- Bukit Lawang est un petit village touristique situé à l’orée d’une forêt très dense, l’Écosystème Leuser, sur l’île de Sumatra, la principale île à l’ouest de l’Indonésie.
- L’industrie a été une aubaine pour les villageois de Bukit Lawang, mais certains habitants ressentent quelques inquiétudes concernant des pratiques qui, d’après eux, nuisent aux orangs-outans.
- Les observateurs disent que, pratiquer de façon correcte, l’écotourisme pourrait aider à protéger les orangs-outans et leur habitat. Mais actuellement, c’est loin d’être le cas à Bukit Lawang.
BUKIT LAWANG, Indonésie — Environ une douzaine de touristes étrangers s’agitaient bruyamment autour d’une mère orang-outan et de son petit
« Est-ce que je peux prendre une photo avec elle ? — Bien sûr », a déclaré un guide local.
Dans les mains de l’orang-outan, il y avait un sachet en plastique : des en-cas échangés contre des selfies.
C’était le deuxième jour d’une randonnée de trois jours à laquelle je participais à Bukit Lawang, un village situé en périphérie du parc national du Mont Leuser en Indonésie.
Étendu sur quelque 2,6 millions d’hectares à travers Aceh et les provinces du nord de Sumatra, le large écosystème Leuser abrite les rhinocéros de Sumatra (Dicerorhinus sumatrensis) et le tigre de Sumatra (Panthera tigris sumatrae), ainsi que l’orang-outan de Sumatra (Pongo abelii) — toutes ces espèces étant en grave danger.
La recherche qui a été publiée cette année estime qu’il ne reste qu’environ 14 600 orangs-outans. Les sites touristiques comme Rough Guides décrivent Bukit Lawang comme “un des meilleurs endroits au monde où l’on peut voir des orangs-outans sauvages.”
Les visiteurs sont autorisés à entrer dans le parc national avec un guide. Et l’augmentation du tourisme au cours des dernières décennies a été une aubaine pour les villageois de Bukit Lawang.
La majorité de la population locale travaille comme guide ou dans les hôtels et les restaurants situés sur les rives de la rivière Bohorok qui borde la jungle. Le village est le lieu qui génère le plus de revenus dans la région, d’après l’association du tourisme local.
Mais très vite, il est apparu clairement que les conséquences des randonnées en forêt avaient un prix.
Le tourisme à Bukit Lawang a commencé avec le Centre d’orangs-outans Bohorok. En 1973, deux Suisses ont fondé le centre de réadaptation pour les orangs-outans qui étaient détenus illégalement comme animaux de compagnie. Depuis lors, le centre a relâché plus de 200 orangs-outans dans la nature.
Les visiteurs curieux ont suivi. Au début, ils venaient en nombre limité. Ensuite, les touristes sont venus observer les orangs-outans sur les plates-formes d’alimentation où le nombre de personnes était officiellement restreint. Entre 1989 et 1992, Bukit Lawang a construit 29 chambres d’hôtes — et le tourisme de masse n’a cessé de progresser.
Ian Singleton, le directeur du programme de conservation des orangs-outans de Sumatra, décrit ce boom touristique des années 1990 : « tous les week-ends, un très grand nombre de visiteurs locaux venaient en ville et un flux constant de touristes étrangers venait faire une plus longue escale lors de leur voyage à travers l’Asie du sud-est sur la piste des routards. »
« Il y avait beaucoup d’alcool et de drogues et même la prostitution s’y est développée. Elle était localement connue sous le nom de “Kampong Thailand” », a-t-il ajouté.
Le centre de Bohorok a été jugé comme n’étant plus apte à la réhabilitation des orangs-outans. En 1995, le ministère des Forêts a publié une directive interdisant de nouvelles libérations d’orangs-outans.
N’ayant pas d’autre endroit, le centre a continué à libérer des orangs-outans jusqu’en 2001, et seules les plates-formes d’alimentation fermèrent plus tôt cette année-là. Durant toute cette période, les touristes ont continué à venir.
Je suis arrivée à Bukit Lawang avec un ami après avoir fait un trajet de quatre heures en fourgonnette depuis Medan, la plus grande ville de Sumatra.
Nous avons commencé notre randonnée avec Firman, un guide expérimenté, et son assistant. Avec ses 20 ans d’expérience à travers la jungle, Firman connaît la forêt mieux que personne. Et il est très critique concernant le tourisme actuel à Bukit Lawang.
À l’entrée du parc, il nous montra un grand panneau que tous les randonneurs devaient lire : “Ne nourrissez pas les orangs-outans.”
Cela n’a pas empêché un certain nombre de personnes de le faire.
Nous étions en train de regarder un siamang noir au poil brillant (Symphalangus syndactylus) qui se balançait très haut dans les arbres quand nous avons entendu un brouhaha.
Au milieu de la foule, des guides donnaient des fruits et des en-cas à deux orangs-outans. Notre guide nous regarda d’un air abattu.
« C’est très mal, mais que pouvons-nous faire ? Même si nous ne voulons pas leur donner de nourriture, les autres guides leur en donnent. Maintenant, ils en ont pris l’habitude », a déclaré Firman, ajoutant que certains orangs-outans sont devenus agressifs si on ne leur donnait pas quelque chose à manger.
Les défenseurs de la nature tirent la sonnette d’alarme concernant la situation à Bukit Lawang.
La directrice de la Société des orangs-outans de Sumatra, Helen Buckland, a déploré l’alimentation, le contact étroit entre les humains et les orangs-outans, et l’effet perturbateur des touristes sur la faune. Ces « mauvaises pratiques, a-t-elle dit, menacent ces mêmes animaux que les visiteurs, venant de très loin, veulent voir dans leur habitat naturel. »
Pourtant, des centaines de touristes adorent ces interactions : Bukit Lawang obtient régulièrement 5 étoiles on sites like TripAdvisor.
« L’excursion a été bien au-delà de nos attentes », un membre sur TripAdvisor. « Fabuleux ! »
Un autre membre a écrit « les orangs-outans sont des comédiens nés. Vous les verrez tendre la main pour avoir à manger.
Le responsable de l’association des guides locaux, Bahagia Putra, admet que le contact flagrant avec les orangs-outans est gênant, mais il ajoute que son organisation ne peut pas tout faire.
« Il n’y a pas de règlement spécifique, donc nous ne pouvons pas dire qu’ils ont violé la loi, même si on le leur rappelle constamment », a-t-il dit.
Entretemps, Bahagia affirme que les guides sentent qu’ils ont les mains liées.
« Tous les touristes qui viennent ne se soucient pas forcément de la biologie ou de l’environnement. Certains d’entre eux veulent seulement voir des orangs-outans — c’est tout, dit Bahagia. Et c’est notre travail. »
Mais le problème ne vient pas uniquement des touristes.
Il y a actuellement environ 500 guides enregistrés à Bukit Lawang, selon Bahagia. « Seulement 35 environ sont correctement certifiés, » dit-il.
Notre guide, Firman, faisait partie de la génération plus âgée formée par un programme du gouvernement et de l’association des guides. Mais pour les centaines de nouveaux guides, il n’y a pas de formation ou de tests officiels. Vous devenez simplement un guide en apprenant « sur le tas », explique Bahagi.
Il affirme que les besoins sont devenus grandissants avec l’augmentation du nombre des touristes. « La génération plus âgée ayant désormais moins d’endurance, nous construisons la nouvelle génération », dit-il.
Maintenant, la forêt est entre les mains de ces jeunes hommes.
Les orangs-outans font toujours face à une menace d’extinction. À Bukit Lawang, les experts insistent sur le fait que des changements drastiques doivent être apportés pour protéger cette population fragilen.
« Tous les orangs-outans qui pourraient avoir un contact direct avec des orangs-outans sauvages devraient être complètement isolés des visiteurs pour minimiser les risques de transmission de maladies à la population sauvage, » écrit Singleton, le directeur du programme de conservation des orangs-outans de Sumatra.
« Il est fortement recommandé de commencer à concentrer le tourisme sur des ressources autres que les orangs-outans à Bukit Lawang, comme la forêt elle-même ainsi que d’autres espèces, et commencer à moins dépendre des orangs-outans qui vivaient en captivité. »
La directrice de la Société des orangs-outans de Sumatra, Helen Buckland, a ajouté que, s’il est fait correctement, l’écotourisme peut protéger les orangs-outans et leur habitat.
« Il existe toujours la nécessité de renforcer la formation et la sensibilisation des guides et des professionnels du tourisme concernant la biodiversité et la nature. Un meilleur contrôle des pratiques et des acteurs touristiques par les autorités compétentes ainsi qu’une participation réelle et partagée des touristes et des voyagistes sont également nécessaires », dit-elle.
Après être retourné au village à la fin de notre excursion, Firman a admis que même si le tourisme a aidé la communauté, la forêt et les orangs-outans en ont souffert.
« Aujourd’hui, concernant la préservation de l’environnement, Bukit Lawang n’est plus adapté aux visites touristiques », dit-il.
Il veut lancer un nouveau projet d’écotourisme loin des orangs-outans, avec des randonnées axées sur l’apprentissage de la biodiversité de la forêt. Mais tant que les orangs-outans continuent à rapporter de l’argent, ce n’est pas sûr que les choses changent.
« De nos jours, la population locale vénère l’argent, donc ils s’adapteront aux souhaits des touristes, a déclaré Firman. Même si ça ne respecte pas les règles concernant la préservation de l’environnement. »