- On compte parmi les facteurs responsables du déclin des stocks de poissons du lac Victoria, destinés au commerce, la surpêche, les espèces invasives, la pollution, le changement de conditions climatiques.
- Les pêcheurs, les chercheurs et les responsables du gouvernement adoptent l'aquaculture en cage comme un moyen d'augmenter l'approvisionnement en poissons, de relancer leurs profits mais aussi de préserver les poissons du lac à l'état sauvage.
- L'utilisation de produits chimiques, les rejets de déchets, comme les poissons morts, les restes de nourriture et les excréments, conséquence de la pisciculture en cage, ont causé des problèmes dans le monde entier.
Depuis les dix dernières années, le Kenya et l’Ouganda se sont engagés dans un bras de fer violent autour de l’île de Migingo du Lac Victoria. L’île de Mingingo, petit bout de terre rocheuse, plus petite qu’un terrain de football, est couverte entièrement de cabanes de pêcheurs. Les officiers de l’armée ont été déployés par le gouvernement de l’Ouganda pour contrôler l’activité de l’île, perçue comme étant du côté kenyan du lac.
Les deux pays se livrent bataille pour une ressource dont la pénurie aurait une implication nationale: le poisson.
On trouve aux alentours de Migingo une riche biodiversité sous-marine qui attire par conséquent de nombreux poissons, et qui fait de l’île un des derniers terrains de chasse le plus lucratif pour les pêcheurs des deux pays.
Nicholas Omondi, pêcheur depuis 33 ans sur le lac Victoria a dit à Mongabay : “Mingigo est le seul endroit du lac où nous sommes certains d’avoir une prise abondante et suffisante, depuis que nous assistons au déclin croissant des poissons sur les autres zones de pêche.”
Chaque année, le lac Victoria, deuxième plus grand lac d’eau douce dans le monde, produit plus de 800 000 tonnes (métriques) de poissons qui assurent l’existence de près de 2 millions de personnes. Mais, la demande croissante est responsable du déclin de ses stocks; afin de répondre à ces problèmes, les pêcheurs, les chercheurs et les autorités gouvernementales se tournent avec enthousiasme vers l’aquaculture, surtout du côté kenyan.
Jonathan Munguti, agent de recherche principal à la tête de la Division Aquaculture de l’Institut de Recherche Marine et Pêcherie (KMFRI) du Kenya a dit à Mongabay : “Le déclin des poissons capturés dans les eaux naturelles du lac, que l’on évoque si souvent, est une indication évidente que l’aquaculture est nécessaire pour atténuer le problème pesant du manque de poissons.”
La surpêche et l’utilisation de matériels de pêche illégaux, l’invasion de la hiacynthe d’eau (Eichhornia crassipes), la pollution industrielle et locale, les changements de conditions climatiques, l’introduction de la perche du Nil carnivore (Lates niloticus) qui chasse de nombreux poissons, devenue responsable en partie de l’extinction de certaines espèces, sont autant de facteurs qui pèsent sur les poissons du lac.
Élever les poissons au lieu de les chasser
C’était en 2009, au cœur de la bataille autour de l’île de Migingo, que le Programme d’entreprise de Pisciculture a été lancé par le gouvernement kenyan pour injecter une vision commerciale à l’élevage de poissons. L’objectif était de mettre en place une industrie active d’aquaculture, basée principalement sur une pisciculture en bassin à terre.
Mais récemment, les pisciculteurs ont déplacé l’entreprise d’aquaculture sur le lac, où ils élèvent maintenant les poissons dans des cages flottantes. Les experts ont grand espoir que l’aquaculture en cage va révolutionner l’industrie de la pêche en Afrique de l’Est, améliorer les ressources du lac surpêchées, en réduisant le poids de la pêche sur les poissons à l’état sauvage, et diminuer les batailles internationales autour de l’île de Mingingo.
En aquaculture en cage, les poissons sont élevés jusqu’à leur maturité dans un endroit fermé où l’eau circule librement. Au Kenya, les cages sont faites de barres en métal, de grillages et de filets durables, avec des réservoirs en plastique pour les maintenir à flot sur le lac et pour agir contre les vagues. Les fermiers placent les cages d’une manière stratégique dans le lac et nourrissent les poissons quotidiennement.
Beaucoup de pays dans le monde ont adopté l’aquaculture en cage, mais c’est la première fois qu’elle est élevée à une échelle commerciale par les pays de l’Afrique de l’Est, au sein des essais gouvernementaux et des institutions de recherche.
Wellington Otieno a dit à Mongabay : “les résultats de nos recherches préliminaires montrent que l’aquaculture est une entreprise viable sur le lac Victoria, bien mieux que l’utilisation de canoës pour chasser les poissons sauvages.” Otiéno est un professeur de Biologie à l’université de Maseno au Kenya, où il est le principal conseiller pour le projet de Développement des Recherches Complètes du Lac Victoria (LAVICORD). Le but du projet est de mettre en évidence le problème de la surexploitation des poissons à l’état sauvage, des techniques d’aquaculture et de la pollution du lac.
Jusqu’à maintenant, tilapia du Nil (Oreochromis niloticus), une espèce invasive, est le seul poisson élevé en cage sur le lac à des fins commerciales. Récemment, LAVICORD, une collaboration entre l’université de Maséno et l’université de Nagasaki au Japon, a démontré qu’il est aussi possible d’élever en cage la perche carnivore du Nil. Helen Marcial, spécialiste en aquaculture à l’université de Nagasaki a dit à Mongabay : “c’est un procédé plus facile parce qu’on n’a pas besoin de nourrir les poissons en captivité.” La taille des cages des perches du Nil, à cause de leur corps énorme permet aux petits poissons des alentours d’y nager librement et par conséquent de les nourrir. Elles sont aussi dotées de lumières pour attirer les petits poissons.
Ces espèces posent un dilemme pour le lac. On les a introduites dans les années 1950 pour booster l’industrie poissonnière, conduisant au déclin de beaucoup de poissons natifs. Cependant, c’est le poisson le plus recherché dans le lac, entrainant l’effondrement du nombre des membres de la colonie.
Peter Owuor, un pêcheur de la plage de Dunga dans la ville de Kisimu a dit : “la perche du Nil rapporte beaucoup plus d’argent que les autres poissons du lac parce qu’elle est souvent très grosse et charnue; c’est pourquoi, la plupart d’entre nous la pêche.”
Munguti de KMFRI a dit à Mongabay : “bien que la perche pose un danger pour les autres espèces de poissons, elle est une source importante de revenus pour le pays, spécialement à l’exportation. Ces espèces représentent 90% des poissons du lac exportés en Europe.
KMFRI a lancé une campagne de recherche approfondie pour sauvegarder ces espèces carnivores de l’appétit grandissant des hommes parce qu’une demande croissante les met en danger. Munguti a dit que KMFRI est en train d’établir un Centre de Recherche International de la perche du Nil dans la ville de Kisimu, où l’institut va explorer les moyens de régénérer les espèces tout en protégeant les espèces indigènes dont elle se nourrit.
Pour le meilleur ou pour le pire, les experts sont optimistes parce que les techniques modernes de la pisciculture le rendront possible.
Nouvelles directives pour une nouvelle industrie
KMFRI collabore avec ses homologues en Ouganda et Tanzanie pour développer les lignes directrices et les politiques qui vont régir l’aquaculture en cage sur le lac Victoria, ressource que ces trois pays se partagent.
Les experts en aquaculture de ces trois pays organisent des séances de négociations, qui explorent les avantages et les inconvénients de la technique en cage, ses bénéfices pour l’économie de la région et ses impacts sur l’environnement. Ils discutent aussi comment faire face aux obstacles variés qui se présentent, comme les herbes envahissantes obstruant les cages, la mauvaise qualité de fabrication des cages et du stock des alevins.
Alors même que les négociations se déroulent, il existe déjà des centaines de cages flottantes sur le lac, certaines appartenant à des pisciculteurs individuels à des fins commerciales, d’autres à des institutions de recherche, dont celles de KMFRI, de l’université de Maseno et de l’université de Sciences et Technologies de Jaramogi Oginga Odinga du Kenya.
Munguti a dit : “puisque cette entreprise est encore une source d’investissement, nous avons besoin d’établir de nouvelles règles qui vont guider la mise en place et les opérations de pisciculture en cage et en parcs d’aquaculture en Afrique de l’Est afin que, rentabilité et impact minimum sur l’environnement social et naturel soient assurés.”
Ces directives permettront de stopper l’introduction d’espèces étrangères dans le lac.
D’après les propositions en cours de négociation, les futurs pisciculteurs doivent obtenir, en premier lieu, une autorisation provisoire de pratiquer. Cela consistera en un rapport confirmant que l’endroit choisi est approprié et un autre qui détaille les impacts économiques, environnementaux et sociaux de leur projet; ces deux rapports devront être approuvés par les autorités de direction environnementales et nationales. En deuxième lieu, ils devront se procurer un rapport certifiant qu’ils ont respectés les règlements d’exploitation pendant un certain temps pour obtenir l’autorisation d’exploiter.
Adopter la culture en cage malgré les avertissements
La communauté des pêcheurs du lac Victoria a adopté l’aquaculture en cage avec enthousiasme.
Otieno a dit : “nous voyons déjà des pêcheurs mettre en place des coopératives, où ils mutualisent leurs ressources pour fabriquer des cages, puis donnent de l’argent pour acheter des alevins et de la nourriture, et ensuite se partagent les profits après la vente des poissons.”
L’Unité de Gestion de la plage de Dunga (Dunga BMU) est un des groupes de pêcheurs qui a investi dans l’aquaculture en cage. Pour leur première tentative, ils ont débuté avec 8 cages et 10 000 alevins de tilapia du Nil qui viennent d’être pêchés récemment.
En ce moment, le groupe dispose de quatre grandes cages sur le lac avec 20 000 alevins de tilapia qui seront pêchés dans neuf mois.
Paul Ochieng Okuta du BMU de Dunga a dit : “lors de notre premier essai, 100 % des poissons ont survécu dans les cages et nous avons tout vendu en gros à quatre hôtels de la ville de Kisimu.” Les seizes membres du groupe ont partagé l’argent et réinvesti dans la fabrication d’une deuxième série de cages.
African Blue, basée à Kisimu, est une autre entreprise, qui a investi des milliers de dollars dans l’aquaculture en cage sur le lac Victoria; les 40 000 tilapias sont prêts à être pêchés à tout moment maintenant. La compagnie emploie une douzaine de jeunes hommes et femmes pour s’occuper des cages. En plus de l’élevage en cage de tilapias et d’alevins tilapia, la compagnie, enregistrée au Kenya en 2014, a l’intention d’offrir des formations sur la pisciculture durable en cages ou en bassins.
Selon Otieno, un des grands avantages de l’aquaculture est de faciliter la surveillance du poisson. Il a dit à Mongabay : “c’est plus facile que la méthode traditionnelle en canoë où les pêcheurs passent leur nuit entière sur le lac.”
Le système protège aussi des prédateurs. Dans son ensemble, les chances de survie des poissons sont plus grandes que dans l’aquaculture en bassin.
Les partisans pour l’aquaculture en cage disent qu’elle peut répondre aux problèmes de la surpêche et de la récolte des alevins, qui aura par conséquence l’amélioration des stocks de poissons du lac et la création d’un revenu durable pour la communauté de pêcheurs.
Otieno a dit “si les pêcheurs trouvent rentable d’investir dans l’aquaculture en cage, nous réduirons par la suite de nombreux problèmes associés à la pêche sur le lac Victoria.”
Pourtant, l’aquaculture en cage a posé des problèmes dans d’autres parties du monde. Dans l’état américain du Michigan, par exemple, le sénateur Rick Jons a introduit une loi pour bannir cette technologie dans les Grands Lacs, à cause des risques de pollution de ces plans d’eau.
Dans une déclaration sur son site internet, le sénateur a dit : “la concentration d’excréments de poissons n’est pas réservée au Michigan. Une opération de 200 000 poissons créerait autant de déchets qu’une ville de 65 000 habitants, qui ferait des Grands Lacs un wc géant”.
Néanmoins, une étude en 2015 dans le journal Springer-Plus enquêtant sur les impacts d’une installation à petite échelle de 9 cages (de 2 mètres cube chacune), dans la baie du lac Victoria n’a pas démontré que cette technique entraîne des changements environnementaux majeurs. Elle a recommandé que cette technique soit permise dans le lac, mais sous étroite surveillance.
Certains experts, comme le sénateur du Michigan, reconnaissent cependant que, si la pisciculture en cage n’est pas bien suivie, elle peut causer des dégradations physiques, chimiques et biologiques à l’environnement aquatique, comme cela s’est produit ailleurs. Selon Alio Andrew, l’utilisation de produits chimiques, le matériel des cages, la création de déchets, tels que poissons morts, restes de nourriture et excréments en sont responsables. Andrew est le Commissionnaire Assistant de la Direction de l’Aquaculture au Ministère de l’Agriculture de l’Ouganda, de l’Industrie Animalière et Poissonnière.
Mais au Kenya, l’émergence de l’aquaculture en cage fait partie d’un plan gouvernemental plus large pour accroître la pisciculture d’une manière générale afin d’améliorer la production de poissons dans le pays. Après l’introduction de son Programme de production en Pisciculture, KMFRI a constaté que la production nationale en aquaculture a augmenté de 1000 tonnes (métriques) par an en 2000 (l’équivalent de 1 % de la récolte nationale de poissons) à 12 000 tonnes en 2010 (équivalent à 10 % de la récolte nationale de poissons et représentant $ 22.5 millions) à la fin de l’année.
Jusqu’à présent, en dehors du tilapia du Nil, le poisson chat d’Afrique (Clarias gariepinus), la carpe ordinaire (Cyprinus carpio) et la truite (Oncorhynchus mykiss), étaient parmi les espèces élevées, traditionnellement, en bassin. Si les essais de la production de la perche du Nil en cage sont un succès, ces espèces viendront s’ajouter au nombre grandissant de poissons que l’on peut élever dans les fermes du Kenya, et dans la région entière de l’Afrique de l’Est.
Munguti a dit à KMFRI : “l’élevage en cage représente une opportunité unique pour améliorer la production de poissons d’eau douce et d’eau de mer dans le pays, et peut facilement s’ajouter aux occupations de la communauté de pêcheurs.
Il a constaté que la partie côtière du Kenya est longue de 640 km, et inclut de nombreuses îles et baies protégées aux eaux profondes où la pisciculture peut être développée.
Michael Sigu du BMU de Dunga a dit à Mongabay : “l’élevage en cage est l’avenir. “Grâce à notre association, nous avons l’intention d’introduire beaucoup plus de cages dans les lacs, afin de développer un système structurel de pisciculture.”
À ce jour, le Kenya et l’Ouganda ont adopté l’aquaculture en cage et mènent des recherches pour l’améliorer. On s’attend à ce que d’autres pays dans la région suivent la même voie.
Citations
- Kashindye, B.B., Nsinda, P., Kayanda, R., Ngupula, G.W., Mashafi, C.A., Ezekiel, C.N. (2015). Environmental impacts of cage culturein Lake Victoria: the case of Shirati Bay‑Sota, Tanzania. SpringerPlus 4:475.