- Les limites de la vision humaine, combinées à la manière extraordinaire dont une proie adulte et ses œufs se fondent dans leur environnement, ont longtemps empêché les scientifiques d'observer et de définir avec grande précision les mécanismes les plus efficaces du camouflage.
- De nouvelles recherches recourant aux systèmes d'imagerie numérique ont permis aux scientifiques de voir le camouflage des proies de la manière dont les prédateurs pourraient le faire : des rapaces, qui voient en longueurs d'ondes en couleurs et ultraviolettes, aux mangoustes ayant une vision colorée médiocre.
- L'étude souligne le fait que le camouflage est le produit de l'évolution de l'écologie des proies ainsi que des systèmes visuels des prédateurs.
Dans une étude novatrice conduite dans le sud de la Zambie, des chercheurs ont combiné leur technologie avancée, leurs connaissances locales de la faune de la région et leurs recherches antérieures concernant les systèmes visuels des prédateurs, dans le but de voir de la manière dont le font les prédateurs. L’équipe se composait de plusieurs universités : Exeter, Cambridge et le Cap. Adoptant une approche novatrice, la première en son genre, elle est parvenue à collecter de précieuses données de terrain concernant la façon dont le camouflage protège les oiseaux nichant au sol, l’efficacité globale du camouflage et la manière dont les prédateurs et les proies ont coévolué pour se servir de ce phénomène et le maîtriser.
L’étude, publiée dans la revue Scientific Reports du mois de janvier 2016 et menée par Dr. Jolyon Troscianko, du centre pour l’écologie et la conservation de l’université d’Exeter, a utilisé des techniques d’imagerie numérique sophistiquées pour accéder à une nouvelle perspective sur la façon dont le camouflage aide les proies à négocier avec succès une stratégie reproductive risquée.
« Il semble évident que le fait de se fondre dans le décor permet d’être moins visible », explique Troscianko. Mais il est étonnamment difficile de tester ceci dans un cadre naturel » poursuit-il.
De précédentes recherches sur le camouflage s’appuyaient pour beaucoup sur des simulations en laboratoire et sur des modèles de comportement des prédateurs, tandis que le travail de terrain était restreint par les limites de l’œil humain. La science pourrait imaginer, et non dupliquer, les capacités visuelles d’un faucon, d’une mouffette, ou même d’un chat domestique. Cette nouvelle approche, hautement technologique, qui duplique la perspective des prédateurs, constituait une réponse nécessaire à la nature fluide du camouflage lui-même. « Les animaux très bien camouflés sont difficiles à trouver dans la nature, et… ils ont tendance à se déplacer constamment, ce qui signifie que la correspondance entre leur apparence et le fond sur lequel ils évoluent change en permanence. » explique le docteur Troscianko.
L’étude a non seulement pu répliquer les capacités visuelles des prédateurs : elle a également utilisé celles-ci en temps réel sur le terrain. Le camouflage dans la nature a été déterminé par la luminosité et les motifs, ce qui est difficile à mesurer uniquement à l’œil humain mais crucial pour un camouflage efficace. Les mesures relatives aux couleurs ont également fait l’objet d’une analyse, et ont été mises en correspondance avec la capacité visuelle de chaque espèce de prédateur.
Martin Stevens, copilote de projet à l’université d’Exeter et Claire Spottiswoode de l’université de Cambridge, font remarquer que « notre étude est la première à directement montrer comment le degré de camouflage d’un individu, [vu à travers] les yeux de ses prédateurs, affecte directement sa probabilité d’être vu et mangé dans la nature. »
Les oiseaux qui nichent font figure de précurseurs
Les chercheurs se sont concentrés sur les oiseaux nichant au sol car l’environnement dans lequel fonctionne leur camouflage n’est pas ambigu – avec des nids et un environnement qui demeurent constamment visibles durant l’incubation, tandis que l’absence de structure du nid les force à reposer fortement sur le camouflage pour éviter les prédateurs. L’étude se concentrait sur trois espèces d’engoulevents, trois espèces de pluviers et trois espèces de courvites, tous endémiques de la Zambie du sud.
Tout d’abord, les scientifiques ont compilé une liste des prédateurs actifs à l’aide de données obtenues auprès de pisteurs locaux connaissant bien les habitats mixtes des prairies, des forêts miombo à feuillage caduc et des champs agricoles du sud de la Zambie. Ils ont ensuite créé des modèles informatiques du champ visuel des prédateurs. Ils ont confirmé et affiné leurs modèles en utilisant des preuves collectées à l’aide de caméras placées de façon stratégique.
Ils ont ensuite observé les nids ciblés selon un calendrier régulier. Ils ont utilisé des appareils photo numériques calibrés pour simuler la vision animale et visualisé les nids de la manière dont pourraient le faire les prédateurs. Les modèles prenaient en compte de nombreuses variables, de l’acuité visuelle en couleur des oiseaux prédateurs – qui voient les longueurs d’ondes ultraviolettes – à la vision en couleur relativement médiocre de la mangouste qui ne voit que les bleus et les jaunes. Les images vidéo de prédateurs attaquant les nids concernaient un babouin, une pie-grièche et même quelques enfants affamés.
Différentes espèces, différentes techniques de camouflage
Deux des espèces étudiées, les pluviers et les courvites, abandonnent le nid promptement à l’approche d’un prédateur. Par conséquent, leurs œufs sont les mieux camouflés, puisqu’ils ont besoin de se fondre dans la nature afin de ne pas être détectés. Les chercheurs ont découvert que lorsque le degré de contraste entre les œufs et l’environnement était au plus bas, le taux de prédation était également au plus bas. Il existait une corrélation claire entre le degré de correspondance des œufs à leur environnement et la survie de la portée. Une incompatibilité entre le contraste de l’œuf et le contraste de l’environnement signifiait une chance significativement plus élevée de prédation.
Chez les engoulevents porte-étendard, qui camouflent leurs œufs en restant immobiles sur ces derniers, la survie de la portée dépendait davantage du contraste de plumage de l’adulte. Un plumage adulte correspondant le mieux à son environnement lors de l’incubation était corrélé avec une plus forte survie de la portée.
Bien que cette observation puisse sembler évidente, les recherches précédentes reposaient sur la correspondance entre la couleur de l’œuf ou des plumes et leur environnement, plutôt que sur le contraste entre les motifs ou la luminosité et l’environnement. Par le passé, des observateurs humains, incapables de voir la lumière ultraviolette qui peut révéler un nid à un rapace, ne pouvaient que formuler des estimations éclairées sur l’efficacité du camouflage. Une couleur clairement visible à l’œil humain peut être invisible à l’œil inquisiteur d’un aigle en vol. Fait intéressant, un pluvier choisit de pondre ses œufs près de pierres semblables en taille, afin d’éviter des différences de forme qui seraient discernables par des mouettes en chasse.
Des secrets qui attendent d’être révélés
La nouvelle étude vérifie enfin l’hypothèse de longue date selon laquelle le camouflage protège un animal de la prédation, et offre d’autres questions nuancées à étudier. Par exemple, selon une autre recherche, un camouflage à fort contraste, produisant une perturbation au niveau visuel, est plus aisément détecté par les primates, ce qui mène à l’hypothèse selon laquelle les techniques de camouflage à faible contraste sont utilisées dans les régions où les prédateurs sont mieux à même d’apprendre à long terme à repérer une proie. En Zambie, la prévalence de camouflage à fort contraste, qui témoigne d’une population de prédateurs plus généralisée, vient peut-être soutenir cette hypothèse.
« Les travaux futurs doivent davantage chercher à tester le camouflage au sein d’autres taxons et d’environnements variés. Ceci permettra de comprendre et de quantifier les avantages adaptatifs du camouflage, en particulier en ce qui concerne ses composants de motif et de luminosité moins bien étudiés qui, selon cette étude, sont cruciaux dans les systèmes naturels » écrivent les chercheurs. « Enfin, notre étude souligne la manière dont le camouflage résulte de l’écologie des proies et des systèmes visuels des prédateurs appropriés. »
« D’autres recherches, qui utilisent une analyse d’image numérique sophistiquée, permettront à la science de voir le monde autrement, en faisant appel à d’autres sens pour dévoiler les secrets longuement gardés de la danse délicate de la sélection naturelle, à mesure que prédateurs et proies s’adaptent à un environnement en constante évolution, utilisant le camouflage pour créer un monde tel que nous le voyons et qu’ils le voient.
Citations:
Troscianko, J., Wilson-Aggarwal, J., Stevens, M., Spottiswoode, C. (2016) Camouflage predicts survival in ground-nesting birds, Scientific Reports, 6, 19966; doi: 10.1038/srep19966 (2016).