Nouvelles de l'environnement

Les Soldats Silencieux de l’Extrême (ou pourquoi je ne voudrais pas être un yak sauvage…)

  • Yak sauvage, bœuf musqué, saïga, takin et autres: ces mammifères massifs sont parfaitement adaptés aux climats extrêmes des habitats les plus difficiles d’Asie. Mais sans défense contre nous, les humains, ils sont aujourd’hui en danger.
  • Parmi ces magnifiques créatures, certaines captent parfois brièvement l’attention des médias et des groupes environnementaux, mais elles n’attirent généralement pas la publicité ni le soutien financier accordés au rhinocéros ou encore au léopard des neiges.
  • Sous-estimées, méconnues, peu étudiées, elles sont pourtant présentes, anonymes, parmi montagnes, étendues enneigées et déserts désolés, à notre grande indifférence et ignorance. Le scientifique Joel Berger s’interroge : pourquoi nous bornons-nous à apprécier un petit échantillon du monde animal et à ignorer l’abondance et la beauté qui existe en marge du monde naturel, pourtant source infinie d’espoir et d’inspiration ?
  • Cet article est un commentaire. Les opinions exprimées sont celles de l’auteur, et pas nécessairement celles de Mongabay.
Yak females at glacial edge. Photo courtesy of Joel Berger / WCS
Des femelles Yak à la limite des zones enneigées. Photo publiée avec l’accord de Joel Berger / WCS

Que les choses soient claires, je ne viens pas vous conter l’histoire d’une de ces « mégafaune » auréolée d’un symbolisme extraordinaire, comme le léopard des neiges, la baleine bleue ou encore le rhinocéros. Non : je veux aujourd’hui évoquer ces espèces méconnues, vaguement familières mais difficilement identifiables, celles qui vivent dans des environnements extrêmes et isolés, où les touristes s’aventurent rarement. Mais commençons par un petit test (n’hésitez pas à faire participer votre entourage) : quel pays compte à la fois des élans, des éléphants, des tigres et des caribous ? Si vous hésitez, ajoutons quelques indices supplémentaires : on y trouve également des ours bruns, des léopards et des chameaux sauvages. Toujours pas ? Ajoutons des animaux plus insolites, comme l’élégant écureuil volant géant et le dauphin bossu, le takin au gros mufle, ou encore l’antilope saïga avec sa petite trompe hyper mobile. Et pour bonne mesure, le loris lent pygmée… Une réponse va certainement s’imposer avec le coup de grâce : le panda géant.

Si la situation critique des pandas de Chine est bien connue de tous, peu connaissent les aléas d’une poignée de grands mammifères magnifiques, uniques et inhabituels, qui vivent en périphérie du monde et au cœur des environnements les plus extrêmes. Est-ce justement cet éloignement qui les rend virtuellement invisibles aux marchés internationaux boostés par les médias, à la sagacité des ONGs, ou est-ce plutôt dû à leur manque de charme ? Auquel cas, leur avenir dépendrait alors de notre capacité à populariser leur profil.

Ou bien le problème est-il que ces animaux inconnus, ces émissaires de l’espoir, vivent dans des environnements où si peu d’entre nous sont prêts à s’aventurer, qu’il s’agisse des forêts du Bhoutan ou des vastes étendues du désert de Gobi? Pour les espèces résidant sur le toit du monde, au delà de l’Himalaya, ou bien celles qui vivent sur des îles polaires riches en biodiversité, la situation est encore plus précaire, car leur protection repose entièrement sur une bureaucratie russe ou chinoise complexe et obscure.

Newborn muskoxen. Photo courtesy of Joel Berger / WCS
Un bouvillon nouveau-né. Photo publiée avec l’accord de Joel Berger / WCS

Et pourtant, malgré le manque d’admirateurs sur les fronts asiatiques, de nombreux grands mammifères sont des symboles d’espoir remarquables. Certaines espèces parviennent à vivre à près de 6000 mètres d’altitude, un exploit quand on sait que le niveau d’oxygène à cette altitude est réduit de moitié par rapport au niveau de la mer. D’autres endurent des températures extrêmes. Contrairement au mammouth à laine, qui a disparu il y a fort longtemps, deux espèces équipées de longs manteaux d’hiver survivent dans les mêmes conditions, par troupeaux entiers.

Mais parlez du yak sauvage à vos amis, et il est probable qu’ils se désintéressent assez rapidement. Certains se souviendront peut-être de la chanson « Yakety Yak » du groupe The Coaster en 1958. Mais peu sauront que 14 millions de yaks domestiqués parcourent les hautes plaines glaciales et balayées par les vents d’une demi-douzaine de pays en Asie Centrale.

Evoquez le bœuf musqué, et vos amis feront sans doute le lien avec le musc. Pourtant ce survivant casqué de l’Arctique (et le plus large mammifère polaire terrestre du monde) ne produit pas de musc – d’ailleurs ce n’est pas non plus un bœuf. Affiliés aux moutons et chèvres, ses ancêtres proviennent aussi de l’Himalaya.

Comment expliquer que le yak sauvage, le symbole des plateaux tibétains dont les cornes ornent l’entrée des maisons de brique et de terre, nous soit si peu familier ? Aux Etats-Unis leurs cousins les bisons sont emblématiques, mais nous ne savons rien de leurs camarades, pourtant eux aussi victimes de massacres passés.

Juvenile muskoxen. Photo courtesy of Joel Berger / WCS
Un groupe de jeunes bœufs musqués. Photo publiée avec l’accord de Joel Berger / WCS

Heureusement de nos jours le nombre de yaks sauvages est en hausse dans leur habitat naturel, d’une part grâce à la présence de rangers chinois armés et d’autre part grâce à la mise en place d’un vaste réseau de zones naturelles protégées (de la taille de la Californie).

Au nord du plateau tibétain, un autre animal silencieux hante déserts rocheux et steppes arides. A mi-chemin entre une musaraigne-éléphant et un élan, les mongoliens le nomme bukhun, mais le reste du monde le connait sous le nom de saïga. Au passage, le bébé saïga est encore plus mignon que Bambi. Il y a bien longtemps, la présence des saïgas s’étendait de l’Angleterre jusqu’au nord de l’Alaska, mais des bouleversements climatiques les ont chassés de ces territoires.

Suite à la mise en place de politiques de protection par les gouvernements russes, kazakhs et mongoliens, la population des saïgas sauvages est passée de 50 000 à 400 000 individus en quelques décennies. Mais en 2015 un désastre sans précédent frappe : une épidémie pathogène décime plus de 200 000 saïgas. De mémoire humaine, il s’agit de la plus grande hécatombe observée parmi des mammifères de cette taille.

Depuis, heureusement, des noyaux de population se sont reconstitués et le nombre de saïgas est aujourd’hui à nouveau en hausse grâce au travail dévoué de groupes nationaux et d’ONG internationales.

Saiga female and young. Photo by R. Reading
Une femelle saïga et son petit. Photo de R. Reading

Au sud de la Mongolie, au cœur des forêts impénétrables du Bhoutan, de la Birmanie, de la Chine et du nord de l’Inde, on trouve le takin. Coincé entre deux prédateurs félins, sa survie est un exercice d’équilibre délicat : en contrebas, le tigre règne sur les plaines, tandis que le léopard des neiges rôde sur les hauteurs. Et lorsque les takins fuient les plaines infestées de sangsues et d’insectes pour tenter leur chance sur les pentes glissantes des montagnes, affrontant boue, roche nue et chutes d’eau vertigineuses, ils sont victimes des maladies des yaks domestiques. En 2013 Harold Frank Wallace déclarait : « Le takin est un animal étrange dans un pays étrange. Aucun autre animal… n’est si difficile à décrire, et…ne peut nous préparer à son apparence ».

L’éminent biologiste George Schaller décrit le takin comme ayant « le corps bossu et trapu d’un ours, les pattes d’une vache, la queue épaisse et plate d’une chèvre, les cornes noueuses d’un gnou et le museau enflé et sombre d’un élan qui aurait attrapé les oreillons ». D’autres ont évoqué un croisement entre un cochon et un tapir.

Nous savons que les pattes arrière du takin sont plus courtes que ses pattes avant. Nous savons qu’il vit dans des habitats froids, humides, et sauvages. Nous savons que sa taille est imposante (il atteint presque la stature de la femelle bison). Nous ne connaissons pas le nombre de takins en circulation, ni leur statut. Nous ne savons pas si sa situation est critique. Il ne bénéficie pas de l’intérêt porté à d’autres espèces pourtant tout aussi difficiles à étudier, comme les rhinocéros ou les grizzlis. Les études portant sur le takin sont rares et nous ne savons rien de sa démographie. Il mérite pourtant mieux. Emblème du Bhoutan, le takin est pourtant largement ignoré dans son propre pays et au-delà.

Takin and its habitat in Bhutan. Photo courtesy of Joel Berger / WCS
Le takin et son habitat au Bhoutan. Photo publiée avec l’accord de Joel Berger / WCS

Dans les territoires les plus au nord, en Asie, au Groenland ou encore en Amérique du Nord, se trouve un autre large mammifère : une antilope aux allures de chèvre, figure emblématique des étendues stériles froides au même titre que le yak sauvage évoque le toit du monde. En 1780, le missionnaire et zoologue danois Otto Fabricius décrit dans son éminent recueil « Fauna Groenlandica » les cornes, sabots et poils d’un large animal trouvé dans un bloc de glace à la dérive : il les attribua d’abord à un yak provenu de Sibérie. Plusieurs décennies plus tard, Fabricius corrigea son erreur, réalisant qu’il s’agissait d’un bœuf musqué.

Lorsque la Chine fit le don de pandas géants aux Etats-Unis, Nixon en retour leur offrit des bœufs musqués. En 1975, l’année suivant la démission de Nixon, ce sont des bœufs musqués d’Alaska qui ont été utilisés (en collaboration aves des biologistes russes) pour implanter une population sur l’île Wrangel (Tchoukotka), aujourd’hui seul Site du Patrimoine Mondial existant en Arctique.

Les bœufs musqués survivent ici et là, comme les ours polaires et les ours bruns, aux cotés des populations de rennes sauvages (en Asie du nord) et de caribous sauvages (en Amérique du Nord). Comme les ours polaires, cette espèce adaptée à un climat extrême est une victime du changement climatique, mais au moins dans son cas des efforts sont faits pour sa protection.

Comme le petit du takin et du saïga, le nouveau-né du bœuf musqué est aussi craquant qu’un wombat, mais infiniment plus vulnérable : sa survie repose entièrement sur la capacité de son clan à coopérer pour assurer sa protection contre les prédateurs à quatre pattes.

Newborn saiga calf. Photo courtesy of Buuveibaatar / WCS
Le nouveau-né d’une antilope saïga. Photo publiée avec la permission de Buuveibaatar / WCS

Difficile de croire que ces géants d’Asie, pourtant tellement adorables à la naissance et armés d’incroyables capacités d’adaptation, sont malgré tout largement méconnus.

Pourquoi ne nous intéressons pas plus à ces espèces furtives, trouvées au pied de lointaines montagnes, ou hantant le désert de Gobi ? Est-ce une question d’éducation, d’éloignement, ou un manque d’effort de notre part ? La situation est-elle irrémédiable ?

Le combat pour la protection du monde naturel doit triompher au-delà du saïga, yak sauvage et bœuf musqué. Et c’est heureusement souvent le cas, pour des espèces connues et moins connues. Mais c’est rarement parce que ces espèces jouent un rôle écologique essentiel, à la fois pour l’humanité et pour la préservation de la biodiversité sur Terre. En fin de compte, les espèces qui bénéficient de notre protection sont souvent choisies sur la base de la compassion, sensibilisation et popularité qu’elles réussissent à inspirer.

Saiga male. Photo by R. Reading
Un mâle Saïga. Crédit photo R. Reading

Pourquoi les carnivores attirent-ils l’attention et le support financier du grand public mais pas les herbivores ? Pourquoi les grands singes et les grands félins récoltent-ils plus d’argent et d’engouement que leurs cousins de plus petite taille ? Ce n’est pourtant pas parce qu’ils tiennent un rôle écologique plus indispensable, ni qu’ils soient plus adorables, ou plus mystérieux, ou qu’ils souffrent plus que d’autres. Est-ce parce que leur situation est si précaire ?

Il me semble que nous (par « nous », j’entends les ONGs et les chercheurs) n’avons pas réussi à inspirer un engouement suffisant pour la diversité des espèces et pour la vie sous toutes ses formes, et au-delà, une passion pour le caractère sacré de la vie.

Si par exemple le public se prenait d’affection pour l’Isia Isabelle, un papillon de nuit du Groenland à l’existence difficile (sa larve met une douzaine d’années à atteindre la puberté) ou encore pour la grenouille des bois de l’Alaska (dont le corps gèle au deux-tiers chaque hiver), nous pourrions faire des progrès énormes.

Toutes les espèces sont fascinantes, et pourtant l’apathie semble régner. Sommes-nous trop absorbés par nos vies et nos efforts quotidiens pour nourrir et protéger les nôtres pour nous y intéresser ?

Je ne prétends pas tout savoir, loin de là, mais une chose me semble évidente : l’espoir est permis.

J’ai débuté cet article avec un petit quiz sur la diversité des espèces de Chine pour illustrer que la plupart sont inconnues du grand public. Nous avons tous des journées bien remplies, et nous avons déjà fort à faire sans nous préoccuper d’animaux totalement dissociés de notre vie. Ma famille, et de façon générale le milieu où j’ai grandi, à Los Angeles, ne s’intéressait guère aux enjeux de la protection naturelle. Notre origine géographique et culturelle nous définit, certes, mais elle façonne aussi les questions que nous nous posons et nos postulats scientifiques. Et c’est justement cela qui constitue la fondation de nos réussites.

A takin herd. Photo courtesy of Joel Berger / WCS
Un troupeau de takins. Photo publiée avec la permission de Joel Berger / WCS

Nous savons tous que la protection animale va bien au-delà de la science. Elle exige volonté, motivation et passion. Mais elle exige également que nous réalisions que notre vie dépend de plusieurs formes de biodiversité. Pour inspirer le public, il faut lui offrir des opportunités de découvertes. Voyages, médias, éducation, toutes les formes sont bonnes. Les espèces peuvent aussi être découvertes dans un contexte artificiel. Avec un nombre annuel de visiteurs équivalent à celui d’événements sportifs majeurs (baseball, football, and basketball combinés), les zoos aux Etats-Unis sont une plateforme où les spectateurs peuvent découvrir des espèces fascinantes (bien que silencieuses).

Car après tout, si nous oublions de cultiver notre sens de la compassion et que l’empathie disparaît de notre vocabulaire, nous condamnons la protection des espèces à l’échec.

Il est alors facile d’imaginer le destin de ces inconnus.

 

Joel Berger
Joel Berger

Joel Berger est le président du comité Cox-Anthony pour La Protection de la Faune de l’Université du Colorado et chercheur à la Wildlife Conservation Society de New York. Son nouveau livre « Extreme Conservation: Confronting Species Extinction at the Edges of the World », sera publié en 2017 par l’Université de Chicago.

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