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Le mouvement des services publics d’approvisionnement en eau d’Indonésie

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Chambre de filtration d’eau à la station de traitement d’eau de Palyja à Djakarta. Photo : ANTARA/Dhoni Setiawan


Alors que le courant de privatisation des services d’eau potable et d’assainissement en Indonésie est sur le point de prendre un nouveau tournant depuis l’investiture du dictateur Suharto a la présidence, un large éventail de parties prenantes cherche par tous les moyens à élaborer une nouvelle voie à suivre suite à deux importantes décisions des tribunaux, tout à fait inattendues.

Tout d’abord, en février, la Cour Constitutionnelle a annulé la principale loi régissant les ressources hydrauliques, laquelle avait été adoptée en 2004 dans le cadre d’une condition préalable à l’approbation d’un prêt de la Banque mondiale, et ce dans le but de règlementer l’implication des acteurs privés dans le secteur.

Puis, en mars, un tribunal de Djakarta a annulé le contrat entre la ville et les opérateurs privés, PAM Lyonnaise Jaya (Paljaya) et Aetra Air Djakarta, responsables de la gestion des deux moitiés du réseau d’alimentation en eau courante de la capitale indonésienne depuis 1998, dans un climat perpétuel d’allégations de corruption et de mauvaise gestion.

Les compagnies ont fait appel, mais le verdict annonce l’apport probable d’un coup fatal à la deuxième plus importante privatisation mondiale, et renforce d’avantage la tendance à la remunicipalisation. Selon le Transnational Institute (Institut Transnational), depuis le début du siècle, 235 villes et communes ont repris le contrôle de leur réseau d’approvisionnement en eau ou d’assainissement, auparavant privatisés.

Puisque la plupart de ces cas ont eu lieu en France, aux Etats Unis et dans d’autres pays à revenu élevé, le cas de Djakarta revêt une signification particulière pour les perspectives du soi-disant mouvement de la justice de l’eau dans les pays de l’hémisphère sud, surtout compte tenu de la manière dont s’est effectuée cette privatisation ((plus grande privatisation au monde) dans la capitale des Philippines, Manille.

En décembre, la Cour d’arbitrage de la Chambre de Commerce Internationale a ordonné au gouvernement de Manille d’accéder à la demande de Maynilad Water Services d’une hausse des tarifs et de verser à la compagnie la somme de 78 millions de dollars à titre de compensation pour les revenus perdus pendant la durée du litige. L’autre opérateur privé de la ville, Manila Water , cherche lui aussi à obtenir des indemnités.

A travers son organisme de crédit au secteur privé, la Société Financière Internationale, la Banque Mondiale détient un placement en actions direct dans Manila Water, dans le cadre d’une stratégie plus globale visant à créer un environnement favorable aux partenariats public-privés (PPP) à travers le financement, le travail consultatif, la production de savoir-faire et autres activités.

Alors que la banque encourage les PPP en tant qu’alternatives efficaces et pratiques aux secteurs publics à court d’argent, les opposants déclarent que les opérateurs privés de services d’eau potable et d’assainissement ont tendance à détourner des ressources essentielles qui auraient pu être affectés à des initiatives servant des besoins humains.

« Les récentes décisions judiciaires en Indonésie indiquent une tendance croissante de la part des tribunaux nationaux à considérer comme illégales les privatisations des services d’approvisionnement en eau, notamment parce qu’elles portent atteinte aux droits de l’homme à l’accès à l’eau » affirme Shayda Naficy, directrice de la campagne de Corporate Accountability International visant à inciter la Banque Mondiale à se désengager du secteur privé de l’eau.

« Et elles envoient un message aux institutions comme la Banque Mondiale, à savoir que la privatisation des services d’eau ou PPP (partenariats public-privé) n’est pas seulement discutable du point de vue des résultats de son développement, mais comporte également de sérieux risques financiers et politiques » continue-t-elle.

« En fin de compte, la Banque Mondiale – en particulier son organisme de crédit au secteur privé – est une banque qui a besoin de réaliser un bénéfice, et ces décisions judiciaires représentent une menace majeure pour le modèle entier, y compris sa rentabilité. »

Le pour et le contre

Dans la foulée des jugements, un débat s’est ouvert sur la façon dont le gouvernement indonésien devrait procéder, notamment en ce qui concerne la composition d’une nouvelle loi sur l’eau, étant donné qu’il n’est pas possible de faire appel contre le verdict de la Cour Constitutionnelle.

Certains ont déploré la décision de cette Cour, en indiquant qu’elle crée un « vide juridique » dans lequel des entreprises comme le géant alimentaire français Danone (dont le produit dénommé Aqua constitue l’eau en bouteille la plus vendue en Indonésie et qui emploie des milliers de personnes) manquent des bases nécessaires à leurs opérations.

Dans un article paru dans le Jakarta Post, l’expert en législation sur l’eau, Mohamad Mova Al’Afghani a qualifié le jugement comme « sonnant le glas pour la gouvernance de l’eau indonésienne en général, puisqu’un cadre de conservation et de gestion des eaux n’existe plus. »

Dans un éditorial, le Jakarta Post a décrié le verdict parce qu’il « laissait des centaines d’entreprises légitimes dans une situation incertaine » et a insisté pour que le gouvernement « adopte un cadre juridique approprié afin d’assurer que ces entreprises puissent continuer à mener leurs opérations légalement en attendant qu’il répare les dégâts qu’il a occasionnés. »

La loi sur l’eau provisoirement réinstaurée et datant de 1974 est axée principalement sur l’irrigation et mentionne à peine le secteur privé, sans parler de l’eau potable.

Le gouvernement a tenu compte de ces préoccupations. Le mois dernier, lors d’une présentation dans la ville de Surabaya, Raymont Valiant Ruritan, directeur technique chez Perum Jasa Tirta, société étatique de gestion des cours d’eau, a déclaré –avant que la décision de la Cour à Djakarta ait été prise –que tous les partenariats public-privé en instance resteraient valables en attendant l’élaboration d’une nouvelle loi, idéalement avant la fin de l’année.

Le Ministre des Travaux Publics et de l’Habitat, Basuki Hadimuljono, dont le Ministère gère la réponse officielle au jugement de la Cour Constitutionnelle, a promis de promulguer un décret ce mois-ci afin d’apporter un supplément de sécurité sur le plan juridique.

Ces plans ont suscité des préoccupations parmi des groupes tels que People’s Coalition for the Right to Water [La Coalition du Peuple pour le droit à l’accès a l’eau] (Kruha), établi en 2002 afin de lutter contre les politiques néolibérales ayant trait à l’eau. Le groupe a contesté sans succès la loi de 2004 il y a une dizaine d’années de cela et a intenté l’action civile qui a abouti au verdict du tribunal de Djakarta.

Tout en jubilant de sa victoire, Muhammad Reza, coordinateur national de Kruha, craignait que le gouvernement se contente de prendre le contrôle des institutions chargées des eaux axées sur le profit au lieu de remodeler le secteur en profondeur.

Il a cité des termes émanant de la présentation de Raymond suggérant l’existence d’une dichotomie entre « la privatisation de l’eau » et « l’entreprise de l’eau » et interprété la décision de la Cour Constitutionnelle comme une directive destinée à donner la priorité aux entreprises d’Etat comme le montrent les diapositives. Raymond n’a pas donné suite aux messages lui demandant ses commentaires.

« L’occasion fournie aux entreprises d’Etat grâce à la décision de la Cour Constitutionnelle ne devrait pas être perçue comme un moyen de privatiser les institutions publiques et commercialiser les services publics » a commenté Reza.

Kruha était généralement très satisfaite des jugements, mais, d’après Reza, les plaignants de l’affaire Djakarta feront effectivement appel car seule une partie de leur action en justice a été acceptée.

Alors que la privatisation des services d’eau était considérée comme contrevenant à la constitution et portant atteinte aux droits de l’homme à l’accès à l’eau, la Cour n’a pas proposé de « disposition légale » permettant de redonner à l’Etat le contrôle au nom de la protection de ces droits.

Cela ne signifie pas pour autant que Reza n’a pas apprécié le verdict.

« C’est la première fois qu’un tribunal indonésien annule un contrat pour cause de transformation des sociétés de distribution d’eau en sociétés commerciales » a-t-il commenté. « C’est énorme pour l’Indonésie et pour le monde. C’est pourquoi il y a des gens partout qui s’intéressent à ce processus. »

Aide de l’étranger

La semaine dernière, la maison d’édition indonésienne Gramedia Pusaka Utama a publié une traduction du livre « Water in Paris, back to the public » (’Eau de Paris, retour au service public), relatant la remunicipalisation de la capitale française et la citant comme exemple pour d’autres villes.

Lors d’une table ronde, David Boys, membre du Conseil Consultatif sur l’Eau et l’Assainissement auprès du Secrétariat Général de l’ONU, a exhorté Djakarta à entamer immédiatement le processus de transition plutôt que d’attendre que la procédure juridique se poursuive.

« L’expérience parisienne nous montre l’importance de l’optimisation du temps entre la décision politique et la mise en œuvre effective de la gestion publique » a-t-il commenté. « Ce temps est crucial afin d’assurer la réussite de votre gestion publique et de permettre un service continu. »

Il a fallu 3 ans à Paris pour effectuer cette transition vers le secteur publique, aussi la ville de Djakarta ne doit en aucun cas perdre de temps, a-t-il ajouté.

Boys a conseillé au gouvernement de mettre en place un comité consultatif chargé de consulter différents groupes à Djakarta, examiner l’achat éventuel des droits de propriété intellectuelle des logiciels nécessaires, déterminer la manière d’acquérir les biens et les services – habituellement, les compagnies privées choisissent leurs fournisseurs uniques parmi leurs propres filiales en utilisant des mécanismes de prix de transfert opaques afin d’augmenter leurs profits, au lieu de lancer des appels d’offres ouverts – etc.

Il est très important que les hommes politiques comprennent qu’en ramenant les services de l’eau dans le giron de l’état, on n’envoie pas un message négatif aux investisseurs » a affirmé Boys. « On n’est pas en train de dire que l’Indonésie n’accueillera plus les investisseurs. »

« Aux Etats Unis, pays le plus accueillant vis-à-vis des investisseurs, l’eau est rapidement en train d’être ramenée entre les mains des services publiques. »

« Le message qu’on envoie en prenant cette décision est que l’on subviendra aux besoins de tous nos citoyens, les riches comme les pauvres, et que l’accès universel à des services publics clés comme l’eau et l’assainissement, ainsi que la santé et l’éducation n’est pas seulement un droit de l’homme mais est véritablement une condition préalable à l’opération efficace du secteur privé. »

Le Programme des Nations unies pour les établissements humains (ONU-HABITAT) dirige un réseau mondial d’accords soutenus par des pairs et à but non lucratif entre les opérateurs publics du secteur de l’eau, dans le but d’habiliter les municipalités à s’entraider à travers les partenariats public-public.

Les services publics d’approvisionnement en eau peuvent ainsi, par exemple, partager gratuitement les technologies au lieu de verser aux consultants des centaines de dollars de l’heure, ou bien partager le fardeau du personnel dans la répartition de leurs heures de travail.

A la fin de la table ronde, Boys s’est penché vers le Ministre des travaux publics, Basuki, lequel participait aussi à la discussion, et a déclaré qu’il avait déjà consulté des responsables à Paris ainsi qu’à Buenos Aires, capitale de l’Argentine, à propos du rôle consultatif que ceux-ci pourraient jouer.

« Tout le monde est prêt à aider l’Indonésie » a indiqué Monsieur Boys au Ministre, qui acquiesça du chef.

Aller de l’avant

Le plan envisagé par Kruha est d’organiser des consultations publiques afin d’élaborer son propre projet de loi d’ici la fin du mois prochain. Ce processus a commencé le weekend dernier lorsque Kruha organisa un dialogue national à Yogyakarta.

Wijanto Hadipuro, qui prit la parole lors de ce dialogue, a décrit la décision de la Cour Constitutionnelle « comme le point de départ vers un retour à l’esprit de la constitution » dont l’Article 33 stipule que les ressources naturelles du pays, y compris son « eau … seront sous le contrôle de l’Etat et exploitées au plus grand bénéfice des habitants. »

Il a déclaré que la nouvelle loi devrait puiser son inspiration dans la législation sud africaine et française et que « le droit à l’accès à l’eau et la fonction sociale de l’eau devrait être » la « considération primordiale de cette loi. »

« Je ne pense pas que le gouvernement indonésien se rende compte que ces actions constituent la fin de projets tels que MIFEE » a-t-il indiqué, en faisant référence à l’Agence pour l’Alimentation et l’Énergie Intégrées de Merauke (Merauke Food and Energy Estate), un mégaprojet controversé dans la province de la Papouasie, « mais il faut espérer que le gouvernement réalisera que cette annulation est en faveur du programme Nawacita de Jokowi, (contribuant à) la sécurité alimentaire et énergétique du peuple de l’Indonésie. »

Reza a affirmé avoir entendu dire que des entreprises privées du secteur de l’eau exerçaient de fortes pressions sur le gouvernement afin de protéger leurs intérêts.

Si le décret du Ministère des Travaux Publics défie l’esprit du jugement de la Cour Constitutionnelle, a-t-il a déclaré, Kruha intenterait un procès.

Etant donné la réalité de la corruption en Indonésie dont les hommes politiques sont très souvent « ouverts à toute offre de gratification, » les craintes de Reza ne seraient pas infondées, a dit Keith Loveard, analyste des risques basé à Djakarta auprès de la société Concord Consulting.

« Disons qu’il y a un certain intérêt – je ne suis pas en train d’accuser Danone, par exemple, de vouloir monopoliser l’eau en raison de sa propriété de la société Aqua. Mais ce serait une tendance naturelle pour toute entreprise privée de vouloir garantir son approvisionnement en eau » a expliqué Monsieur Loveard.

Une secrétaire des bureaux d’Aqua a dit que la directrice de l’entreprise, Johanna Staude, était l’unique personne en mesure de discuter de cette affaire, mais qu’elle n’était pas disponible.

SUEZ Environnement, le géant français des services publics qui détient une participation majoritaire dans Palyja, semble déterminé à garder sa concession.

« La décision de justice ne peut pas être exécutée tant que nous faisons appel, et nous ferons appel dans un premier temps, et à un plus haut niveau s’il le faut » a déclaré Marie-Ange Debon, Chef des opérations internationales de Suez, a l’agence de presse Reuters la semaine dernière. « L’histoire est loin d’être terminée. »

Selon Satako Kishimoto, Coordinateur du projet Water Justice (Justice de l’Eau) du Transnational Institute, si les entreprises venaient à s’opposer à la décision du tribunal, ils devront faire face à une campagne de grande envergure, tout particulièrement en Europe, où le mouvement de la justice de l’eau est le plus concentré.

La Banque asiatique de développement (BAsD) qui a accordé un prêt de 38 millions de dollars à Palyja en 2007, a indiqué l’année dernière –quand Djakarta discutait du rachat possible de la société –que « si un changement de contrôle avait lieu, nous supposons qu’il aurait lieu suivant l’accord de concession existant » et que la Banque devrait « se sentir en confiance » avec les nouveaux actionnaires. Tout comme la Banque Mondiale, la BAsD encourage les partenariats public-privé dans le cadre de sa stratégie globale.

La BAsD s’est refusée à tout commentaire sur les récents jugements, autre que celui de dire qu’elle « continuerait à encourager la coopération dans le secteur à travers les partenariats public-privé. »

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