- En Inde - une terre qui abrite le tigre royal, l’éléphant majestueux et le paon flamboyant – il est difficile d’attirer l’attention sur le problème des espèces en voie de disparition. On se heurte à la même difficulté, dans un pays qui compte 1,3 milliard de bouches à nourrir, en ce qui concerne la conservation de l’habitat qui est vital pour les espèces menacées.
- Le gecko jeyporensis (Geckoella jeyporensis) a d’abord été répertorié dans les Ghats orientaux en Inde en 1877, puis on ne l’a plus revu et a donc été considéré comme espèce disparue.
- Les conservateurs travaillent avec les secteurs public et privé et avec les communautés locales, demandant la création de « réserves gecko » pour protéger le G. jeyporensis ainsi que le gecko doré (Calodactylodes aureus). Mais il reste à savoir si le sort de ces petits reptiles inspirera suffisamment d’enthousiasme au public.
Le gecko jeyporensis (Geckoella jeyporensis) a d’abord été vu et décrit par un colonel britannique en 1877, mais on ne l’a pas revu pendant plus de 130 ans et il a été considéré comme espèce disparue. Une équipe de scientifiques engagés a ensuite parcouru les collines du nord de la chaîne de montagnes des Ghats orientaux en Inde dans l’espoir de découvrir un spécimen.
Avec pour seule aide quelques brefs commentaires du naturaliste amateur colonel Richard Henry Beddome, la recherche de l’équipe a été payante en 2010 et de nouveau en 2011, quand ils ont découvert le magnifique gecko terrestre à deux endroits.
Ishan Agarwal a mené le projet. Il effectuait des recherches de doctorat sur les geckos de l’Inde (Cyrtodactylus) à l’époque, dont le Geckoella, un genre de Gekkonidae retrouvé uniquement en Inde et au Sri Lanka.
« Il s’avère que la plupart des espèces ne sont pas répertoriées, elles vivent dans un espace restreint et nombre d’entre elles ont besoin d’attention concernant leur conservation », a déclaré Ishan Agarwal à Mongabay.com. « Tous les [Geckoella] sont relativement communs, alors que le G. jeyporensis n’a pas été enregistré depuis son observation et sa description originales.
« Sa morphologie unique et le fait qu’il n’y ait qu’un seul spécimen connu ont motivé ma recherche. Le G. jeyporensis est le seul à avoir des écailles dorsales et une classification phylogénétique. (La morphologie est l’étude de la structure d’un organisme, tandis que la phylogénie se réfère à l’évolution ou au développement d’un organisme.) « Toutes les autres espèces indiennes sont complexes, tandis que le G. jeyporensis est une lignée ancienne qui se trouve uniquement à haute altitude dans les Ghats orientaux ».
Mais le nouveau bail du gecko jeyporensis a été bref. Il a rapidement été classé « En danger critique » par l’UICN en raison de graves menaces concernant son habitat.
Un espace minuscule, plusieurs menaces
L’espace occupé par les geckos est concentré – estimée à seulement 20 kilomètres carrés (7,7 milles carrés), à une altitude allant de 1200 à 1300 mètres (environ 3 900 à 4 265 pieds). Le lieu exact a été gardé secret pour empêcher les braconniers de chasser le gecko jusqu’à son extinction. Mais les lieux se trouvent dans deux états voisins : Andhra Pradesh (près de Galikonda) et Odisha (tout près de l’endroit qui a donné son nom à l’espèce, Jeypore).
« Les forêts situées à haute altitude à Galikonda sont fortement dégradées et ont été largement transformées en plantations de café, dont seulement quelques unes comptent des arbres indigènes », ont déclaré Ishan Agarwal et son équipe dans son article datant de 2013 qui annonçait la redécouverte. « Les plantations ne semblent pas bien entretenues, et il y a de petites parcelles de végétation indigène à la limite des plantations et près des cours d’eau. À Deomali [près de Jeypore], les forêts situées en haute altitude sont limitées à de petites parcelles dans des zones abritées, dont les arbres sont rachitiques, où de nombreuses feuilles mortes tapissent le sol et où la croissance est épiphyte.
« Les habitats forestiers dans lesquels le Geckoella jeyporensis a été trouvé sont soumis à des pressions anthropiques extrêmes ». Aucune des zones dans lesquelles le nouveau matériel a été collecté n’est officiellement protégée et les deux ont été sévèrement déboisées. Galikonda et les collines environnantes ont également été largement transformées en plantations de café, tandis que Deomali est confronté à des pressions concernant le pâturage et la collecte de bois de chauffage. Plus largement, les collines du district de Koraput font face à des pressions exercées par des activités minières et forestières
Ishan Agarwal ajouta un avertissement important dans son article sur l’avenir du gecko jeyporensis : « Même s’il est largement dispersé dans la région, l’habitat potentiel disponible pour le G. jeyporensis peut être restreint par sa préférence supposée d’habitat », a-t-il écrit. « Deomali et Galikonda, les seules localités où le Geckoella jeyporensis est vraiment connu, nécessitent une protection immédiate et des enquêtes dans la région sont nécessaires pour déterminer dans quels autres endroits il pourrait se trouver ».
Farida Tampla, directrice du Word Wide Fund (WWF) de l’État indien du Telangana, cite d’autres risques encourus par le gecko jeyporensis et par ses compagnons d’habitats : « les principales menaces pour les Ghats orientaux sont la déforestation, les projets de barrages, les mines de bauxite et l’extension des routes. » a-t-elle déclaré à Mongabay. De plus, les retenues d’eau massives que les barrages et leurs réservoirs ont formées entre les frontières de l’Andhra Pradesh et Odisha, ont submergé des milliers d’hectares de forêts et transformé les coteaux en îles, isolant ainsi les espèces sauvages ».
Reptiles en danger
Le gecko jeyporensis n’est pas le seul à subir cette situation ; 19 % des reptiles du monde sont en voie d’extinction en raison de la perte d’habitat et de la surexploitation selon une étude récente de la Société zoologique de Londres et de la Commission de la survie des espèces de l’UICN. En outre, la biodiversité mondiale des reptiles a diminué de 58 % depuis 1970, selon l’indice biannuel de Planète vivante du WWF datant de 2016.
L’auteure Monika Böhm donne une raison spécifique à ces pertes de populations accélérées : les reptiles terrestres sont souvent cantonnés à des zones limitées en raison de leurs exigences environnementales et biologiques spécifiques ; ils ne sont pas très mobiles, ce qui les rend particulièrement vulnérables à la dégradation de l’habitat.
Monika Böhm ajoute que « les reptiles sont souvent associés à des habitats extrêmes et à des conditions environnementales difficiles, il est donc facile de s’imaginer qu’ils s’en sortiront bien dans notre monde en mutation ». Mais ce n’est pas le cas.
Le directeur général du WWF, Marco Lambertini, voit ce déclin rapide de la biodiversité des reptiles comme le signal d’alarme d’une planète en péril. « L’empreinte écologique – qui mesure l’impact sur la nature de notre utilisation de biens et services – indique que nous consommons comme si nous avions 1,6 planète Terre à notre disposition. » a-t-il déclaré. « Si l’on perd la biodiversité et le monde naturel, y compris les systèmes indispensables à la vie tels que nous les connaissons, tout va s’effondrer.
Un avenir précaire
L’avenir du gecko jeyporensis est étroitement lié à celui de l’Inde moderne ; une nation de 1,3 milliard de personnes menée à mal par les politiques favorables au développement du Premier ministre Narendra Modi. L’Inde reste une terre de contrastes conflictuels, où les plans progressifs du gouvernement pour protéger l’habitat de la faune peuvent être rapidement renversés par de nouveaux plans de développement économique et/ou être affaiblis par des lois peu rigoureuses et par la corruption.
Ayant de nombreux éléments de la faune et de la flore en commun avec les Ghats occidentaux, le caractère unique et la vitalité biologique des Ghats orientaux sont souvent mis de côté. Les Ghats orientaux sont fragmentés, divisés par quatre grands fleuves, tandis que les célèbres Ghats occidentaux – considérés comme l’un des bijoux de la couronne de l’Inde – se composent d’un paysage de montagne presque ininterrompue.
Farida Tampal de la WWF a déclaré que la redécouverte du gecko doré indien en 1986 (Calodactylodes aureus), suivie de la redécouverte scientifique récente du gecko jeyporensis, ont provoqué une recrudescence de l’intérêt du public concernant la protection des Ghats orientaux.
Mais un réalignement géopolitique a généré un revers important concernant la conservation, a expliqué F. Tampal. La division d’Andhra Pradesh en deux états différents en 2014 – Telangana est indépendant – signifie que le gouvernement d’Andhra Pradesh essaie désormais de « rattraper son retard » et verra les zones protégées dans les Ghats orientaux comme étant utiles pour satisfaire ses besoins en terre, en irrigation et en zones minières », a déclaré F. Tampal. Par conséquent, les Ghats orientaux, qui sont déjà assaillis, subiront encore plus de pressions de développement.
« Plusieurs chercheurs ont commencé à étudier la diversité de la faune dans cette région incroyable, mais les menaces [anthropiques] semblent se rapprocher », a déclaré F. Tampal.
Les geckos dépendent de l’état des Ghats orientaux
Les Ghats orientaux et les espèces qui en dépendent encourent le même risque si le développement continue son expansion sans aucun contrôle – ce qui est une perte imminente pour les scientifiques. « Les Ghats doivent (encore) être étudiés au niveau de [leur] biodiversité, et la perte de cet [habitat] au profit d’un développement rapide, constituera une perte énorme pour le patrimoine naturel du pays et avec lui, certaines des espèces endémiques qu’on ne retrouve nulle part ailleurs dans le monde », a déclaré F. Tampal.
Dans un article paru en 2000, Madireddi V. Subba Rao a prévenu que si aucune action n’était entreprise par les défenseurs de l’environnement, les Ghats orientaux feraient face à un avenir dramatique. L’ancienne chaire du Département de sciences de l’environnement de l’Université d’Andhra a été particulièrement alarmée par le taux de fragmentation concernant les habitats reconnus des reptiles.
Pour contrer cette dégradation, Subba Rao a écrit : « la restauration de l’habitat doit être une composante essentielle des programmes de gestion forestière pour améliorer l’habitat des reptiles, contribuer à assurer un écosystème équilibré, conserver la flore et la faune naturelles et servir de modèle à d’autres régions ».
Ishan Agarwal s’inquiète du fait que, si aucun plan de conservation n’est mis en place prochainement pour le gecko jeyporensis, il aura de grandes difficultés à remonter la pente de la voie d’extinction : « On ne sait pas grand-chose de son environnement et de sa répartition, et il est probable que l’espèce ne puisse survivre indéfiniment dans ces habitats marginaux ».
L’avenir est également incertain pour le gecko doré. Longtemps considéré comme éteint, il a été redécouvert en 1986. Bien qu’il soit classé comme une espèce de « Préoccupation mineure », l’UICN note que son habitat est confronté à plusieurs menaces spécifiques au site. Les zoologues affirment que le statut de conservation du gecko doré doit être révisé, car son existence est menacée par de nouveaux projets de développement.
Besoin urgent de créer des « réserves gecko »
I. Agarwal soutient que la protection officielle de l’habitat est nécessaire dès maintenant pour assurer la survie des geckos de la région qui sont uniques. Et il existe des précédents pour de telles protections : l’« Indian Forest Act » est une loi qui permet aux gouvernements centraux et étatiques de désigner des terres comme étant des « forêts de réserve » (comme une réserve de tigres, par exemple) ou comme étant des « forêts protégées » qui restreignent ou limitent les activités permises dans ces lieux naturels. Cependant, ces ordres de protection peuvent être facilement remis en question, comme on l’a vu dans le cas du projet « Ken-Betwa River Link » et la destruction de la réserve de tigres Panna qui avaient été proposés.
F. Tampal exhorte un partenariat de conservation entre le secteur privé et le secteur public : les gouvernements centraux et étatiques, les industries et les communautés locales jouent un rôle d’égale importance et sont aussi responsables de la protection des Ghats orientaux, de sa chaîne de montagnes unique et de ses animaux endémiques.
Elle a noté que, par le passé, le gouvernement d’Andhra Pradesh a rapidement changé d’avis concernant la désignation des zones de protection au profit d’une faune plus charismatique. « La protection de l’environnement, de la forêt et de la faune est inscrite dans la Constitution de l’Inde et le gouvernement devra continuer à être le principal acteur de la protection des espèces », a déclaré Tampal. « Cependant, l’accent ne devra pas être mis uniquement sur les animaux plus grands et plus connus. Même les animaux moins connus sont grandement menacés et le gouvernement devra mettre en place des programmes pour sauver nombre de ces espèces.
« Les gens, en particulier ceux qui vivent près de la faune, ont toujours joué un rôle important dans la protection de la faune », a-t-elle ajouté. « Il faudra les encourager pour s’assurer qu’ils continuent d’être des partenaires en matière de protection et, il faudra également veiller à ce que ces populations locales puissent vivre dans les forêts, à la fois dans la dignité et dans le respect de soi. »
Éviter la destruction gecko
Malgré les nombreux défis, I. Agarwal garde un certain optimisme concernant l’avenir du gecko jeyporensis et les Ghats orientaux, suggérant que si les forêts de réserve où vit actuellement le G. jeyporensis restent à l’état de forêt, il y a de l’espoir.
« L’aspect positif c’est que l’espèce se trouve aussi dans les habitats dégradés et les plantations de café », dit-il. « Si les zones forestières de réserve sont protégées et que des mesures simples sont suivies dans les plantations de café, il se peut que l’on parvienne à sauver cette espèce ».
Le PDG de WWF India, Ravi Singh, a souligné que le problème local du gecko provient d’une source mondiale et nationale : à moins que les habitudes de consommation du monde et de l’Inde ne soient réexaminées et que des pratiques agricoles durables soient adoptées pour diminuer l’impact anthropique sur la biodiversité de la planète, plusieurs espèces, y compris le gecko, seront perdues.
F. Tampal est plus directe : « Ce sont les plus privilégiés, et ceux qui vivent en ville qui devront sortir de leur inertie, devenir moins consuméristes et changer de mode de vie, gaspiller moins les ressources et contribuer à la protection des espèces ». Mais comment dire aux buveurs de café que, à chaque fois qu’ils savourent une tasse de café indien, les geckos sont menacés ?
Le plaidoyer local est également essentiel, et c’est là que les scientifiques comme Varad Giri entrent en scène. Un héros inconnu de la conservation, selon Sanctuary Asia, qui lui a décerné un prix « Wildlife Service » l’année dernière. V. Giri a été membre de l’équipe qui a redécouvert le gecko jeyporensis en 2010.
« V. Giri repousse les limites de la science et comble les lacunes concernant les connaissances sur l’espèce la » moins charismatique « de l’Inde, a déclaré Sanctuary Asia. « Cela nous permet d’élaborer des stratégies de conservation efficaces. Il a été particulièrement félicité pour sa capacité à propager l’enthousiasme pour la conservation et pour sa volonté de partager des connaissances avec une nouvelle génération de chercheurs.
« Hautement qualifié et considéré avec respect, il préfère travailler dans l’ombre et est peu connu du grand public, bien que les personnes impliquées dans l’étude et la conservation des amphibiens et des reptiles soient fascinées par ses travaux, et le considèrent déjà comme une célébrité. »
Sans les défenseurs de l’environnement locaux qui sont engagés comme V. Giri, et sans l’aide des défenseurs internationaux, le gecko jeyporensis et ses cousins reptiliens – retrouvés uniquement dans les Ghats orientaux – feront sûrement face à une extinction discrète.
Bibliographie :
Agarwal, I., Dutta-Roy, A., Bauer, A.M. and Giri, V.B., 2012. Rediscovery of Geckoella jeyporensis (Squamata: Gekkonidae), with notes on morphology, coloration and habitat. Hamadryad, 36, pp.17-24.
Rao, M.V.S., 2000. Conserving Biodiversity in the Species-Rich Forests of Andhra Pradesh in Eastern Ghats, India. Selbyana, pp.52-59.