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Le Népal tient compte des aspects négatifs relatifs au succès en matière de conservation des rhinocéros

  • Un film récent qui glorifie les gardiens du parc national de Chitwan et une enquête de BuzzFeed qui met en avant les violations des droits humains par ces mêmes gardiens ont suscité un débat sur les méthodes de conservation au Népal.
  • Le Népal a obtenu des résultats remarquables dans la protection d’espèces comme le rhinocéros indien et les écologistes affirment que les efforts pour nouer le dialogue avec les communautés vivant près de Chitwan et pour les soutenir ont considérablement augmenté depuis les années 1990.
  • Les militants des droits de l’homme garantissent que les populations locales souffrent d’une attitude qui ne tient pas compte des droits des personnes historiquement marginalisées et qui les prive d’un véritable rôle à jouer dans l’élaboration des politiques.

Les gardes du parc national de Chitwan au Népal (Chitwan National Park), qui abrite l’emblématique rhinocéros indien (Rhinoceros unicornis), reçoivent une information de l’un de leurs informateurs. Pendant quelques heures, ils peuvent perquisitionner les maisons proches du parc. Ils peuvent entrer sans frapper et détenir des personnes en train de dormir. Les gardes, qui portent le topi traditionnel népalais (chapeau), pourchassent agressivement toutes les personnes considérées comme étant des braconniers de rhinocéros. Si quelqu’un s’oppose à cela, les gardes menacent cette personne de l’envoyer derrière les barreaux pour les quinze années à venir. Durant l’une de ces opérations, un homme est décédé au cours de la garde à vue.

Pour les cinéphiles népalais, l’intrigue semble tout droit sortie d’un nouveau film. « Khaag » (« La corne du rhinocéros ») raconte l’histoire de Kamal Jung Kunwar, l’un des gardes les plus célèbres du parc de Chitwan, à qui l’on a attribué le déclin rapide du braconnage de rhinocéros. Mais comme le montre une récente enquête menée par BuzzFeed les scènes d’intimidation et de violence dépeintes dans le film sont une réalité quotidienne pour les personnes qui vivent près du site du patrimoine mondiale dans le centre du Népal.

Le rapport de BuzzFeed étudie le décès de Shikharam Chaudhary, un membre de la communauté autochtone tharu, après qu’il a été torturé par des gardes du parc. Ce rapport souligne également comment les importants pouvoirs légaux conférés aux gardes du parc, qui sont soutenus par des organisations de préservation comme le WWF, nuisent à la vie des personnes vivant autour des zones protégées.

Toutefois, le film, basé sur les mémoires de Kunwar et en partie financé par sa fondation, lui dresse un portrait élogieux, le décrivant comme un garde futé qui utilise tous les moyens nécessaires, y compris la violence, pour attraper et emprisonner les braconniers.

La bande-annonce du film « Khaag » est essentiellement un montage de Kunwar, portant son topi reconnaissable, qui passe à tabac les personnes suspectées de braconner des rhinocéros. Les activistes affirment que la violence illustrée dans le film reflète les conditions réelles auxquelles sont confrontées les personnes vivant près du parc national de Chitwan.

Le film et le rapport de BuzzFeed servent à se rappeler que quelque 20 000 personnes ont été expulsées lorsque le parc a été construit en 1973. Ils ont également permis de débattre à propos du « côté obscur » du succès du Népal quant à la conservation des espèces menacées, telles que le rhinocéros indien.

Le braconnage reste répandu dans la plupart des pays où vivent des rhinocéros, et la demande de corne de rhinocéros a poussé certaines espèces, comme le rhinocéros noir, au bord de l’extinction. Le Népal aussi semblait s’être engagé sur cette voie. Dans les années 1960, la population de rhinocéros du pays a été traquée jusqu’à ce qu’elle atteigne moins de 100 individus. Le braconnage a à nouveau atteint un pic à la fin des années 1990, culminant à un total de 22 animaux tués par année entre 2001 et 2003.

En 2003, Kunwar a été nommé chef de l’unité anti-braconnage de Chitwan. Entre 2004 et 2005, seuls 8 rhinocéros ont été tués. Entre 2006 et 2008, la période durant laquelle Chaudhary est décédé, un seul rhinocéros a été tué par des braconniers. En 2007, Kunwar a été nommé directeur en chef par intérim, poste qu’il a repris à part entière de 2013 à 2016. Les taux de braconnage sont restés bas, avec seulement 3 rhinocéros tués par des braconniers depuis 2012. Aujourd’hui, il y a plus de 600 rhinocéros au Népal. Kunwar n’hésite pas à s’attribuer le mérite de ce succès. Durant le générique de fin du film « Khaag », il est noté que du moment que Kunwar était là, le braconnage était sous contrôle.

En Inde voisine, en revanche, plus de 150 rhinocéros ont été tués pour leur corne depuis 2006. En Afrique du Sud, plus de 760 rhinocéros blancs ont été braconnés.

Pour un petit pays limitrophe de la Chine, là où se trouve le plus grand marché mondial de produits illicites provenant de la faune, un tel succès est remarquable et témoigne d’un profond engagement de la conservation de la faune à tous les niveaux du gouvernement.

Mais certaines personnes soutiennent que le succès au Népal a un coût humain inacceptable. Elles considèrent que les cas extrêmes, comme le décès de Chaudhary et les actes de harcèlement et d’exclusion quotidiens illustrés dans le film « Khaag », ainsi que le rapport de BuzzFeed, sont représentatifs de l’attitude prédominante qui ne tient pas compte des droits de la population locale et qui les compromet, en particulier en ce qui concerne les communautés autochtones historiquement marginalisées, qui ont été touchées par les politiques de l’Etat avant même que le parc ne soit construit.

Un rhinocéros indien femelle avec son petit dans le parc national de Chitwan. Image de Bernard Dupont via Flickr Flickr CC BY-SA.

La conservation militarisée

Après l’éradication de la malaria dans les plaines du Népal à la fin des années 1950, le gouvernement a financé un programme de relocalisation massive qui a réduit la population autochtone à une minorité. Il a également déboisé de vastes étendues de terre pour les rendre accessibles aux agriculteurs fraîchement arrivés.

Le passage d’une politique migratoire dans les années 1960 à une politique de conservation dans les années 1970 n’a pas amélioré la situation des populations autochtones.

Selon la journaliste Shradha Ghale, qui a beaucoup écrit sur le sujet, les personnes pauvres et marginalisées qui vivent autour des zones protégées sont celles à qui le modèle de conservation du Népal profite le moins. « Les principaux bénéficiaires sont ceux qui sont enclins à clôturer ces zones contre les pauvres » a-t-elle déclaré. « Il s’agit du gouvernement, qui reçoit des fonds de donateurs pour une forme de conservation spécifique et qui est invité à des voyages à l’étranger tous frais payés autour du thème de la conservation ; l’armée, qui reçoit une grosse part du budget des parcs nationaux et qui possède un accès sans restriction aux « zones protégées » ; et, l’industrie du tourisme, par le biais de laquelle les riches Népalais et Occidentaux peuvent s’offrir une gamme d’expériences dans la nature. »

Certains opposants soutiennent également que la création du parc national de Chitwan était un prétexte pour déployer l’armée afin de prévenir la migration d’Indiens vers les zones agricoles nouvellement établies.

Mais Kunwar, qui a été l’une des personnes accusées du décès de Chaudhary, a déclaré que des efforts avaient été faits pour amener la communauté à participer aux travaux de conservation. Il affirme que si le gouvernement n’avait pas déployé l’armée et n’avait pas octroyé des pouvoirs importants aux gardiens du parc, le Népal n’aurait pas été couronné d’un tel succès quant à la conservation des rhinocéros. « Nous constatons que le Népal ne se porte pas bien dans plein de domaines, tels que la pauvreté, la corruption et la traite d’êtres humains. Mais dans le cas de la conservation, nous montrons l’exemple et nous devrions être fiers de cela » a-t-il dit à Mongabay. « En ce qui concerne la conservation, le Népal est un « héros », ce qui signifie que nous sommes tous des héros. »

Il a fait remarquer que les arrestations qu’il a effectuées durant sa fonction ont permis au Népal de célébrer le zéro braconnage. Lorsqu’il lui est demandé pourquoi la protection des rhinocéros est importante pour lui, il répond qu’ils sont vitaux pour la conservation du Chure, une chaîne de collines entre les plaines et le « petit Himalaya » (Mahabharat Range). « Si le Chure n’est pas protégé, des millions de personnes vivant dans les plaines seraient exposées à des inondations et à d’autres catastrophes. »

« Pour que nous protégions les rhinocéros dans un pays comme le Népal, nous ne pouvons pas, à l’heure actuelle, imaginer un travail de conservation sans le soutien des militaires » a-t-il déclaré. Il considère que ce soutien est essentiel en raison des défis que pose la détection des crimes contre les espèces sauvages. « Un rhinocéros meurt au milieu de la jungle ; seuls les autres animaux sauvages sont témoins de ce crime. Il n’était pas facile pour nous de mettre la main sur le coupable. »

Kamal Jung Kunwar, ancien directeur de Chitwan; un personnage à deux facettes qui a été célébré pour avoir maîtrisé le braconnage des rhinocéros, mais qui a également été accusé d’avoir causé la mort d’un autochtone. Image d’Abhaya Raj Joshi pour Mongabay.

La fin et les moyens

Mais le fait de savoir si la fin justifie les moyens est une question qui dérange les activistes comme Kamal Ray qui milite depuis longtemps pour les droits des populations autochtones dans le cadre de la Convention sur la diversité biologique (Convention on Biodiversity). Il affirme que la violence exposée dans le film reflète les conditions réelles auxquelles sont confrontées les personnes vivant dans les communautés proches du parc, ce qui inclut une part assez importante de la population autochtone. « Il se peut qu’il y ait une poignée de locaux impliqués dans le braconnage des rhinocéros, mais l’entier de la communauté vit dans la peur des autorités qui peuvent perquisitionner leurs maisons à tout moment » a-t-il déclaré.

« L’Etat considère ses fonctionnaires comme le pilier principal de ses efforts de conservation, mais il doit maintenant accepter que les populations locales ont également un rôle à jouer dans la conservation » ont écrit les activistes Chhabilal Neupane et Chitra Bahadur Majhi dans leur livre paru en 2017 « Samrakshit Chhetra ka Dwanda » (« Conflits dans les zones protégées »).

Neupane et Mahji affirment que l’un des principaux inconvénients de la conservation dans les zones comme Chitwan réside dans le fait que les communautés autochtones, telles que les Tharus, les Botes et les Majhis, dont les moyens de subsistance sont liés à la terre, se sont vu refuser l’accès à la forêt au nom de la conservation. « Les autorités du parc ont interdit aux autochtones de pêcher et de ramasser des herbes et du bois à brûler dans la forêt. Cela n’a pas seulement un impact sur les moyens de subsistance des personnes, mais cela a créé une situation dans laquelle ils ne peuvent pas préserver leur culture, leurs connaissances et leur savoir-faire, qui constituent une part importante de leur identité » ont-ils annoncé.

En ce qui concerne le problème d’accès aux ressources locales par la population, Kunwar le voit d’un autre œil. Il estime que c’est une bonne chose que d’éloigner les populations autochtones de leurs moyens de subsistance traditionnels. « Est-il correct qu’alors que nous vivons dans des villes, les petites gens doivent continuer à pêcher pour subvenir à leurs besoins ? Ne méritent-ils pas mieux ? »

Bien qu’il concède que l’argent perçu à Chitwan par le biais du tourisme n’atteigne pas les pauvres, Kunwar dit qu’il atteint au moins les couches supérieures de la société. « Une couche de la société népalaise reçoit plus d’argent que les autres. Mais les bénéfices se répercutent sur l’ensemble des populations, car les personnes des couches inférieures trouvent du travail grâce à cela » a-t-il déclaré. « Ces dernières années, les populations locales ont commencé à offrir des services d’hébergement et ont ainsi perçu de l’argent grâce au tourisme. »

Mais l’argent et la controverse vont de pair, même pour Kunwar. L’ex-directeur a annoncé que sa fondation a dépensé environ 4,5 millions de roupies (41 000 $) pour le film. Lorsqu’il lui a été demandé comment ce film peut décrire la situation réelle alors que Kunwar lui-même est l’auteur du livre et le producteur dudit film, il a répondu : « L’objectif principal du film est de sensibiliser l’opinion publique à propos des rhinocéros. Cela fait partie de ma campagne personnelle pour sauver les rhinocéros. »

Un village de la population tharu près de Chitwan. La création du parc en 1973 a participé à l’appauvrissement du peuple tharu. Photo de Jean-François Gornet via Flickr (CC BY-SA 2.0).

L’engagement communautaire

Bien que Kunwar reste confiant à propos des bénéfices obtenus par les locaux, beaucoup d’écologistes reconnaissent que la création du parc national de Chitwan a été un énorme coup dur économique et culturel pour les communautés locales. Mais ils admettent que les choses ont commencé à changer dans les années 1990.

Ram Kumar Aryal, responsable du programme de conservation de la biodiversité au sein de l’ONG Nepal Trust for Nature Conservation (NTNC), affirme que lorsque le parc a été créé dans les années 1970, la population locale n’a pas eu le sentiment de faire partie du programme de conservation. D’après lui, les choses se sont améliorées après que les écologistes ont adopté un modèle de conservation communautaire.

Le programme des zones tampons, mis en place en 1994, permet aux communautés vivant autour du parc de gérer la forêt qu’ils bordent, leur permettant ainsi d’avoir accès aux ressources telles que le bois et le fourrage. Aryal déclare que ce programme a permis aux personnes vivant près de Chitwan de ne pas devoir aller à l’intérieur du parc pour pouvoir profiter des ressources de la forêt étant donné que le bois à brûler et le fourrage se trouvent à la lisière de la forêt. Une grande partie des recettes du parc sont destinées au développement des communautés des zones tampons. « A l’heure actuelle, toutes les personnes à qui vous demanderiez si elles préfèrent le rendement de leur cultures ou les rhinocéros, tout le monde répondra en faveur des rhinocéros » a-t-il ajouté.

Mais certains problèmes persistent, comme l’annonce Aryal. Il faut beaucoup trop de temps pour traiter les réclamations faites dans le cadre du plan mis en place pour dédommager les populations locales pour les récoltes endommagées par les animaux sauvages. Aussi, les populations locales n’ont pas facilement accès à des matériaux de construction tels que le sable et le gravier. « Ces problèmes doivent être résolus pour améliorer la participation des communautés dans le projet de conservation » a déclaré Aryal.

Plusieurs chercheurs affiliés à l’ONG NTNC ont mené une étude en février 2019 dans laquelle ils disent avoir constaté une tendance similaire. Les locaux interrogés dans le cadre de cette étude avaient généralement tendance à soutenir la conservation et estimaient que les animaux ont le droit de vivre dans la forêt. Toutefois, ils étaient moins positifs lorsqu’il s’agissait de répondre aux questions qui s’intéressaient à savoir si eux-mêmes profitaient directement des bénéfices de la conservation, des questions concernant le rôle des organisations des zones tampons et les questions relatives au travail des autorités des parcs nationaux pour la réduction et la compensation des conflits entre les humains et la faune.

Un éléphant se promène dans les rues de Suaraha, l’entrée du parc national de Chitwan au Népal. Photo de Simon Desmarais via Flickr Flickr (CC BY-SA 2.0).

L’enquête de BuzzFeed met en avant des problèmes encore plus profonds avec le modèle de forêt communautaire. Les populations locales ont déclaré aux journalistes qu’il leur avait été interdit d’utiliser la forêt et la rivière et qu’elles avaient été harcelées voire battues par les gardes du parc lorsqu’elles entraient dans les zones tampons.

Le militant Kamal Rai pense que le film et le rapport de BuzzFeed mettent uniquement en avant les symptômes, mais pas les causes profondes du problème de la conservation au Népal. « Il y a trois groupes de personnes au Népal qui ont des positions différentes sur la conservation : les responsables politiques ; les scientifiques et les responsables de la mise en pratique des politiques ; et les communautés locales et autochtones » a-t-il affirmé. « La source du problème réside dans le fait que les communautés locales et autochtones en première ligne de la conservation ne sont pas représentées sur le plan politique. Cela signifie que les responsables politiques sont influencés par les écologistes qui veulent des résultats rapides, même si c’est au détriment du bien-être de la communauté. »

Mais même avec tant de problèmes entourant les efforts de conservation du pays, la réaction du Népal à l’enquête de BuzzFeed est restée discrète. Le journaliste Ghale dit que ce n’est pas surprenant étant donné que c’est le problème des pauvres et que ces derniers ne peuvent rien faire face aux organes puissants de l’Etat.

En attendant, au cinéma, les rangées du haut sont occupées par des personnes qui revêtent des topis népalais alors que les rangées du bas, celles qui sont bon marché, sont vides.

Article original: https://news.mongabay.com/2019/03/nepal-reckons-with-the-dark-side-of-its-rhino-conservation-success/

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