraste fortement avec Ikom.

« Cette route a détruit des forêts, des plantations de banane et de caoutchouc ainsi que des terres agricoles », explique Mpama Ndifom, un fermier Okuni, pointant une portion de forêt fraîchement abattue.

Les fermiers comme Ndifom font généralement pousser des produits tels que le manioc, les mangues sauvages et le plantain sur de petits lopins de terre dispersés dans la forêt. Ces espèces sont principalement cultivées pour nourrir leurs familles, alors que les petites plantations de cacao, de caoutchouc et de palmier à huile leur offrent un petit revenu.

Le long du tracé, des arbres tels que le Berlinia confusa, Coula edulis, l’iroko (Milicia excelsa), le framiré (Terminalia ivorensis) et des espèces d’acajou d’Afrique abondent. Nombre de ces arbres représentent un bois précieux, très demandé pour le bâtiment et le mobilier entre autres, et les ouvriers du bâtiment les découpent en planche et les emportent.

« C’est presque comme s’ils voulaient du bois sans pitié », explique Ndifom.

Lorsque les travaux ont repris en octobre 2018, les habitants étaient indignés. Le mois suivant, ils ont organisé des manifestations d’envergure, bloquant les travaux. Le gouvernement fédéral a accepté de payer 40 millions de nairas (111 000 dollars) avant d’envoyer à nouveau les engins de terrassement en janvier. Ndifom explique qu’il a reçu 25’000 nairas (69 dollars) – maigre compensation pour la perte permanente de 5 hectares (12 acres) de terre cultivable. Depuis, il s’est lancé dans le dragage de sable et de gravier qu’il vend aux chantiers de constructions pour subsister.

En revanche, les habitants d’Ekuri, située à une heure de distance sur une route mal entretenue, sont résolument focalisés sur la protection des forêts. The Ekuri Initiative, une organisation communautaire qui gère la forêt d’Ekuri, travaille avec des ONG de conservation et a rassemblé 253 000 signatures pour protéger sa forêt et rediriger l’autoroute ailleurs.

« Quel est l’avantage d’une autoroute quand les moyens de subsistance des gens leurs sont retirés sans compensation ? Sans plan de relogement ou autre source de revenus ? », explique Martins Egot, président de The Ekuri Initiative.

Pour les habitants d’Ekuri, la forêt est une grande source de fierté, de revenus et de nourriture. Ils souhaitent être consultés de manière adéquate concernant l’autoroute et ses incidences, et ne seront probablement pas convaincus par l’échange de leur trésor communautaire contre une quelconque compensation.

« Pour quelle raison le gouvernement néglige-t-il les alternatives ? Quelles sont ses intentions ? Il est censé servir le peuple, mais ce projet sert-il réellement le peuple ? En nous basant sur nos recherches, nous ne le pensons pas. Nous pensons que le peuple ne bénéficiera pas du projet, et voulons résister à toute tentative d’intrusion dans notre forêt », explique Martins Egot.

Financer la destruction

Tandis que les travaux se poursuivent, le volte-face du gouverneur Ayade concernant le mode de financement a suscité soupçons et interrogations de la part d’environnementalistes et d’ONG. Actuellement, le seul financement visible pour le projet est une demande à l’Assemblée nationale de l’État pour l’approbation d’un ordre de paiement permanent et irrévocable (ISPO) de 300 millions de nairas (830 000 dollars), qui seraient directement déduits du transfert mensuel de l’État au gouvernement fédéral pour payer les entrepreneurs.

Cela pèserait lourdement sur ses finances, et ne permettrait de payer le coût de 1,8 milliards de dollars de la route que sur une période de 180 ans.

Depuis décembre 2018, Cross River a une dette extérieure de 189 millions de dollars, la quatrième plus importante parmi les 36 États nigérians. Sa dette intérieure de 466 millions de dollars se situe au cinquième rang au niveau national.

Initialement, l’État avait dit qu’il utiliserait un partenariat public-privé afin de financer l’autoroute, et les investisseurs récupéreraient les coûts d’investissements grâce aux taxes de péage dont s’acquitteraient les véhicules et les camions.

Mais BudgIT, une société civile locale qui promeut la transparence dans les finances publiques, a signalé que même si, comme prévu par l’État, 700 camions (qui représentent environ 20 % des camions au Nigeria) et 4 000 petits véhicules empruntaient l’autoroute quotidiennement, cela prendrait plus de 100 ans pour amortir les frais de construction. Les calculs de BudgIT prévoient que les voitures paieraient une taxe de 3 dollars et les camions 14 dollars, et ont pris en compte 10 % de trafic de conteneurs depuis les ports au Cameroun et au Bénin, qui approvisionnent les régions enclavées du Chad et du Niger.

« Il est évident que le gouverneur n’arrive pas à obtenir un prêt crédible », explique Oyama.

Les autorités de l’État de Cross River continuent d’ignorer les préoccupations des environnementalistes, des ONG de conservation et des communautés lésées, tandis que les bulldozers s’enfoncent toujours plus dans les forêts de l’État.

The drill is an endangered short-tailed monkey found in Cross River National Park
Le drill fait partie des espèces en danger dont l’habitat est menacé par la construction de nouvelles routes dans les forêts de l’État de Cross River. Photo : John Cannon/Mongabay

« Cette autoroute mal conçue ouvrirait une boîte de Pandore de problèmes environnementaux et sociaux tels que la déforestation illégale, le braconnage, l’expropriation, la modification du microclimat, l’érosion, la perte de la biodiversité et l’empiètement dans le parc national de Cross River », explique Mahmoud I. Mahmoud (ALERT).

Il précise toutefois qu’il n’est pas contre le développement, mais qu’il veut simplement des infrastructures ingénieuses, équitables et durables sur le continent.

Il explique que « cela implique que je regarde les grands projets de développement d’un œil critique et que je différencie mes évaluations de celles des scientifiques, qui approuvent des projets après une analyse superficielle. […] J’encourage le gouvernement de l’État de Cross River à envisager des tracés alternatifs pour le projet d’autoroute, avec des dommages environnementaux limités et un maximum de bénéfices socioéconomiques pour les habitants de l’État de Cross River. »

Les activistes environnementaux et les ONG de conservation expliquent à Mongabay que si Ben Ayade veut développer l’État, il devrait considérer d’autres alternatives, notamment la réparation de routes rurales existantes, la construction de centres de transformation agricoles alimentés par des énergies renouvelables, la création d’un centre d’information technologique, le soutien aux petites entreprises au moyen de prêts, et l’investissement massif dans l’écotourisme.

Image de bannière : Les bulldozers ont repris le travail sur l’autoroute de Cross River en janvier 2019. Photo : Linus Unah/Mongabay.

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Article original: https://news.mongabay.com/2019/07/in-nigeria-a-highway-threatens-community-and-conservation-interests/

Article published by Maria Salazar
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